vendredi 29 mai 2015
Le Pourquoi de la Rose et du Lys
On connaît souvent du poète allemand Johann Scheffler (1624-1677, qui prit comme pseudonyme monastique Angelus Silesius quand il se convertit au catholicisme) un bref poème cité par Heidegger (comme sens de l'Être) ou par Borges (comme sens de l'Art) : Cherubinischer Wandersmann, 1657 Livre I, 289:
Die Ros' ist ohn warumb
sie blühet weil sie blühet
Sie achtt nicht ihrer selbst
fragt nicht ob man sie sihet.
(La Rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, elle ne fait pas attention à elle-même, ne demande pas si on la voit)
Mais ce n'était dans le contexte ni le sens de l'être comme "indépendant de la Raison", ni le sens d'un art "désintéressé". C'était l'idée que la créature éclot "en Dieu" et doit s'abandonner à Dieu, réintégrer cette vie dans laquelle elle émerge. Il y a un "Pourquoi" ontothéologique très standard (le "Ce Par Quoi" de Boèce) chez l'Ange de Silésie et Heidegger feint de l'exclure pour y voir une dénonciation par avance du "Principe de Raison" (Nihil est sine ratione) que Leibniz va faire "éclore" aussi quelques douzaines d'années après ce poème.
Die Rose
welche hier dein äußres Auge siht
Die hat von Ewigkeit in Gott also geblüht.
La Rose
que voit ici ton Oeil du dehors
a déjà fleuri en Dieu de toute éternité (I, 108)
Pour Johann Scheffler, il y a donc un Pourquoi, mais qui est lui-même au-delà de tout Pourquoi (même si Heidegger a une tendance à considérer que toute la mystique rhénane depuis Maître Eckhardt - voire depuis l'apophatique dionysienne - aurait déjà dépassé l'ontothéologie dès que Dieu, ou bien l'Âme, apparaît comme une forme de "Néant").
Le terme de "Rose" est profondément surdéterminé dans la poésie de l'Ange de Silésie car la Rose est à la fois nom ou métaphore pour le Christ, le Monde et l'Âme de la Créature. La Rose est certes éclosion, épanouissement, épanouissement, donation, amour, beauté (la Création, par exemple III, 87), mais elle est aussi épines et donc souffrance (la Crucifixion, III, 88), voire mort ("l'araignée suce son poison dans la rose", IV, 82).
Voir tout ce passage continu dans le livre III de ce Pélerin chérubinique, poèmes 86-89 :
86. Auch untern Dornen blühen.
Christ
so du Unverwelkt in Leyden Creutz und Pein
Wie eine Rose blühst
wie seelig wirstu seyn!
87. Dich auffthun wie die Rose.
Dein Hertz empfähet GOtt mit alle seinem Gutt
Wann es sich gegen jhm wie eine Ros' aufthut.
88. Es muß Gecreutzigt seyn.
Freund wer in jener Welt wil lauter Rosen brechen
Den müssen vor allhier die Dornen gnugsam stechen.
89. Die Schönheit.
Die Schönheit lieb' ich sehr: doch nenn ich sie kaum schön
Jm fall' ich sie nicht stätts seh' untern Dornen stehn.
Et il y a aussi peut-être un lien avec les Lys des champs chez Jésus dans le Sermon sur la Montagne, où le beau "Lys dans la vallée" n'est plus l'objet d'amour du Cantique des Cantiques (la Reine de Saba de Salomon) mais la créature qui s'abandonne à Dieu et dépasse le souci de soi, des biens matériel mais même de son propre corps : elle est au-delà de tout effort, de tout labeur mais ses pétales dépassent déjà les richesses des soieries, Eve ou fleur pré-lapsaire du Jardin, délivrée à la fois de la sueur du front et de ces vêtements extérieurs.
Καταμάθετε τὰ κρίνα τοῦ ἀγροῦ, πῶς αὐξάνει· οὐ κοπιᾷ, οὐδὲ νήθει·(Mathieu 6: 28) ou bien κατανοήσατε τὰ κρίνα πῶς αὐξάνει· οὐ κοπιᾷ οὐδὲ νήθει·(Luc 12: 27).
"Considérez les lys des champs, comment ils poussent, ils ne travaillent ni ne tissent."
Dans ce passage du Sermon sur la Montagne, l'idée n'est donc pas que le Lys est sans "pourquoi" mais qu'il peut se fier à une donation gratuite et désintéressée. Jésus vient de dire qu'il faut (1) donner sans espérer en tirer un intérêt, (2) prier sans manifester extérieurement sa dévotion car Dieu sait déjà tout et donc aussi notre désir et si nous sommes ou pas sincères, (3) critiquer les possessions extérieures, (4) dépasser le souci de soi. (C'est pourquoi Angelus dit que la "Rose n'a pas d'attention pour elle-même"). En un sens, le Péché originel et la sortie du Jardin d'innocence sont donc aussi dans le mysticisme chrétien, depuis au moins le Gnosticisme, le fait que la connaissance avait donné une scission de l'apparence et de la réalité, ou de la pensée et de l'être ("la Rose ne demande pas si on la voit").
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