vendredi 9 janvier 2015
Témoin
Mourir
Si on ne croit pas vraiment dans des équivalents laïcs de la résurrection, on peut être mal à l'aise avec l'expression religieuse de "martyr" de la liberté d'expression. Le martyr est censé "confirmer" et donc valider sa croyance par son "témoignage" (le mot grec signifiait pouvoir montrer quelque chose comme si c'était pas sa présence, comme si on y avait assisté). Et quand on traduit le terme de l'arabe شهيد,, l'idée a l'air proche de "profession de foi".
Dans ce crime du 7 janvier, ces journalistes et dessinateurs ont certes manifesté un rare courage et une conscience aiguë de ce qu'ils faisaient (il suffit de lire les innombrables textes de Charb). Mais ils sont des héros (par les risques pris, qui ne me semblent pas inconsidérés ou téméraires) et des victimes de la haine et de la stupidité, non des "martyrs" de la liberté d'expression. Cette mort n'a aucune vertu transformative et elle ne valide rien si ce n'est nos craintes.
Ceux qui croient que notre éphémère unité nationale sous l'émotion aura au moins quelques vertus s'illusionnent. Très vite, les haines et les ressentiments reprendront le dessus. Certains xénophobes récupéreront l'événement pour vendre la méfiance envers des cultes exotiques. A l'opposé, un autre ressentiment conservateur (comme Donohue le président de la Catholic League aux USA) ou ayant de l'indulgence pour les religions finira par répéter qu'ils "l'avaient bien cherché". Les violences islamophobes qui prendront cela comme prétexte feront vite oublier l'unité nationale. Et dans un an, ils seront morts une seconde fois quand ils auront été salis par certains éloges ou bien par une négligence trop rapide.
On dit "Charlie" vivra. Tout dépend de ce qu'on y met mais on peut en douter. Charlie serait sans doute mort en grande partie avec la mort naturelle de Cabu. Charlie atteindra des chiffres de vente records la semaine prochaine. Il y aura même une heureuse réconciliation avec Siné. Mais Luz, Catherine et Riss, même avec tout leur talent et avec des renforts qui viendront sans doute, ce ne sera plus exactement les éditoriaux de Charb et le style de Cabu.
Donc oui, les abrutis ont gagné.
Charlie est vraiment mort et ils voulaient attiser des haines et ils auront en partie ce qu'ils voulaient. Certes leurs cibles sont rentrées dans l'histoire mais l'histoire n'est pas une rédemption pour un tel assassinat.
Je crains même que la mort des assassins aujourd'hui réussisse à les faire passer pour d'autres "martyrs" chez d'autres et fondera à nouveau d'ignobles et crétines théories du complot. Ils diront encore qu'on les a tués pour cacher le procès. Ils referont le Coup du Chaudron en disant 1° que Charlie Hebdo le méritait pour avoir insulté le Prophète, 2° mais que bien sûr cela ne peut pas avoir été réellement fait par ceux qu'on croit, et que cela doit être en réalité un complot juif ou américain - ce qui, pour ces islamo-fascistes vaguement "tiers-mondistes" ou "anti-impérialistes", est à peu près la même chose maintenant.
Les grands mots
Mais ce ne sont pas ces individus fascisants qui pourraient tuer la liberté d'expression en tuant une poignée de créateurs.
Ce serait uniquement nos propres renoncements à expliquer la différence entre droit au blasphème et un vrai appel à la haine, notre propre crainte que la critique du contenu doctrinal ou d'un code de loi soit prise pour une dénonciation essentialiste de tout individu qui participerait à une culture liée à cette tradition. C'est plus nous ou nos propres atermoiements que je crains que d'autres répliques et ce cycle du ressentiment.
Sur le fil
Dans ce pays, chacun sait que les Musulmans font l'objet de certaines discriminations de fait, dans le logement, l'emploi ou dans des préjugés généraux (même s'ils souffrent sans doute moins que les Roms). C'est un fait - même si ces discriminations de facto n'atteignent pas les violences institutionnelles dont font l'objet les libres-penseurs, les Dhimmis, les Yezidis, les Bahais, les Animistes ou Zoroastriens dans la plupart des Etats musulmans où il devient difficile d'exercer une autre religion et surtout impossible d'abandonner la religion officielle si on est né dedans.
Ces discriminations contre les Musulmans et la montée de la xénophobie implique toujours de la prudence dans la manière dont on risque d'interpréter toute critique. J'imagine que les raisonnements de ceux qui, à gauche, bien que non-religieux, dénoncent de "l'islamophobie" partout est que la critique devrait porter plus sur les dominants que sur des populations plus ou moins discriminées (de fait).
Il y a donc une frontière difficile.
(1) D'un côté, l'obsession nationale sur le sujet risque de paraître suspecte et de relever du fantasme (c'est la thèse d'Olivier Cyran qui avait quitté Charlie Hebdo en trouvant que les idées de Caroline Fourest y étaient devenues trop influentes).
