samedi 15 avril 2023

Donjons & Dragons : L'Honneur des Voleurs

Illustration  par Darlene Pekul dans le DMG, 1979

C'est un peu saugrenu d'apprécier un film D&D et on se surprend à se demander pourquoi. 

N'est-ce accessible que pour les geeks déjà convaincus ? Est-ce vraiment universalisable pour les non-fans comme une comédie de fantasy ? Les personnages sont dans l'ensemble sympathiques, c'est bien dialogué et drôle, même si ce n'est pas très surprenant. Mais je ne suis pas assez cinéphile pour en parler sérieusement indépendamment de son aspect ludique. 


 

Il y a une scène dans le film Dungeons & Dragons: Honor Among Thieves (2023) de John Francis Daley où le groupe des aventuriers a conçu un plan pour faire une intrusion dans une salle gardée. Il s'agit d'y faire entrer un tableau avec un enchantement magique de téléportation pour pouvoir passer par le tableau. L'ennui est que le tableau apporté par les gardes dans cette salle a été posé dans le mauvais sens et que leur portail de téléportation est donc bloqué par le sol : ils ne peuvent pas l'emprunter. Face à cet impondérable, une aventurière, une druidesse demi-démone (ouais, une tiefling) élevée par les elfes, la charmante Doric (Sophia Lillis, que vous voyez ci-dessus), dit alors qu'elle va gratter le sol à travers le portail jusqu'à ce qu'elle puisse se transformer en ver de terre [le sol ne semble pourtant pas meuble] et passer quand même pour reprendre ensuite son apparence réelle une fois de l'autre côté. 


C'est un bon exemple de ce qu'est alors un jeu de rôle : non pas une réflexion de simulation stratégique mais un exercice des limites d'imagination où il s'agit de réussir à persuader quelqu'un (le maître du donjon surtout) que notre improvisation bancale d'un scénario hypothétique peut fonctionner. On n'a pas besoin que ce soit entièrement plausible mais que dans les attentes collectives de la fiction il puisse y avoir suspension du scepticisme. C'est complètement du bricolage "ad hoc" et il est peu probable qu'une IA pourrait bien interpréter tous les sens de ces situations imaginaires que conjecture notre faculté d'imagination. Et le film saisit bien dans ces plans un peu "foireux" une sorte d'essence du jeu de rôle. D'où l'éloge récurrent de l'échec dans le film : on n'a pas besoin des jeux pour savoir qu'on peut échouer dans la vie, ce doit être assez banal, mais il est certain qu'on peut plus jouer à faire comme si on pouvait plus facilement se redresser et improviser à nouveau quand on échoue (ce qui est aussi la recette de tant de heist movies où on ne donne le plan que pour voir comment il devra être modifié et adapté aux circonstances nouvelles). 

Le film de 2000 était tristement raté et avait seulement pour lui d'avoir voulu mettre beaucoup de dragons (ce qui est certes la moindre des choses). Lui aussi était centré sur des voleurs, des escrocs et des vols de reliques magiques mais je ne me souviens pas d'idées de vol très imaginatif. 

Ce premier film avait coûté 80 millions de dollars d'aujourd'hui (soit 45 millions en l'an 2000) alors que celui de 2023 en a coûté 150 millions. La différence ne doit donc pas reposer principalement sur le budget mais plutôt sur le fait que les scénaristes ont su s'efforcer d'inclure assez de clins d'oeil très spécifiques à D&D. A part quelques noms de sortilèges ou les dragons métalliques à la DragonLance, le film de 2000 était encore un peu trop proche de la fantasy générique dans un monde inconnu. Celui de 2023 est tout le contraire. Il est extrêmement intégré dans le monde des Royaumes Oubliés créés par Ed Greenwood (pour être précis plutôt à la fin du XVe siècle des éditions 4-5, pas le XIVe qui était le cadre des éditions 1-3), avec des monstres qui sont la propriété exclusives de WotC/Hasbro comme le Displacer Beast, l'Owlbear ou le Cube Gélatineux, et même avec des références à des PNJ célèbres, comme Dagult Neverember, Lord-Protecteur du jeu vidéo Neverwinter (2013). Même le Dragon rouge obèse et un peu invalide a un nom propre, Themberchaud (qui vient, je crois, du supplément Dragons of Faerun, 2006), même si sa taille paraît un peu exagérée dans le film par rapport à sa caractéristique d'âge. On mentionne un sortilège de Mordenkainen (le personnage de Gygax dans le monde de Greyhawk) et le Heaume de Disjonction qu'il a créé. 

Il n'y a aucun prêtre (seulement une druidesse, ce qui est plus vague) et aucune mention d'un dieu ou déesse, je crois. Ils n'hésitent pourtant pas à multiplier des références obscures (même à des titres d'ouvrages dans ce monde). La religion est donc bien le domaine qui pouvait leur sembler plus difficile pour un public général ? 

Captain Popcorn (qui a aimé le film) dit, avec raison, que ce serait un peu idiot de se demander si le film est vraiment jouable avec les règles de D&D. Mais si on prenait les diverses éditions de D&D au pied de la lettre, j'imagine que par exemple un non-joueur serait déçu d'apprendre que notre personnage de druidesse aurait besoin d'être de très haut niveau pour pouvoir ainsi utiliser son pouvoir de Wild Shape si souvent et avec autant de liberté. C'est de la licence artistique, certes. 

