La série Ex Machina sur un superhéros maire de New York fut créée par le scénariste Brian Vaughn et le dessinateur Tony Harris en 2004 en pleine campagne de réélection de George Bush alors que John Kerry était trainé dans la boue pour ses médailles au Vietnam. Le numéro 50 vient donc après 6 ans d'une narration non-linéaire commencée sous le premier mandat de Bush et achevée sous celui d'Obama.
Quand la série a commencé, je la prenais pour une sorte de réhabilitation à contre-courant de l'idéalisme politique, plus proche de The West Wing de Sorkin que du sitcom Spin City. Le héros, Mitchell Hundred, est un ingénieur civil de New York né en 1968 (soit 8 ans de plus que Vaughn), formé par une mère de gauche, marqué par une partie des années 60 (même s'il est bien plus centriste que sa hippie de mère). Il acquiert le pouvoir de contrôler télépathiquement les machines. Il va réussir à sauver une des Deux Tours Jumelles en 2001 et sera maire de la New York (avant de démissionner en cours de mandat en 2005).
Le premier numéro paru en 2004 commençait vers 2008 par l'annonce que le mandat municipal de Hundred (de 2002 à 2005) serait en un certain sens une catastrophe ou du moins que tout allait mal finir.
L'habileté de Vaughn est de nous prévenir depuis le début que ce serait une tragédie et de réussir quand même à nous surprendre dans le dénouement qui ressemble presque à un retournement sinistre, pire que ce je prévoyais.
Hundred a d'ailleurs un commentaire méta-textuel dès le début de ce numéro 50 :
"Si vous suivez une histoire jusqu'à sa vraie conclusion, vous obtenez toujours le même résultat. Le regret. La peine. Le sentiment d'avoir perdu quelque chose.
C'est pourquoi j'aime les histoires de superhéros.
Mois après mois, ils continuent. Quelles que soient les choses terribles qui arrivent, vous savez qu'il y aura toujours une autre chance pour que les torts soient rétablis.
Sans un dernier acte, ces histoire ne peuvent jamais devenir des tragédies.
J'imagine que c'est pourquoi on les appelle des "comics"."
Au contraire, Ex Machina se permet (comme Watchmen ou Sandman) une résolution qui accentue le malaise face à l'Eternel Retour du genre superhéroïque.
Sandman se terminait par les Erinyes vengeant le sacrifice bienveillant du Fils en suicide assisté, Ex Machina est en un sens un Parricide qui restera impuni et sans aucune Némésis divine, comme si chaque génération devait tuer ses rêves d'enfance en tuant ses parents.
Vaughn a réussi admirablement à retomber sur ses pieds, car il ne pouvait pas deviner en 2004 cette chute-là, qui ne peut prendre son amertume ironique qu'après les événements de 2008 et l'Amérique de Sarah Palin.
Il a réussi une métaphore politique mais le message est bien plus désenchanté et cruel que l'habituel anti-parlementarisme : nous avions investi beaucoup dans le prétendu idéalisme de Mitchell Hundred (même quand il se présentait en Indépendant centriste au-dessus des Partis) et la fin est une chute morale qui rétroactivement est entièrement cohérente (relisez notamment les épisodes #36-39 sur la Convention républicaine de 2004).
Certes, cet ultime numéro n'est pas parfait. Malgré le numéro double de 48 pages, cela semble parfois un peu précipité et le fétichisme du numéro 50 a peut-être un peu rempli ce numéro après des années d'épisodes à la narration plus décompressée. Le rythme d'ensemble sur 50 numéros ne constituera peut-être pas un rythme entièrement satisfaisant (notamment dans les épisodes de science-fiction sur les autres "Membranes" dimensionnelles qui détonnaient dans le réalisme de la série).
Comme la plupart des comics US, c'est encore une "subversion" du genre du superhéros et encore une fois sur la même métaphore de la Sentence de Lord Acton (comme la plupart des comics depuis au moins 25 ans). Mais peut-on encore parler de subversion quand la parodie inversée a été absorbée dans le genre initial ?
