mardi 3 juillet 2012

Thériomorphes



Le Renard, le Lièvre et l'Ours



Juste après la Seconde Guerre mondiale, le dessinateur et animateur Kenneth B. Anderson (1909 – 1993) avec un studio d'autres animateurs (le nom du producteur importe peu) avait déjà participé à une adaptation des histoires d'Uncle Remus (réunies par J.C. Harris dans la communauté noire de Géorgie après la Guerre de Sécession), Song of the South (1946). Dans un des épisodes, "B'rer Rabbit", le petit Trickster Frère Lapin abuse le grand Trickster Frère Renard et la force brute de Frère Ours. Autrement dit, la Μῆτις sans Force est plus forte que la Force et même plus forte que la Μῆτις appuyée par la Force.

Dans tous les mythes mondiaux, il y a peu de figure aussi universelle que celle du Trickster, "le Fripon" rusé, notamment le Renard (comme Renart le Goupil qui a donné son nom propre - mais avec un D - à l'espèce dans notre langue). Le Trickster est toujours un personnage ambigu : il est à la fois la Ruse qui l'emporte sur la Force mais aussi la Ruse si douée dont les tours finissent souvent par se retourner contre elle-même. L'Abuseur finit aussi abusé.

Ken Anderson avait cherché un moyen de prendre Renart comme héros d'un dessin animé mais son producteur (un célèbre producteur dont peu importe le nom, même s'il est toujours mis avant les scénaristes, réalisateurs et dessinateurs qui ont créé les films) trouvait le personnage trop peu sympathique, un "anti-héros" trop subversif pour être au centre d'un film. En 1960, Ken Anderson avait proposé (raconte Wade Sampson) avec Marc Davis une solution où le héros de l'histoire serait le Coq Chantecler à la place de Frère Lapin. Mais le dessin animé ne se fit pas parce qu'un héros gallinacée n'avait pas convaincu.

Ken Anderson revint donc avec une meilleure idée, reprendre Renard mais en Fripon sympathique en le fusionnant avec le mythe de Robin des Bois. Ainsi, Renart serait à la fois un voleur et un héros protégeant le Poulailler au lieu de dévorer les petits lapins. Et même Frère Ours, au lieu d'être un gros balourd comme dans le conte d'Uncle Rémus, devenait le personnage plus sympathique de "Petit Jean" (en une reprise directe du Baloo du Livre de la Jungle, 1967). Même Chantecler fut repris, mais comme Barde narrateur, Hermeline en Lady Marianne, un Loup en Sheriff de Nottingham, un Blaireau en Frère Tuck (ce devait être à l'origine un Porc mais le designer a craint de gêner l'Eglise).

(Pris chez Will Finn, qui a aussi montré que Ken Anderson s'était vraisemblablement inspiré d'illustrations indépendantes de Keith Ward en 1945)


Le dessin animé Robin Hood de 1973 (réalisé par Wolfgang Reitherman d'après le concept de Ken Anderson) est plutôt considéré par les critiques comme un peu "radin" (avec beaucoup d'effets recyclés pour faire des économies) et mal animé. Mais les fans constateront que Wes Anderson en a repris certains aspects (et même une musique, Love) pour son (certes supérieur) film d'animation Fantastic Mr. Fox de 2009.


L'Epée d'Ardenois : Volume 2/4



C'était un long préambule pour mieux entrer dans la bd d'Etienne Willem, L'Epée d'Ardenois.

Willem vit comme animateur (ou plus précisément comme "superviseur storyboard) dans un studio du Bénélux et cette tétralogie de L'Epée d'Ardenois a bien évidemment des clins d'oeil à ces designs de Ken Anderson (même si sa référence francophone principale fut plutôt le Michel Plessix du Vent dans les Saules). Le fait qu'il ne vive pas de la BD mais ait un autre travail explique aussi la longue attente entre les albums. (Par ailleurs Willem, qui a fait des études d'histoire à Liège, est aussi un membre de reconstitution de Légion romaine en Belgique, COHORS SEGUNDA TUNGRORUM comme il le révèle dans cette interview).

L'Epée d'Ardenois est une série médiéval-fantastique/animalière, dans un style entre l'humour enfantin et plus de noirceur, Robin Hood avec un peu de Tolkien.

L'histoire est fondée sur le retour en arrière comme la plupart des héros sont des vétérans un peu usés. Nous sommes Vingt Ans après. Il y a 20 ans, un groupe de cinq aventuriers, le Chevalier Godefroid d'Ardenois (un Chien loyal), Grimbert de Maupertuis (un Renard), Arthus (un Ours), Maugis l'Enchanteur (un Hibou) et une agente secrète nommée seulement "la Fouine" ont réussi à aider le Roi Tancrède l'Ancien à vaincre le maléfique Seigneur Nuhy qui menaçait les Trois Royaumes, le Duché d'Herbeutagne, le Royaume de Bohan et le Comté-évêché de Valdor. Tancrède répartit alors l'Armure Noire de Nuhy entre un Gantelet dans un monastère de Herbeutagne, une Cuirasse en Valdor et d'autres pièces dans le Fort de la Lanterne, au-delà du Mur d'Ambrosius, qui protège le Bohan contre les Skernovites.

