samedi 4 octobre 2014

Distinguo


Différenciations sans discernement
Une des pires déformations professionnelles des enseignants de philosophie (surtout en France, ce n'est pas vraiment un trait de toute philosophie - je me demande si cela vient de notre Kantisme ou bien de la pratique scolaire depuis Alain) est de croire qu'une distinction conceptuelle peut suffire à régler tous les problèmes. Il y a quelque chose de parfois presque héroïque dans certaines distinctions réussies qui peuvent résoudre des contradictions apparentes. Mais parfois, cela fait basculer la philosophie dans cette forme de "philologie" subtile mais finalement vaine. 

A l'époque où je lisais beaucoup de Heidegger il y a 25 ans, je me souviens que je m'amusais à prédire à l'avance quand il ferait ressortir une distinction "ce concept dans son sens seulement ontique et dans son sens ontologique" (il abandonne un peu cette stratégie après les années 30 car le fossé est devenu pour lui trop important, peut-être) : ennui ontique (vulgaire) / ennui ontologique (celui qu'il éprouve dans l'entre deux guerres avec ses amis), monde comme totalité ontique (berk --) / monde comme ouverture ontologique (++). 

Sauver les Invisibles
Tout à l'heure, dans la 42e émission consacrée au nazisme de Heidegger, le heideggerien (branche canal fondamentaliste malgré toute sa référence plus hétérodoxe à un Marx réintégré dans l'Histoire de l'Être comme accomplissement d'Aristote) Jean Vioulac tentait une différence entre clairvoyance et lucidité (je n'ai pas compris, mais je ne lis pas les débats entre Phénoménologues qui parlent toujours si obscurément de la clarté) et disait que Heidegger était lucide parce que c'était lui qui avait questionné la luminosité phénoménologique (j'imagine que c'est la clairière de l'être comme condition de possibilité pour l'être-là humain ?) mais qu'il n'avait pas été assez clairvoyant car sa lucidité l'avait aveuglé.

Il y a un vieux jeu phénoménologique qui remonte à la lecture de la Caverne : quel étonnement que dans notre condition humaine, ce soit justement l'astre solaire qui soit à la fois la condition de toute vision et en même temps ce qui ne peut pas être pleinement regardé. Mais en l'occurrence, je ne suis pas sûr que la distinction serve à grand-chose pour comprendre comment Heidegger a habillé ses préjugés en projetant sa spéculation sur le nazisme. 

Fils du Sol
Ce qui m'a plus gêné dans l'émission est un passage contre Lévinas. Finkielkraut a pu vouloir à une époque se réclamer d'une part de Lévinas mais ici, il faisait un retournement ultra-heideggerien. Lévinas avait dit qu'il préférait encore la Technique mondialisée qui allait élever l'homme prométhéen au-dessus de son enracinement dans le Lieu et qu'en un sens il y avait même une éthique de ce déracinement qui ressemblait à ce qu'avait pu faire le monothéisme juif en abandonnant le culte d'un seul Lieu, avec son dieu portatif à la place des idoles locales. Et Finkielkraut revient à son même procès anti-moderne : "Mais c'est la différence entre l'Autochtone et l'Etranger qui va permettre de ne pas homogénéiser l'autre". Si ce n'est qu'il n'y a nul besoin d'être un transhumain déraciné ou un post-moderne touriste internationalisé pour trouver l'expression même d'autochtone très embarassante dans son idéologie (comme le rappelait le débat sur le Noble mensonge de Platon : le but du mensonge de l'autochtonie est aussi de faire croire aux "élites" dynastiques, qui se reconstituent qu'elles doivent accepter un élitisme républicain des talents (tous frères en tant que nous serions tous fils de la même terre particulière des concitoyens) et pas seulement leurs attachements familiaux, pour éviter la dérive d'une aristocratie toute théorique vers l'oligarchie). 

L'auteur de l'émission a ensuite redit sa "mélancolie post-démocratique" où la démocratie ne peut rien faire contre le déferlement de la puissance de la Technique. La déception sur la démocratie est bien plus visible que dans les années 70, où il fallait défendre la démocratie contre le discours totalitaire, alors qu'il s'agit de critiquer ici son relativisme ou son nihilisme. Le discours sotériologique si dangereux n'est donc pas encore terminé, on reproche l'absence d'un salut miraculeux (même si le dernier Sauveur est au moins le Poète, comme dans la version publique laïcisée de Heidegger, et pas un Führer ou un Dieu à venir). 

