A la fin de sa vie, dans les années 1700, Godefroid Guillaume Leibniz écrit dans son commentaire à Locke dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain IV, 16 (GP V, p. 443-444) une sorte de prophétie devant la mort de Dieu qu'il associe à un déclin de "l'Esprit Public" :
« Ce qu'on a le plus de droit de blâmer dans les hommes, ce n'est pas leur opinion, mais leur jugement téméraire à blâmer celle des autres, comme s'il fallait être stupide ou méchant pour juger autrement qu'eux ; ce qui, dans les auteurs de ces passions et haines, qui les répandent parmi le Public, est l'effet d'un esprit hautain et peu équitable, qui aime à dominer et ne peut point souffrir de contradiction. Ce n'est pas qu'il n'y ait pas véritablement du sujet bien souvent de censurer les opinions des autres, mais il faut le faire avec un esprit d'équité, et compatir avec la faiblesse humaine. Il est vrai qu'on a le droit de prendre des précautions contre de mauvaises doctrines, qui ont de l'influence dans les mœurs et dans la pratique de la piété : mais on ne doit pas les attribuer aux gens à leur préjudice sans en avoir de bonnes preuves. Si l'équité veut qu'on épargne les personnes, la piété ordonne de représenter où il appartient le mauvais effet de leurs dogmes, quand ils sont nuisibles, comme sont ceux qui vont contre la providence d'un Dieu parfaitement sage, bon et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les rend susceptibles des effets de sa justice, sans parler d'autres opinions dangereuses par rapport à la Morale et à la Police.
Je sais que d'excellents hommes, et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques ont moins d'influence dans la pratique qu'on ne pense, et je sais aussi qu'il y a des personnes d'un excellent naturel, que les opinions ne feront jamais rien faire d'indigne d'elles : comme d'ailleurs ceux qui sont venus à ces erreurs par la spéculation, ont coutume d'être naturellement plus éloignés des vices, dont le commun des hommes est susceptible, outre qu'ils ont soin de la dignité de la secte où ils sont comme des chefs ; et l'on peut dire qu'Epicure ou Spinoza par exemple ont mené une vie tout à fait exemplaire. Mais ces raisons cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs, qui se croyant déchargés de l'importune crainte d'une providence surveillante et d'un avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales, et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres ; et s'ils sont ambitieux et d'un naturel un peu dur, ils seront capables pour leur plaisir ou leur avancement de mettre le feu aux quatre coins de la terre, comme j'en ai connus de cette trempe que la mort a enlevés.
Je trouve même que des opinions approchantes s'insinuant peu à peu dans l'esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres, et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l'Europe est menacée, et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde des sentiments généraux des Grecs et des Romains, qui préféraient l'amour de la patrie et le bien public à la fortune et même à la vie.
Ces "Public Spirits", comme les Anglais les appellent, diminuent extrêmement et ne sont plus à la mode ; et ils cesseront davantage quand ils cesseront à être soutenus par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne.
Les meilleurs du caractère opposé n'ont plus d'autre principe que celui qu'ils appellent de l'honneur. Mais la marque de l'honnête homme et de l'homme d'honneur chez eux est seulement de ne faire aucune bassesse comme ils la prennent. Et si pour la grandeur, ou par caprice, quelqu'un versait un déluge de sang, s'il renversait tout sens dessus dessous, on compterait tout cela pour rien, et un Hérostrate des anciens ou bien un Dom Juan dans le Festin de Pierre passerait pour un Héros. On se moque hautement de l'amour de la patrie, on tourne en ridicule ceux qui ont soin du Public, et quand quelque homme bien intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : alors comme alors !.
