mercredi 23 octobre 2019

Douceur et rigueur


L'exercice de l'exégèse philosophique a quelque chose de fascinant et vain à la fois. Il y a des commentateurs français d'histoire de la philosophie qui témoignent d'une intelligence rusée parfois simplement par esprit de contradiction pour redresser une interprétation traditionnelle massive qui reste globalement exacte. Toute une partie de l'industrie de la Déconstruction est née de cette intelligence pour déceler des "tensions internes" mais même avant elle dans l'histoire de la philosophie française l'entraînement consistait à travailler ces zones d'écart avec la doxa doxographique. Pierre Aubenque sait bien qu'Aristote gardera une image rétrospective de "formaliste" intellectualiste voire scolastique avant la lettre, mais il réussit à stimuler des relectures pour "dé-thomiser" le Stagirite et montrer une sorte d'inquiétude existentialiste (c'est tout son "tragique" dans le Problème de l'être chez Aristote, 1962). 

Pierre Hadot, dans son vieux livre Plotin ou la simplicité du regard (1963), a tenté de sauver le néo-Platonicien de l'accusation d'ascétisme. Sans faire d'anachronisme ou de violence dans la modernisation, l'histoire des idées veut nous sauver des préjugés sédimentés dans nos lectures. Or cela apparaît impossible ici puisque les disciples de Plotin le décrivaient il y a 2000 ans comme un des plus extrêmes modèles de rigueur ascétique, détestant son corps au point de mal le soigner, voire de ne pas le laver. Nietzsche pense d'ailleurs peut-être en partie à ce portrait par Porphyre dans son procès contre la dévalorisation de ce qui est sain dans toute la tradition métaphysique du platonisme.

Un des chapitres de Hadot s'appelle "Douceur" et traduit ainsi par "douceur" (ce qui pourrait sonner mièvre) plusieurs termes, notamment πρᾷος quand Plotin dit qu'il faut prendre son corps et le sensible non avec dégoût mais sans l'adorer, supporter son corps et ses tracas avec "douceur" (traduction qui a une connotation plus tendre que simplement "avec modération"). Cette douceur "apollinienne" serait un rapport assez soucieux de nos singularités empiriques pour ne pas accuser trop le (néo)platonisme d'abstraction totalitaire. Cf. Enneades II, 2, 5 ; II, 9, 13, 5

Comme des théologiens de son époque qui réagissaient parfois entre deux hérésies opposées (par exemple entre le pélagianisme et la prédestination fataliste), Plotin est dans une position de dispute. Il est un ascète (au minimum au sens d'austérité et d'exercices spirituels) mais il est aussi vrai qu'il attaque des versions de l'Idéal ascétique de certains Gnostiques parce qu'il craint la récupération unilatérale du platonisme par des chrétiens et manichéens qui mortifient la matière et les corps. 

D'où des passages où Plotin attaque le sensible et la matière avec une véhémence ou une fièvre "cathare", où il faut flétrir la chair comme le tombeau ou la prison de l'âme, et d'autres où il prend une position plus "tiède" où la matière n'est pas en soi mauvaise mais simplement un dépôt de potentialité ou la retombée la plus éloignée de l'Un ou du Bien. Ce monde est une dégénérescence du Ciel intelligible (qui est lui-même une sortie hors de la pureté de l'Un) mais il n'est pas créé par un Mauvais Démon (le démiurge comme instrument des Idées de Platon est donc opposé au démiurge diabolique des Gnostiques).

Ce n'est pas clair sur les tréfonds psychologiques de l'ascétisme mais sur le statut ontologique de ce sous-monde terrestre, il est clair que ce réceptacle sensible est relativement "bon" en tant qu'il est une ombre du bien, une approximation par le Démiurge ou par l'Âme du Monde, ou une confusion de ce bien. L'amour tend vers le bien, forme de conformité à toute forme parfaite, et la douceur tente de ne pas trop prendre au sérieux l'imperfection des reflets de ces formes.

(De même mutatis mutandis qu'il devient clair dans les textes de Rousseau qu'il ne dit pas que l'état social serait mauvais, simplement un écart qui peut aussi aussi devenir pire mais éventuellement meilleur que l'état de nature moralement neutre).

Mais c'est fondamentalement tout le problème de l'image dans le platonisme et donc peut-être dans toute notre "métaphysique" pour parler en grands récits mythiques nietzschéo-heideggeriano-derridéens. Quand on définit tout ce qui est vu comme une "image" qui renvoie à une forme (l'Idée) qu'on ne voit pas directement, l'image est à la fois la présence distante de cette forme visée (l'icône du modèle idéal, qui vaut à son tour comme "modèle" au sens d'exemple, pour remonter vers l'Idée en soi) et en même temps l'absence, la privation ou le voile extérieur de cette forme qui se dérobe (l'idole, le simulacre, le spectre). Ou comme le diraient les déconstructionnistes, le signe est à la fois l'incarnation du sens et son sépulcre.

Remarque hors-sujet sur les jeux de rôle :

C'est une coïncidence amusante que les auteurs du jeu allemand L'Oeil Noir aient appelé dans leur mythologie leur équivalent de Ra (qui a une forme d'Aigle), "Praios", ce qui veut donc dire "Le Doux" alors qu'il y représente au contraire un dieu inflexible attaché à la Justice mais aussi à des formes d'Inquisition, puisque le chef du panthéon du jeu joue à peu près le rôle d'une Eglise médiévale monothéiste dans la réalité.

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