Ciò che è vivo e ciò che è morto della filosofia di Heidegger
Pour expliquer en quoi Heidegger a pu marquer la philosophie européenne, il suffit de voir à quel point on lisait avant lui tout Pré-Socratique comme s'ils étaient des débiles mentaux. J'exagère un peu, Hegel ou Nietzsche avaient été les premiers à les prendre au sérieux, mais il y avait un progressisme et ce que les Anglais appelleraient une vision "Whig" de l'histoire de la pensée. En ce sens, Heidegger a été moderne ou post-moderne en récusant ce discours qui voyait dans les Pré-Socratiques des primitifs naïfs (il aurait donc fait un peu en histoire de la philosophie ce qui se faisait à ce moment en ethnologie).

Heidegger avait été élevé au séminaire par des Néo-Thomistes qui lui avaient enseigné que la Renaissance et les Temps modernes avaient été une catastrophe et qu'il fallait retourner à la pensée du XIIIe siècle qui identifiait Dieu et l'Acte d'être. Heidegger, dans sa rupture avec son catholicisme de sa jeunesse, va en quelque sorte accomplir le nec plus ultra de toute la pensée réactionnaire en disant que la catastrophe avait commencé bien avant, avec Platon et Aristote et que le destin de la pensée se jouait dès Parménide et Héraclite aux sources de toute la civilisation grecque - même si le germanocentré ajoutait qu'ensuite la métaphysique allemande avait su refléter encore quelques lueurs chez Maître Eckhardt, chez Schelling (les Schellingiens français ont bien compris le lien entre cet Idéaliste catholique allemand et Heidegger) ou chez Nietzsche.

Heidegger est un bon lecteur malgré toute la violence de ses interprétations. On ne peut que lui être reconnaissant d'avoir su si bien "prendre au sérieux" Parménide ou même Nietzsche. Ensuite, après son "Tournant", je doute fortement qu'il y ait quoi que ce soit à conserver quand il ne fait plus qu'attendre qu'un Dieu vienne nous sauver de la Technique en relisant sans cesse le même poème de Hölderlin sur "la Terre, le Ciel, les Mortels, les Dieux" (et où il n'arrive rien d'autre à commenter que de dire que cela fait 4 parties). Celui qui s'était révolté contre son enseignement thomiste qui identifiait l'Être et un étant suprême ne cherchait plus qu'un divin obscur qui puisse réveiller la différence entre l'être et l'étant.

Je viens de découvrir un détail mystérieux qui est qu'à sa mort, Heidegger a demandé à être enterré avec le reste de sa famille catholique mais qu'il avait refusé la Croix catholique, préférant une étoile à huit branches. Peut-être une référence privée vers ces 4 parties d'Hölderlin ?

L'Avenir de la Réaction radicale
L'idée de "réaction" se voulait comme une lutte contre le "radicalisme" qui voulait revenir à la racine, du passé faire table rase. Et finalement, la réaction est elle-même devenue radicale à son tour, dans son idée que la réforme moderne était maintenant implantée depuis trop longtemps et qu'il fallait reprendre une révolution vers un état antérieur sans permettre le retour aux conditions de la révolution initiale.

Le Figaro (journal libéral pas particulièrement radical) a eu une page d'édito qui classait directement Finkielkraut comme un proche et qui se félicitait de dire que ce qu'ils appelaient avec gourmandise les "Néo-Réacs" prouvaient (1) l'intolérance de la gauche qui les condamnait alors que les tolérants conservateurs étaient ouverts, eux, dans leur admirable tolérance, à les accepter, (2) la mort théorique de la gauche puisqu'elle laissait ainsi partir des théoriciens et qu'elle devenait incapable d'avoir des auteurs qui ne finissaient pas par la quitter.

Ils citaient Michéa, Onfray et Christophe Guilly. Michéa vient du socialisme mais se réclame maintenant de la Décence commune du Peuple contre les libéraux-libertaires (en pratique, cela le fait non pas seulement relativiser les débats sociétaux mais même les condamner). Guilly, lui, qui disait être plus proche de Chevénement, me semble avoir eu une idée originale qui a beaucoup plu à une partie de la droite selon laquelle les petites villes de Province étaient en fait plus sacrifiées que les villes de banlieue. Mais depuis, ses lecteurs zemmouriens ont plus retenu des passages contre les populations des banlieues (et je doute que ces lecteurs surinterprètent d'ailleurs ces propos de Guilly).

Mais leurs critiques portent plus contre la social-démocratie européenne depuis 30 ans. Dans la pensée dite radicale, il y a des formes bien plus virulente d'une pensée plus clairement "néo-réactionnaire" qui remonterait à nouveau contre les Lumières ou bien avant, mais elle est représentée pour l'instant plutôt par des dingues qui passent d'un discours vague technophile à une sorte de gnostique nietzschéenne (je pense au Canada à ce malheureux fou devenu intégriste et raciste de Maurice Dantec - qui se réclamait au début de Deleuze - ou bien au Royaume-Uni au discours fumeux anti-égalitariste de Nick Land, qui aurait au moins le léger avantage de dire tellement n'importe quoi que cela pourrait passer pour une forme de happening situationniste si on n'entrevoyait qu'il a quand même l'air de croire à son propre délire). Il y a aussi le cas du nazisme de la sphère de Soral mais j'ose imaginer qu'elle n'attire pour l'instant que des ignorants fragiles et pas d'intellectuels (un peu comme A. Rand pour certains Américains).