Mais après la Guerre contre Nuhy, tout dégénéra. Le fils du Roi Tancrède, Tancrède le Jeune, déçut les cinq compagnons, en faisant exécuter, avec le Comte-Evêque Egbert de Valdor, le Margrave de Guerlande pour hérésie et sorcellerie. Guerlande maudit le Royaume de Tancrède avant de mourir et lança la prophétie que lorsque Nuhy récupérerait les pièces de son armure, il ressusciterait. Les compagnons se disputèrent. Grimbert de Maupertuis rentra dans l'Ordre monastique des Chevaliers Hospitaliers. Ardenois s'isola dans le petit village de Chassenoix.

L'histoire commence quand Ardenois se fait assassiner et que son jeune écuyer, le Lapin Garen de Chassenoix vient avertir le Roi Tancrède. Dans le premier volume, il réunit trois des cinq compagnons, Grimbert, Arthus et la Fouine. Non seulement les forces de Nuhy sont de retour mais en plus les Trois Royaumes sont en guerre larvée et les Skernovites préparent une invasion au-delà du Mur d'Ambrosius.

On aura reconnu de nombreux éléments un peu usés : le Grand Méchant vaincu dans le passé et qui revient comme Sauron grâce à une relique, la Prophétie tirée des Rois Maudits (les Hospitaliers jouant un rôle de Templiers).

Le défaut de l'univers pourrait être le petit nombre d'Etats et pour l'instant la petitesse du monde. Mais j'aime bien le fait que le Roi Tancrède le Jeune (représenté par un Lynx et non un Lion) soit difficile à classer : il n'est pas un cliché, ni le Bon Monarque Parfait, ni le Roi Corrompu. Il pense sérieusement à l'intérêt de son Etat mais devient plus Louis XI que Richard Coeur-de-Lion (qui devait être son père). Le Comte-Evêque Egbert de Valdor est plus caricatural et va sans doute finir en Denethor, cherchant à utiliser la Cuirasse de Nuhy contre Nuhy.

Grimbert ("fils de Reynaert de Maupertuis") est bien entendu nommé en hommage à un autre renard de BD, Armand Raynal de Maupertuis dans De Cape et de Crocs. Dans le Cycle de Renart, Grimbert est le nom d'un Blaireau (et Grimbert tient plus par son embonpoint et son statut de moine du Blaireau Frère Tuck du dessin animé que du svelte Renart - on ne peut plus être et avoir été (dans une scène de la bd, un Moine est un Porc, clin d'oeil peut-être au fait que Ken Anderson n'avait pas pu le faire).

Il y a aussi une influence des Trois Mousquetaires : Grimbert est un peu un vieil Athos sur le retour, alors que l'Ours Arthus serait Porthos (la relation Grimbert-Arthus est à peu près un hommage à Asterix-Obelix), Garen serait d'Artagnan, et la Fouine serait un mélange d'Aramis et de Milady (mais l'intrigue amoureuse étant entre le bourru Arthus et la Fouine, pas avec Grimbert).

L'Epée d'Ardenois a donc une structure plus complexe qu'elle n'en a l'air. Je regrette presque que ce ne soit qu'une série limitée à quatre épisodes, tant j'aurais aimé aller plus loin que la Prophétie assez prévisible. Le petit Garen a au moins un avantage pour l'instant sur le cliché habituel du Jeune Héros : il l'emporte par ses ruses et non pas simplement parce qu'il est l'Elu.



  • Appendices : De Crocs et de Rôle


  • Je ne sais pas si Etienne Willem a été inspiré par la pratique du jeu de rôle, même si cela paraît probable. En revanche, le cas de De Cape et de Crocs est un bon exemple d'une adaptation réussie du jeu dans la bande-dessinée.

    Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou ont raconté comment ils ont à l'origine créé leurs deux séries Garulfo et De Cape et de Crocs à partir de leurs parties de jeu de rôle, et notamment d'un jeu original Contes & Racontars créé par Alain Ayroles.

    Quand ils étudiaient à l'Ecole des Beaux-Arts d'Angoulême à environ 20 ans vers 1986, ils jouaient avec d'autres créateurs de BD : Jean-Luc Loyer, Mazan (Pierre Lavaud), Tiburce Oger ou Turf.

    Le farouche Lope de Villalobos y Sangrin était fondé sur un personnage de Jean-Luc Masbou et Armand Raynal de Maupertuis était inspiré d'un personnage joué par Jean-Yves Gauvers. On les voit jouer ensemble sur le site de leur ancien studio.

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