(2) Mais de l'autre, s'auto-censurer pour éviter de choquer revient à dire qu'on n'a plus le droit de critiquer une religion de crainte d'indisposer une communauté diverse d'individus. Il faut du tact face à des individus, on n'insulte pas sans raison. Mais une croyance ou une tradition historique ne méritent jamais un respect absolu.
Le droit de ne pas dire "Oui, mais..."
Je n'ai jamais fermé les commentaires ici (sauf avec le temps) mais je dois avouer que malgré les deux jours pour supporter cette nouvelle, je n'ai toujours pas très envie de discuter sur Cabu (pour ne prendre qu'un parmi les victimes, en plus d'Honoré ou Bernard Maris).
C'est la première fois qu'un attentat ne me semble pas frapper seulement des individus ou un symbole mais quelqu'un que j'avais toujours eu l'impression de considérer comme un ami sans le connaître, depuis les vieux Pilote de 1968. Cela n'aide pas tellement à permettre une débat dépassionné.
Cabu n'était pas seulement quelqu'un de visiblement si bon. Il était peut-être le plus grand dessinateur de presse français de tout le siècle dernier (qui pourrait lui être comparé ?) et il savait saisir quelque chose dans sa caricature qui devait paraître forcément violent dans sa vérité. Il dessinait sans cesse et tout talent ne peut que choquer car il semblait réussir à éviter les pudeurs de l'auto-censure (même s'il n'a cessé de réfléchir à certains cas limites et finit par renoncer par exemple à l'humour noir facile qui se servait de racourcis sur certains handicaps physiques).
La question est celle du sacré dans nos sociétés sécularisées. On nous accuse de ne rien garder de sacré, de ne plus avoir le sens du sacré et aujourd'hui on entend certains se moquer du fait qu'on aurait sacralisé les blasphémateurs. Mais c'est que le droit au blasphème devient d'autant plus sacré qu'on veut mettre quelque chose en dehors de toute critique. Si on veut interdire le blasphème par politesse ou courtoisie en craignant de blesser ce qui relève du sacré, on arrive aussi à interdire la critique en général. Charb et Cabu ne cessaient d'expliquer cette pente et quand on dit qu'ils mettaient de l'huile sur le feu ou qu'ils étaient irresponsables on oublie encore que ce qu'ils faisaient n'était pas que de la provocation gratuite mais bien quelque chose de nécessaire.
Ce style de dessin n'existe pas dans de nombreuses traditions graphiques - les Américains n'ont pas vraiment d'équivalent par exemple, ce qui explique souvent leur incompréhension et je m'étonne d'ailleurs finalement que certains humoristes comme Jon Stewart aient pu quand même si vite comprendre les enjeux pour apporter un soutien aussi inconditionnel.
Je dois dire merci aux jeux de rôles. Sans eux, je n'aurais pas trouvé votre blog, et votre qualité de réflexion.
RépondreSupprimer:)
Merci.
RépondreSupprimerJe vous suis depuis un bout de temps maintenant, et je vous remercie pour cet article (et pour les autres !) très éclairant.
RépondreSupprimerJe n'ai pas connu le Cabu de Pilote, etc. des années 60, et couple Grand Duduche / Beauf me semble être vraiment scotché post 68-ard. Mais je retrouve(ais) Cabu dans son strip "le nouveau beauf" dans le Canard Enchainé il colle vraiment à notre époque (avec le personnage de son exaspérant fils "nouvelle économie" aux oreilles de cochon).
RépondreSupprimerCette capacité de se renouveler et d'inventer de nouveaux personnages me fait souscrire à ton avis sur "le plus grand dessinateur de presse du siècle" :)
"C'est plus nous ou nos propres atermoiements que je crains que d'autres répliques et ce cycle du ressentiment".
RépondreSupprimerNous avons si integré le renoncement qu'on les alimente déja,on n'en sortira plus.
Houellebecq ou le chaos morbide...
Dans l'article de Philippe Lançon, on voit d'ailleurs qu'une des dernières conversations des auteurs de Charlie a justement été sur l'interprétation du livre de Houellebecq, entre Bernard Maris (ou Lançon si j'ai bien compris) qui défendait le roman et Cabu qui semblait plus agacé par le nihilisme de l'auteur.
SupprimerJ'étais tombé dans le panneau il y a quelques jours du faux tweet sur Internet qui prétendait que Soumission avait prédit presque exactement les faits.
Je vais lire le livre qu'a écrit Bernard Maris sur "Houellebecq économiste", qui titillait ma curiosité avant le massacre. Je te tiendrai au courant. Merci pour ton article.
RépondreSupprimerHouellebecq n'est precisement pas nihiliste quand il evoque la mort de la republique : http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20150105.OBS9312/michel-houellebecq-la-republique-est-morte.html
RépondreSupprimerLe different Tignous / Maris est d'un tragique parfait ...et prefigure parfaitement les clivages,bientot indépassables (si ce n'est le temps d'une flambée emotionnelle nationale),qui nous attendent.