samedi 28 décembre 2019
The Witcher (la série Netflix)
Je n'ai jamais joué au jeu vidéo (2007-2015, le niveau graphique des illustrations est vraiment en plein dans la vallée dérangeante), ni lu les romans et nouvelles d'Andrzej Sapkowski (Wiedźmin, 1986-2013), la première adaptation télévisée polonaise (2001) ou les divers comics books adaptés du jeu vidéo chez Dark Horse, ou le récent jeu de rôle officiel chez Talsorian, mais je viens de voir toute la première saison américaine sur Netflix (en 8 épisodes). Qui aurait cru que c'est ce cycle polonais qui serait la seule série européenne de fantasy à atteindre assez de notoriété globale pour entrer aussi dans la conscience des Américains ?
J'avais de très basses attentes en raison du peu que je connaissais du concept : le Witcher est un mercenaire exterminateur de monstres et je craignais donc que cela ne ressemble à un de ces téléfilms "Monsters of the Week" si ennuyeux (ce genre stéréotypé m'a toujours empêché de m'intéresser à des séries comme Buffy). De ce point de vue, c'est une très bonne surprise car s'il y a bien (au moins) un "Monstre en Images Digitales" à chaque épisode, la série a une intrigue et une progression qui évitent la répétition, et cette histoire peut faire passer le côté "catalogue tératologique". Les comics que j'ai pu regarder n'ont pas la chance de pouvoir participer à cet arc de progression, ils n'ajoutent rien au "lore" du personnage et sont donc des petites nouvelles fantastiques qui pourraient être génériques.
Le personnage titre : Geralt dit "de Riva", le "Boucher de Blaviken"
Le célèbre Elric de Melniboné créé par Michael Moorcock en 1961 était conçu comme une inversion de l'archétype de Conan le Cimmérien (1932) de Robert E. Howard : un sorcier démonologue à la place d'un guerrier méfiant envers toute magie, un prince hyper-civilisé voire décadent à la place d'un barbare, un roi détrôné à la place d'un conquérant, un albinos maladif et anémique à la place d'un colosse brun.
Le Sorceleur Geralt de Riva (qui est surnommé "Le Loup Blanc", exactement comme Elric) fait penser à un mélange conscient de ces deux opposés, d'Elric et Conan : mutant aux cheveux albinos qui voudrait défendre un certain code de l'honneur face à un monde qui le rejette comme Elric, mercenaire parfois un peu nihiliste aux capacités physiques encore plus herculéennes que Conan. (Un gag sur son nom est qu'il n'avait au départ aucun lien réel avec la région de "Riva" et s'est choisi ce nom pour apaiser ses clients et faire croire qu'il avait des attaches à un lieu humain familier).
Dans l'univers de Sapkowski, les Sorceleurs sont un ordre qui recrute ses membres dès l'enfance pour en faire des tueurs de monstres professionnels. Leur corps a été muté, ils peuvent mieux se régénérer, tous leurs sens ont été augmentés (même s'ils utilisent aussi des drogues pour se donner temporairement des pouvoirs). Ils connaissent aussi un peu d'Alchimie et de Magie (des "Signes" à utiliser au combat) mais leur arme principale est la connaissance des créatures magiques qu'ils passent leur vie à combattre. L'expression "mutant" ou son grand âge peut faire penser qu'un autre modèle de Geralt est peut-être plus Wolverine que seulement Elric ou Conan (je m'étonne d'ailleurs de voir comment un auteur polonais a l'air de partager autant de références américaines dès les années 1980-1990, avant même la chute du Bloc de l'Est mais il faudrait voir aussi comment le personnage a pu évoluer depuis le début du XXIe siècle).
Au lieu d'être reconnaissants envers les Sorceleurs, les Humains les redoutent et les haïssent, un peu comme le Joueur de Flûte de Hamelin et le sous-titre est assez clairs (l'Humain est bien pire que les Monstres). Geralt, qui appartient à l'Ecole du Loup, est l'un des derniers Sorceleurs car presque tout l'Ordre a été massacré récemment. (Sapkowski avait-il pu aussi lire la série des livres-jeux Lone Wolf (1984), qui commence par une extermination de l'Ordre, car je ne pense pas que cela vienne ici des Templiers ?).
L'Univers
Le Continent sans nom de ces romans a reçu plusieurs cartes (dont celles du jeu vidéo, qui sont de facto la carte les plus utilisées) mais Sapkowski (qui n'a inclus aucune carte dans ses livres) s'est toujours réservé le droit de modifier la carte comme il l'entendait dans "sa" version "canonique", qui est officiellement achevée en 2013.
C'est un monde de Renaissance Fantasy avec des influences slaves dans les monstres et gaéliques dans les sonorités, où les races habituelles de D&D existent comme des indigènes asservis ou ostracisés (avec des mouvements rebelles d'insurgés elfes cachés dans les forêts). Les Humains ont massacré Elfes, Nains, Gnomes, Halflings, Satyres et autres créatures de la Forêt et ce sont des minorités persécutées et exploitées comme des castes subalternes (les Nains semblent un peu mieux intégrés que les Elfes). Il y a des cas d'Humains "mutants" qui sont aussi victimes d'extermination un peu comme dans Warhammer et cela arrive dans la saga à plusieurs enfants de la noblesse (c'est même une des tropes les plus répétitives : au moins trois des Princesses de la série ont des pouvoirs étranges ou sont envoutées).
