jeudi 21 janvier 2010

Diadoques, Scholarques et Exégètes



Après l'époque des Royaumes hellénistiques, les grandes écoles philosophiques de Platon (Académie), d'Aristote (Lycée péripatéticien), des Stoïciens, des Sceptiques et des Epicuriens finirent par disparaître au Ie siècle avant notre ère, soit par dissolution interne en courants divers, soit par influences réciproques qui rendaient parfois leurs différences plus floues (les Nouveaux Académiciens étaient des sceptiques et le matérialisme des Stoïciens influença aussi certains Péripatéticiens). Mais le déclin était aussi politique : les deux capitales intellectuelles d'Athènes et d'Alexandrie furent absorbées dans l'Empire romain et les philosophes qui servaient les Rois héritiers d'Alexandre allèrent servir les familles patriciennes romaines (le dernier tyran d'Athènes, Aristion/Athenion, fut soit aristotélicien, soit épicurien).

L'humanité ne s'est peut-être jamais vraiment remise d'avoir eu deux philosophes fondateurs aussi incroyablement géniaux que Platon et Aristote. Pendant des siècles, la philosophie faillit même se réduire à un débat dans les marges entre ces deux géants. Philosopher n'aurait plus été chercher la vérité que par l'exégèse ou la glose de ces deux oeuvres opposées.

C'est donc la période des "Grands Commentateurs" (et tout le Moyen-Âge en sera une extension jusqu'à la rupture de Descartes).

A la fin du IIe siècle de notre ère, sous l'Empereur Septime Sévère, Alexandre d'Aphrodise va faire revivre (à Athènes ou à Alexandrie ?) le commentaire d'Aristote en étant attentif aux différences avec Platon (Alexandre est même qualifié de quasiment "matérialiste", il insiste sur la mortalité de l'âme, l'intellect "matériel" qui reçoit les formes mourant avec le corps alors que l'intellect "producteur" est identifié au Dieu séparé).

Dans le sens inverse, le mouvement le plus vivant est les Néo-Platoniciens qui commentent aussi Aristote soit pour le critiquer comme une version simple d'introduction à Platon, soit au contraire dans la théorie dite "concordataire", pour montrer que le Stagyrite ne pouvait qu'être d'accord avec son maître.

  • Retour à Platon à Rome


  • Au IIIe siècle, le Néo-Platonisme est surtout à Rome même avec notamment Plotin (204-270, il avait été formé à Alexandrie) puis le Phénicien Porphyre (234-305). Ces Néo-Platoniciens n'allaient pas encore jusqu'à la théorie de "l'accord secret" entre Platon et Aristote (Aristote étant jugé toujours comme une approximation inférieure à son maître), mais Porphyre se montrait parfois aussi un "Néo-Aristotélicien" en même temps qu'un Néo-Platonicien (c'est l'Isagogè, "Introduction aux Catégories" par Porphyre qui va introduire toute la logique pendant des siècles, poser le premier le problème médiéval des Universaux et c'est son Arbre qui sera projeté ensuite rétrospectivement sur Aristote, malgré les écarts). Plotin et Porphyre vénèrent Platon mais ils ne vont pas encore jusqu'au mysticisme "sectaire" de ce qui va devenir ensuite le Néo-Platonisme.

  • Les Génies du paganisme


  • En effet, dans sa lutte contre les Chrétiens et surtout contre leurs frères ennemis les Gnostiques, qui mélangeaient hardiment Christianisme et diverses "révélations" sacrées (Orphisme, Pythagorisme, Oracles chaldéens, Hermétisme magique alexandrin), le Néo-Platonisme après Porphyre va évoluer dans une direction nettement plus religieuse. Porphyre va donc lutter sur deux fronts, contre le Christianisme qui commence à devenir dominant et contre son élève syrien Jamblique (245-325), qui est directement influencé par les pratiques supersitieuses dans le culte aux divers dieux, anges, démons et demi-dieux (la "Théurgie", qui va aussi influencer le Christianisme via le Pseudo-Denys l'Aréopagite). Jamblique, plein des Mystères des Temples égyptien, tire la théorie de l'Intuition intellectuelle vers une Inspiration supra-rationnelle. L'Un de Plotin et de Porphyre va être accompagné de myriades d'émanations et divinités.

    C'est un Athénien qui se disait disciple de Jamblique, Plutarque (350-430 - pas le célèbre écrivain prêtre d'Apollon du Ier siècle), qui refonde "l'Académie" dans la cité d'origine cinq siècles après sa disparition.