Mais il pourra arriver à ces personnes d'éprouver eux-mêmes les maux qu'ils croient réservés à d'autres. Si l'on se corrige encore de cette maladie d'esprit épidémique dont les mauvais effets commencent à être visibles, ces maux peut-être seront prévenus ; mais si elle va croissant, la providence corrigera les hommes par la révolution même qui en doit naître ; car quoi qu'il puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout du compte quoique cela ne doive et ne puisse arriver que par le châtiment de ceux qui ont contribué au bien par leurs actions mauvaises. »
Je sais que d'excellents hommes, et bien intentionnés soutiennent que ces opinions théoriques ont moins d'influence dans la pratique qu'on ne pense, et je sais aussi qu'il y a des personnes d'un excellent naturel, que les opinions ne feront jamais rien faire d'indigne d'elles : comme d'ailleurs ceux qui sont venus à ces erreurs par la spéculation, ont coutume d'être naturellement plus éloignés des vices, dont le commun des hommes est susceptible, outre qu'ils ont soin de la dignité de la secte où ils sont comme des chefs ; et l'on peut dire qu'Epicure ou Spinoza par exemple ont mené une vie tout à fait exemplaire. Mais ces raisons cessent le plus souvent dans leurs disciples ou imitateurs, qui se croyant déchargés de l'importune crainte d'une providence surveillante et d'un avenir menaçant, lâchent la bride à leurs passions brutales, et tournent leur esprit à séduire et à corrompre les autres ; et s'ils sont ambitieux et d'un naturel un peu dur, ils seront capables pour leur plaisir ou leur avancement de mettre le feu aux quatre coins de la terre, comme j'en ai connus de cette trempe que la mort a enlevés.
Je trouve même que des opinions approchantes s'insinuant peu à peu dans l'esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres, et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l'Europe est menacée, et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde des sentiments généraux des Grecs et des Romains, qui préféraient l'amour de la patrie et le bien public à la fortune et même à la vie.
Ces "Public Spirits", comme les Anglais les appellent, diminuent extrêmement et ne sont plus à la mode ; et ils cesseront davantage quand ils cesseront à être soutenus par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne.
Les meilleurs du caractère opposé n'ont plus d'autre principe que celui qu'ils appellent de l'honneur. Mais la marque de l'honnête homme et de l'homme d'honneur chez eux est seulement de ne faire aucune bassesse comme ils la prennent. Et si pour la grandeur, ou par caprice, quelqu'un versait un déluge de sang, s'il renversait tout sens dessus dessous, on compterait tout cela pour rien, et un Hérostrate des anciens ou bien un Dom Juan dans le Festin de Pierre passerait pour un Héros. On se moque hautement de l'amour de la patrie, on tourne en ridicule ceux qui ont soin du Public, et quand quelque homme bien intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : alors comme alors !.
Mais il pourra arriver à ces personnes d'éprouver eux-mêmes les maux qu'ils croient réservés à d'autres. Si l'on se corrige encore de cette maladie d'esprit épidémique dont les mauvais effets commencent à être visibles, ces maux peut-être seront prévenus ; mais si elle va croissant, la providence corrigera les hommes par la révolution même qui en doit naître ; car quoi qu'il puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général au bout du compte quoique cela ne doive et ne puisse arriver que par le châtiment de ceux qui ont contribué au bien par leurs actions mauvaises. »
Je croyais que c'était d'Holbach qui avait introduit la métaphore de la religion comme une "contagion sacrée" mais ici, Leibniz utilise l'expression épidémiologique pour parler de l'essor nouveau de la pensée libertine.
Ironiquement (et le début du texte est en partie une apologie personnelle), comme Leibniz n'allait pas à l'église et refusa même l'extrême onction ("il demanda à être laissé en paix car, n'ayant jamais porté préjudice à autrui, il n'avait rien à confesser"), on l'a soupçonné de dissimulation en la matière. Le lien entre morale et religion est traditionnel mais ici Leibniz y ajoute un lien avec la vie publique. Cela paraît étonnant et même contestable, comme au contraire ce fut la pensée moderne "républicaine" (de Montesquieu à Rousseau) qui restaura la primauté du politique tout en attaquant les dogmes des religions organisées. Mais cette annonce enfiévrée à la fin du Grand Siècle d'une Révolution à venir venue des libertins a un éclair oraculaire. Lorsque Nietzsche ne cesse d'annoncer cent quatre-vingt ans après des bouleversements à venir en Europe, il reprend le même diagnostic mais avec plus de joie.
Merci beaucoup pour ce texte !
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