Le Nord est composé de plusieurs royaumes (du nord au sud : Kaedwen, Redania, Temeria, Aedirn, Cintra) en guerre avec l'Empire du Sud (Nilfgaard). Dans un passé récent, la dynastie venait d'être renversée par quelqu'un dont le nom a été ensuite interdit ("l'Usurpateur") mais la Restauration vient d'avoir lieu et l'Empire de Nilfgaard a relancé son expansion vers le Nord. C'est cette Guerre entre le Nilfgaard et les Royaumes du Nord qui constitue l'arrière-fond principal de toute la série, avec plus ou moins de manichéisme. Geralt voudrait rester absolument neutre en politique (et a même une certaine sympathie pour le nouvel Empereur) mais va se retrouver à défendre la cause du Nord. Cependant, certains indices laissent penser que le Nilfgaard n'est pas qu'un "Empire maléfique" et a aussi des côtés parfois plus "intégrateurs" que les Nordiques, quel que soit son expansionnisme impérialiste.
La religion est peu développée dans les romans mais il semble en gros (selon que l'on suive la version de la série polonaise ou des jeux vidéos) qu'il y ait une religion polythéiste avec un culte d'une Triple Déesse-Mère dans le Nord (Melitele) et, notamment en Redania, une Eglise de la Flamme Eternelle, qui ferait plus penser à une Eglise catholique intolérante comme dans tant d'autres jeux avec son Inquisition (l'Eglise a aussi son Ordre de Templiers, les chevaliers de la Rose Ardente). L'Empire nilfgaardien a sa propre religion d'Etat, le culte du Grand Soleil, qui semble en fait sans rapport avec cette Flamme Eternelle (contrairement à la série télé polonaise où les chevaliers de la Rose Blanche travaillent en réalité pour l'Empire).
Les Magiciens ont une place tellement reconnue que presque tous les Rois ont un conseiller Mage, même dans les régions hostiles aux Mages. La Confrérie des Sorciers est divisée en plusieurs écoles comme l'école Aretuza pour les Sorcières en Temeria ou l'Académie Ban Ard pour les garçons en Kaedwen. Il existe aussi des "Druides" qui n'appartiennent pas à la Confrérie, comme le conseiller de la Reine de Cintra. L'Empire de Nilfgaard est bien plus ouverte que le Nord mais encadre ses Mages comme des instruments de guerre et peut donc même user des magies que la Confrérie prohibe.
La série : How I Met My Daughter
La série a été vite rejetée par des critiques comme une imitation de Game of Thrones, ce qui paraît un peu réducteur même si on a des influences. L'histoire est certes une Guerre avec diverses familles mais la série se centre sur une seule famille en recomposition et sur ce point, le statut de Loup solitaire de Geralt de Riva cache bien qu'il s'agit vraiment d'une étrange famille nucléaire qui se crée progressivement. La mutation de Geralt a dû le rendre stérile et la mage Yennefer a aussi sacrifié sa fertilité pour acquérir ses pouvoirs mais la structure de la série ferait plus penser à une sorte de comédie romantique de fantasy, où le couple ne se fuit que pour mieux se retrouver (et cela ne pourra que s'accroître dans les saisons suivantes avec l'addition de Triss Merigold (Anna Shaffer) comme second objet amoureux de Geralt et rivale de Yennifer).
En dehors de toutes les conventions d'heroic fantasy et de D&D, la série de Sapkowski parodiait aussi beaucoup les contes de fées. Cela ne se voit plus tellement dans certains épisodes de l'adaptation mais le premier épisode était en fait Blanche Neige (dans la nouvelle, Renfri a été condamnée par sa belle-mère la Reine et était allée vivre avec "7 Gnomes") et de même le troisième épisode "Lune Traîtresse" était directement repris au conte "Strzyga" de l'écrivain romantique polonais Roman Zmorski (1822-1867) ou bien dans le thème folklorique de La Princesse dans le Linceul. (Voir aussi cet article sur les sources de certains monstres). Sapkowski adore multiplier les clins d'oeil aux Contes en en donnant souvent une version plus horrible, comme pour Renfri (qui est d'ailleurs vite expédiée dans la série américaine alors qu'elle était l'une des principales antagonistes dans la série télévisée polonaise). Geralt mentionne un Prince qui voulait lui demander de retrouver à qui appartenait le soulier perdu d'une femme qu'il aimait et un Sorceleur mentionne qu'on a voulu lui demander de faire partir une invasion de rats dans une ville... Dans la nouvelle "Un Grain de Vérité" (dans Le Dernier Voeu), il mélange à la fois la Belle & la Bête et les contes du genre de Mélusine, comme la Bête tombe amoureux d'une Vampire.