Il y a un siècle, des écrivains proche de Maurras ou Barrès, "Agathon" avait prétendu montrer par des sondages qu'il y avait un ferment réactionnaire dans la jeunesse et je suppose qu'on verra bientôt un nouvel Agathon tenter de rendre une pensée extrêmement réactionnaire plus attractive et que les médias, lassés par la modération, seront vite captifs d'un sophiste assez séducteur pour se dire remonter au-delà même de tout le Logos occidental pour mieux défendre l'Occident.

11 commentaires:

  1. "Une des pires déformations professionnelles des enseignants de philosophie (surtout en France, ce n'est pas vraiment un trait de toute philosophie - je me demande si cela vient de notre Kantisme ou bien de la pratique scolaire depuis Alain) est de croire qu'une distinction conceptuelle peut suffire à régler tous les problèmes."

    1) est-ce que la pratique scolaire n'encourage pas plutôt le défaut inverse (et plus grave) des "synthèses" hegeliennes?
    2) Dans l'exemple que vous évoquez de la distinction entre un ennui ontique et un ennui ontologique, le problème ne vient-il pas de ce que la distinction est plus verbale que proprement conceptuelle : Heidegger ne nous donne pas vraiment les moyens d'un diagnostic différentiel.

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    1. 1) Les introductions sont vraiment fondées là-dessus, non ? Au point que c'est même ce que je regarde le plus quand je corrige.

      2) De mémoire, il dit dans Concepts fondamentaux de la phénoménologie (1929) que l'ennui ontique est celui où on a conscience pendant l'ennui que le temps passe lentement, alors que dans l'ennui ontologique profond, on peut avoir eu conscience pendant un bavardage de ne pas s'ennuyer et ne s'en rendre compte que rétrospectivement en s'apercevant du vide. Je ne suis pas très convaincu par cette idée d'un ennui "profond" comme dévoilement du néant.

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  2. Aujourd'hui les nouveaux philosophes qui sont tous passés de la gauche au conservatisme ( mais ont ils été de gauche) ont le vent en poupe en France. Tandis que la grande philosophie française celle de Deleuze, de Baudrillard et de tous les grands de cette époque est très à la mode aux USA ( ou les conservateurs s'emportent contre les gauchistes de l'université).
    Résultat : dans vingt ans un vraie pensée de gauche naîtra aux USA et la France s'enfoncera dans la pensée réactionnaire à l'exception de quelques zones d'autonomies temporaires.

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    1. Ne soyons pas trop pessimiste à moyen terme en France, j'espère toujours un dépassement de ce bourbier (mais à court terme, je crains en effet une mode exaltant la réaction).

      Dans le sens inverse (la pensée 68 aux USA), je pense qu'ils la reçoivent d'une manière particulière, souvent mystique et pas très politique (par exemple, le maoïsme lacano-heideggerien de Badiou est parfois exalté par des séminaires de théologie qui réinterprètent son Evénement instaurant une Vérité comme la Révélation de Saint Paul).

      Je ne dirais pas comme le marxiste Michel Clouscard que la pensée de Deleuze serait "objectivement néo-fasciste" (il attaquait l'Anti-Oedipe comme la nouvelle idéologie du Capitalisme) mais son quasi-vitalisme "différentialiste" peut être compatible avec des formes assez différentes (Guattari l'interprétait comme un régionalisme).

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  3. Vous avez lu le dernier numéro de Books ?

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    1. Non, sur Heidegger ou sur les Néo-Réacs ?

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    2. Sur Heidegger, six longues pages bien denses. Pour moi qui ignore tout de Heidegger (à part de rares références sur France Culture), la seule impression qui se dégage est « c'était un sacré fils de pute ».

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    3. J'avais cru (comme des Heideggeriens) qu'il avait été seulement "lâche" ou peu héroïque.

      Mais c'est seulement maintenant qu'on trouve des textes disant que si la modernité accroît l'Oubli de l'être dans le nihilisme, ce serait la faute du Weltjudentum et de son esprit "calculateur" (ce qui met un nouveau jour sur toutes ses invectives contre la Logique formelle comme dérive de la Raison calculante).

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    4. Oui, l'article de Books évoque exactement ces sujets-là.

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  4. Hum. Heidegger, non seulement nazi, mais boche en plus? (désolé pas pu résister à la boutade bête)

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  5. merci de cet article. Très intéressant

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