Mais ici, on n'a pas seulement l'individu héroïque qui abuse de son pouvoir surnaturel comme analogue de la corruption politique (métaphore de Squadron Supreme, Watchmen, Civil War, etc). Il s'agit ici de l'individu héroïque qui semble renoncer à son pouvoir surnaturel pour être corrompu par le pouvoir politique "mondain".
Alan Moore a dénoncé un jour dans le superhéros comme Genre essentiellement américain le mythe d'une action toute puissante des USA sans aucune conséquence (la Doctrine "Zéro mort" de l'attaque disproportionnée ou des bombardements aériens). Il s'agit donc ici de rappeler les dommages collatéraux contre l'hubris superhéroïque, le tragique dans les illusions de l'épique. Il y a bien des conséquences pour quelques-uns.
Avoir suivi le narrateur si sympathique de l'intérieur tout en nous dissimulant en fait une partie de ses actions a été un des meilleurs subterfuges de manipulation de ce twist final. L'effet est donc un effroi sans catharsis, une distanciation sur ce que nous attendions chez Hundred. Il n'était pas ce pur héros, il ne cessait de nous répéter qu'il fallait des compromis avec la grise prose du monde et c'est nous qui projetions cette image naïve du "Deux Ex Machina". Le récit est donc sur notre tendance à nous faire du cinéma sur ces personnalités. Toute l'illusion d'idéalisme est délavée dans l'opportunisme. Le héros providentiel nous prévenait depuis le début que "la Société est un Grand Mécanisme" (selon une expression de Thomas Jefferson) mais il finit en rouage deshumanisé.
L'effet de désillusion est d'autant plus violent qu'on a pu croire longtemps à une maxime plus simple, presque Capraesque (je m'attendais plus à du doux-amer comme Mr Smith au Sénat) ou bien digne de l'héroïsation de The West Wing.
Cette fin s'accomode plus de la retombée dépressive de l'Obamania ("Yes, We Can! — But Should We?") que de l'enthousiasme passager d'optimisme en 2008.
Mais en un sens, la morale demeure très traditionnelle dans la fiction américaine : la méfiance envers la politique et sa destruction de la Conscience morale, quelles que soient les intentions de départ ou les éventuels effets positifs.
Hundred est sans aucun doute un patriote sincère et il n'y a pas que machiavellisme quand il agite l'Etendard pour justifier ses actions. Pourtant, on ne peut douter qu'il a perdu à la fin devant la simple volonté de pouvoir.
Ouf ! J'ai réussi à parcourir l'article sans me faire spoiler, vu que l'édition française est bien en retard sur l'US alors que le fascicule est électroniquement disponible depuis quelques jours !
RépondreSupprimerSans rien retirer à la haute volée éditoriale de ton blog, je me demandais comment faisaient tous ces BD-blogueurs pour acheter, lire et commenter tout tout le temps, et la réponse me déçoit un peu : manifestement, ils font comme moi, ils les volent !
http://jesuisunetombe.blogspot.com/2010/01/xtc-nonsuch-1992.html
Cela va finir par devenir un vrai problème pour les comic books et surtout pour les distributeurs. Je ne suis pas encore passé au comic book en ligne (même légal) en dehors de quelques Webcomics comme Order of the Stick ou Crimson Dark. Mais on me dit qu'on s'y habitue très vite. Il y a des sites où on a la totalité d'une série en un seul clic.
RépondreSupprimerEn revanche, il m'arrive de télécharger des jeux de rôle épuisés. Wizards of the Coast a arrêté de commercialiser ses pdf de vieux produits pour qu'ils ne circulent pas mais cela a eu exactement l'effet inverse pour moi: je les achetais légalement et je télécharge maintenant des scans puisqu'ils ne sont plus disponibles autrement.
J'apprends un peu tard que la seconde moitié de Ex Machina ne sera ni traduite ni distribuée en France. Ce n'est pas une bonne raison pour les télécharger illégalement, mais aller brûler des pneus devant Panini m'apparaît tout aussi bête. Je crois que les amateurs de comics purs et durs continueront d'acheter, attachés qu'ils sont à l'objet-papier, le téléchargement, légal ou non, permettant de repérer les sorties intéressantes. J'en veux pour preuve une des morts tragiques de la 5ème saison de 6 Feet under, où un vieux geek meurt écrasé par son armoire de comics. (c'est une preuve par l'absurde)
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