La créatrice de la série américaine, Lauren Schmidt Hissrich (qui a déjà fait des séries comme Daredevil ou Umbrella Academy) a eu une idée brillante qui rend cette série très différente de la première adaptation (qui était strictement chronologique depuis l'enfance de Geralt). Elle s'est centrée sur une Trinité : Geralt, Yennefer et Ciri mais a dit s'inspirer du film Dunkerque de Nolan en choisissant une chronologie décalée de trois temporalités : les trois histoires sont racontées en simultané alors qu'elles ne le sont pas et ne se rejoindront que dans les derniers épisodes (l'intrigue de Yennefer se déroule sans doute assez loin dans le passé puisque le roi Foltest est encore enfant durant sa formation et ce n'est qu'au 7e épisode qu'on découvre que Geralt parvient à l'intrigue de Ciri dans le premier).
C'est cette structure temporelle qui fait l'intérêt principal de la série mais c'est aussi à cause d'elle que plusieurs spectateurs peu impliqués disent avoir du mal à entrer dans la série au début, et notamment dans le premier épisode qui semble présupposer déjà tant d'éléments qui ne trouveront d'explications que par la suite. Schmidt a ainsi évité l'écueil d'une lente exposition, tout en donnant autant d'importance à tout le trio.
Le Regard Masculin
La critique féministe Laura Mulvey a expliqué il y a de cela un demi-siècle l'idée que la représentation visuelle de nos cultures se centrait inconsciemment et par défaut sur le point de vue voyeur d'un spectateur hétérosexuel. Bien que la productrice Lauren Schmidt ait pu développer les personnages féminins puissants comme la magicienne Yennefer (qui vole complètement la vedette à Geralt en réalité), un des points communs avec une série HBO comme GoT est que ces femmes qui ne cessent de mentionner dans l'histoire qu'elles ne veulent pas être réduites à des instruments d'un monde patriarcal demeurent de manière hypocrite avant tout là pour le Regard Masculin.
Ce hiatus entre le contenu anti-patriarcal et la forme devient presque plus gênant que dans du sexisme de premier degré (de même que toute dénonciation de la violence dans les images en devient vite une célébration).
Yennefer (jouée par l'actrice anglo-indienne Anya Chalotra) commence comme le classique personnage du Pharmakos : bossue, déformée à cause de son statut métis (elle est à quart elfe), elle est rejetée et croit trouver sa vengeance dans le Pouvoir. Son Arc narratif (que Sapkowski n'avait pas autant détaillé) est le plus étoffé, de la timide victime à l'arrogante sorcière et ensuite à l'héroïne qui se réconcilie avec sa mère symbolique, au point qu'on pourrait même se demander si ce n'est pas Geralt (bien plus linéaire et prévisible) qui devient finalement son faire-valoir. Yen rejette consciemment au début toute maternité et se voit de plus en plus définie par son désir de laisser un "héritage" (legacy et destiny sont les deux mots les plus récurrents).
Sans vouloir trop faire de psychologie vulgaire sur des personnages unidimensionnels de contes, Geralt, lui, est bien plus encore dans un attachement anxieux-évitant depuis l'abandon par sa mère (la série TV polonaise avait en revanche expliqué que Geralt avait été confié enfant aux Ensorceleurs par la même Loi des Surprises qui a fait que Ciri lui sera confiée comme son enfant adoptif).
Ciri est aussi une convention des fictions récentes (la Frêle Prophétesse, tout comme River dans Serenity), la jeune fille qui va s'avérer cacher des superpouvoirs et devenir le principal McGuffin vivant de toute la série, comme troisième élément de la Sainte Famille de Geralt et Yen. Mais même si on se doute que la petite Lionne de Cintra, issue du Sang des Elfes, sera plus importante que l'autre hybride Yen, elle demeure moins bien développée.
Quant au personnage du Barde Jaskier (Dent-de-Lion), il sert avant tout de comic relief picaresque et la série a pris un style bien plus humoristique que ce que son atmosphère gothique pourrait laisser imaginer. Je ne suis pas sûr d'aimer son style musical assez folk anachronique mais ses mélodies semblent avoir eu un certain succès sur les spectateurs.
Quels que soient les défauts de l'adaptation et les choix de jeu parfois relativement limités de l'acteur Henry Cavill (Geralt est le cliché du taciturne qui grommelle plus qu'il ne discute), The Witcher joue quand même de manière assez agréable avec les clichés de la fantasy. L'épisode de la Chasse au Dragon, par exemple, n'est peut-être pas si original si on a lu beaucoup de modules de jeu de rôle (et les Dragons en CGI y sont moins chouettes que dans GoT) mais je suppose que cela devrait quand même étonner des spectateurs qui ne sont pas encore habitués à ce type d'inversion où le Monstre a le droit d'être aussi approfondi.
Ca n'est pas vilain du tout, mais le choix de l'acteur central est un véritable tue-l'amour - a fortiori lorsqu'on a passé une fraction non-nulle de son temps à jouer au philosophe-in-disguise Geralt. Il lui manque vraiment les grimaces désabusées du vieux briscard qui a usé la comédie humaine jusqu'à la corde. C'est d'autant plus dommage qu'il y avait quelques bonnes idées dans les coins...
RépondreSupprimer