    Il faut dire que le contexte avait pu paraître plus favorable avec l'arrivée du dernier Empereur païen Julien (dit "l'Apostat"), qui retenta vainement une ultime restauration du Polythéisme en 355-363 avant de périr en Perse.

    Les persécutions des polythéistes reprennent vite et la mathématicienne Hypatia, exécutée à Alexandrie en 415 (et qui est le sujet du film Agora) en sera une première martyr (et quelques années après, l'un des derniers Empereurs, Anthemius, polythéiste en privé, n'osera même plus imiter Julien dans son espoir de Restauration face au pouvoir chrétien).

    Alors que l'Empire romain d'Occident s'écroule au Ve siècle, la seconde Académie d'Athènes est dirigée par Proclus le "Diadoque" (412-485), prêtre de la Déesse Athéna, qui écrivit les plus célèbres commentaires de Platon. Lorsque le Temple d'Athéna est fermé, Proclus fait alors le rêve que son enseignement sera le dernier sanctuaire des idoles (et on pense que le Pseudo-Denys qui introduisit les hiérarchies angéliques et la théologie négative aurait été un disciple de Proclus).

  • Le Crépuscule des Exégètes


  • En 515, c'est à nouveau un Syrien, Damascius (458-538) qui va devenir le dernier "Scholarque" de l'Académie et à cette époque Ammonius (440-520) dirige l'école à Alexandrie.

    Les Néo-Platoniciens vont fournir à cette époque deux des commentateurs les plus importants à la Physique d'Aristote : Simplicius (490-560) à Athènes et Jean Philopon (490-570). Ils ne se sont pas connus personnellement mais ils se sont affrontés par leurs écrits.

    Simplicius, élève de Damascius, est essentiel par ses citations nombreuses d'auteurs anciens que nous aurions perdus sans ses gloses. Il a tendance à replatoniser Aristote et à se montrer condescendant contre les "ignorants" (sc. les Chrétiens) qui décèlent une contradiction entre les deux philosophes. Dès qu'Aristote polémique contre Platon (et même contre Parménide), Aristote a simplement manqué de clarté ou bien ce n'est que dans un usage didactique pour préparer à la doctrine plus ésotérique de Platon [c'est un peu le parti inverse de celui de Werner Jaeger dans Aristoteles: Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung pour qui Aristote n'est platonicien que dans les passages où il n'a pas encore atteint sa maturité].

    Jean Philopon a l'originalité d'être un Chrétien, qui va donc rompre avec les autres Commentateurs et cette singularité en fait aussi un critique d'Aristote bien plus radicale, qui propose notamment une défense du vide et une théorie de la force qui dépasse la "dunamis" aristotélicienne et est considérée comme importante dans le développement de la mécanique médiévale et galiléenne. Philopon révise aussi la théorie aristotélicienne de la Matière en remplaçant la "matière première" inconnaissable (pure "puissance") par un corps étendu, tri-dimensionnel (inspiré de concepts stoïciens). Contrairement aux Néo-Platoniciens de la période, il n'essaye pas de lisser les conflits entre Aristote et les "Amis des Idées".

    En 529, Jean Philopon rend public sa rupture avec les "Philosophes". Il publie une réfutation Contre Proclus sur l'éternité du monde, pour défendre la nécessité rationnelle d'une Création, et la même année l'Empereur Justinien intensifie les persécutions contre les polythéistes (qui étaient déjà interdits de nombreux postes) et ferme définitivement la nouvelle Académie d'Athènes (qui n'avait donc été refondée que depuis un siècle).

    Simplicius et Damascius s'enfuient pour un temps vers l'Empire perse et Philopon passera de la philosophie vers la théologie chrétienne (ses écrits seront interdits après sa mort pour "Trithéisme" dans sa lecture de la Trinité). C'est chez le Roi sassanide Chosroès que Simplicius rédige son Commentaire à la Physique et ses réponses polémiques contre Philopon (le Shāh mazdéiste dénonce alors dans des lettres les persécutions contre les religions anciennes - il était lui-même le fils du Roi-Philosophe mazdakiste Kavadh).

    Certains ont imaginé toute une Odyssée des manuscrits grecs d'Athènes vers l'Orient (et retour ensuite vers l'Occident). Des Néo-Platoniciens seraient ensuite allés vers Carrhae (Harran, Syrie) où ils auraient influencé la religion sabéenne astrolâtre, mais les données sont très fragiles (surtout si certains Néo-Platoniciens revinrent ensuite vers l'Empire byzantin et ne restèrent pas à la Cour des Rois perses).

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