jeudi 3 novembre 2011

Il gran rifiuto


Dans un passage obscur de l'Enfer (écrit vers 1307-1320) de Dante au Chant III, au bord du fleuve Achéron, le poète voit dans l'Antinferno (le Vestibule des "Indolents"), l'ombre de "celui qui a fait par lâcheté le Grand Refus".

Poscia ch’io v’ebbi alcun riconosciuto,
vidi e conobbi l’ombra di colui
che fece per viltade il gran rifiuto.

Les Indolents de l'Antichambre de l'Enfer sont ceux qui n'ont pas eux-même directement commis le Péché mais l'ont laissé faire par leur inaction ou leur refus d'agir. Plusieurs interprétations ont été proposées pour cette ombre anonyme qui a renoncé par "couardise". Il y a même une entrée entière dans le Wiki italien sur ce seul vers, "Che fece per viltade il gran rifiuto". La solution la plus adoptée déjà par les contemporains de Dante (et même donnée explicitement par ses enfants) est le Pape Célestin V.

Pietro Angeleri ou Pierre de Morrone (1209-1296) était un moine bénédictin d'origine très modeste et connu pour sa dévotion. Vivant comme un ermite, il aurait beaucoup critiqué lors des Conciles les Conclaves pontificaux qui conduisaient à des crimes de "simonies" et il avait défendu la pauvreté de son ordre monastique. En avril 1292, le Pape Nicolas IV meurt et commence un Inter-règne de deux ans où le Conclave échoue à trouver un successeur (peut-être parce que les cardinaux font monter les enchères. Le roi de Naples Charles le Boîteux exige une solution et convoque le moine Pietro qui sera finalement élu Pape en juillet 1294, à l'âge de 85 ans, sous le nom de "Célestin V" (on n'avait pas besoin d'être Cardinal à cette époque). Son pontificat sera bref, cinq mois et le moine se juge vite dépassé par sa charge, soit par humilité soit pour d'autres raisons, comme par exemple des pressions de la Curie.

En décembre 1294, Célestin V abdique. Un nouveau Conclave élit Boniface VIII, qui mettra d'ailleurs le moine en quasi-détention après son renoncement, et qui fait déclarer les Petits Frères (faction des Franciscains) hérétiques dans leur défense de la Pauvreté. Pierre de Morrone meurt deux ans après (et il paraît que dans les théories du complot du genre Dan Brown, il est mort empoisonné). A cette époque, le roi de France Philippe le Bel fut en conflit direct avec Boniface VIII, et il l'avait même fait emprisonner à son tour, ce qui causa sans doute sa mort en 1303. Philippe IV demanda la canonisation de l'humble Célestin V et c'est le Pape français Clément V qui en fait un Saint en 1313, soit à l'époque même où Dante écrit sa Divine Comédie.


Même si Pétrarque à cette époque puis Boccace défendent Saint Célestin V, le Pape Renonçant, et sa grande Humilité contre l'accusation de lâcheté, Dante l'aurait jugé (au moins indirectement) coupable parce qu'il se serait laissé convaincre par le futur Boniface VIII (mais d'autres pensent que le Grand Refus serait la figure de Ponce Pilate se lavant les mains). C'est pourquoi les représentations montre cette ombre avec cette Tiare qu'il a abandonnée.

Les journalistes italiens, qui sont plus nourris au lait de la Divine Comédie que nous, ont vu dans le film Habemus Papam de Nanni Moretti une allusion directe à ce Pape Célestin V (il y eut un autre Pape qui abdiqua, Grégoire XII, en 1415, pour essayer de mettre fin au Grand Schisme d'Occident au Concile de Constance).


Mais bien sûr le contexte est complètement différent.

Pierre de Morrone abdique à 85 ans après plusieurs mois parce qu'il veut revenir à une vie de moine. Le Pape français Melville (Michel Piccoli) dans le film n'a pas de doute dans sa foi mais il semble avoir plutôt une dépression, un péché de Désespérance (l'Espérance étant une Vertu théologale). Cela ne le pousse pas vraiment vers l'ascèse monastique, même s'il parle d'un retour à l'anonymat. Au contraire, Melville regrette surtout une vie possible du Théâtre (comme Wojtyla avait failli aller vers une vie d'acteur quand il était jeune en Pologne). Même le rituel séculaire est saisi par la société du Spectacle et nous ne concevons plus le Pontife, comme un Président, que comme des Comédiens portant des masques (d'où aussi ce championnat de volley entre les Cardinaux, qui reprend toute la thématique du sport comme tentative de communauté de substitution après la mort des Eglises et des Partis). Le film tourne autour de la simple réduction "psychologique" mais il se moque aussi en partie du Roman familial freudien en laissant un mystère derrière cette grande fatigue de l'occident et ce Grand Refus.

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