Le McGuffin (en essayant de divulgâcher avec modération)

Un film de quête a besoin d'un McGuffin et je trouve que c'est un peu une faiblesse du scénario. Il est censé servir plutôt de motivation psychologique et il est un peu "forcé" dans un monde aussi saturé de magie où on se dit qu'il devrait y avoir bien d'autres moyens d'accomplir ce but. Mais je crois que tout le monde devine assez vite ce qui va se passer et que l'arc narratif du personnage principal doit aller vers les phases ultimes de Kübler-Ross. 

De même, lorsque notre Paladin Loyal-Hautain dit qu'au lieu de le garder avec lui, il a caché un autre McGuffin dans un endroit le plus dangereux et maléfique pour qu'on ne le retrouve pas, la suspension du scepticisme en prend un coup. N'aurait-il pas été plus crédible qu'il ait été encore volé et emporté là ? 

Un autre souci d'écriture dans la caractérisation est que les scénaristes américains semblent parfois incapables d'écrire une histoire sans que ce soit sur la réconciliation familiale entre l'enfant et son père. Je soupçonne que toutes les théories psychanalytiques fumeuses de Carl Jung et Joseph Campbell ait aggravé cette obsession sur l'itinéraire du Héros qui doit finir dans ce retour au Père. On enseigne cela dans les écoles de scénario et cela semble devenir une base de tout le storytelling américain, même dans les comédies pour donner une illusion de profondeur. D'ailleurs pourquoi toujours le Père ? 

Les Mages Rouges de Thay

Comme je ne connais pas bien le monde des Royaumes Oubliés, je vais revenir sur ce détail de background. Je ne vois pas toujours l'intérêt ce qu'une adaptation en film pourrait apporter au jeu mais ici, je dois reconnaître que les Mages Rouges de Thay m'avaient toujours paru être des vilains de pacotille dans le jeu de rôle alors que la représentation cinématographique avec l'actrice Daisy Head dans le rôle de Sofina la Mage Thayvienne a réussi à rendre pour la première fois ces archi-némesis inquiétants. Les Thayiens sont pourtant des vilains trop caricaturaux (surtout depuis que ce sont des morts-vivants dont la motivation est qu'ils veulent tuer tout le monde, on a du mal à imaginer comment ils arrivent encore à trouver des alliés). Mais ici, cela marche. Au lieu d'être juste des chauves tatoués, ils deviennent des nihilistes rendus inhumains par leur culture impérialiste. Si vous voulez en savoir plus sur la vision officielle de Thay, le créateur du monde Ed Greenwood a une vidéo où il discute son nouveau supplément sur les Mages rouges. 

Les Royaumes Oubliés ne calquent pas entièrement notre Terre réelle (c'est peut-être même une de ses rares originalités comme c'est surtout une mosaïque de Wild West) mais on ne peut pas s'empêcher de penser que cette Magiocratie sur un plateau orientale avait quelque chose d'un peu "russe" dans la localisation, ce qui fait toujours redouter dans ce monde américain quelques clichés. Mais ils n'ont jamais vraiment insisté sur ce côté slave ou est-européen (peut-être plus chez les voisins menacés par Thay). Avant de devenir des zombies, ils étaient surtout connus pour leur réseau d'esclavagistes, et l'esclavagisme était un ennemi idéologique convaincant. 

Les Thayiens s'appelaient Mages rouges peut-être parce qu'une partie d'entre eux étaient particulièrement liés à la Pyromancie et aux élémentaires salamandres mais la Magiocratie était dirigée par 8 Mages (de Niveau 20-25 dans AD&D1), nommés à vie, qui correspondaient aux 8 écoles d'AD&D (abjuration, altération, conjuration, divination, enchantement, illusion, invocation et necromancie).

Quand Steve Perrin avait écrit le premier supplément d'AD&D sur Thay, Dreams of the Red Mages (1987, il décrivait Thay jusqu'en 1357), il n'avait distingué que 3 chefs principaux : la Liche Szass Tam (Nécromancien, animé par le ressentiment contre les voisins Rashemen, il était déjà indiqué comme le plus puissant), Lauzoril l'Enchanteur (chef de la faction des Impérialistes "prudents", en conflit avec Gombdalla l'Enchanteresse qui veut lui prendre son titre et qui a la plus grande collection de Monstres), Sabass le Conjurateur (chef de la faction isolationniste des Spéculatifs). 

Puis Sabass fut remplacé par Nevron (dans le supplément Spellbound, 1995 qui décrivait jusqu'en 1375) et Aznar Thrul (Evocateur) devint le leader principal en mettant fin à une invasion catastrophique d'élémentaires de feu. Mais c'est alors que commençait la guerre civile thayvienne entre Szass Tam et les autres écoles qui devait durer une décennie. 

Mais finalement dans la 4e édition de D&D, après cette guerre civile, Szass Tam va l'emporter sur les autres et finir par se mettre non pas seulement comme Mage suprême mais en mettant sa seule école de nécromancie comme remplaçant les sept autres. Contrairement à ce qui se passe dans le film, il n'élimina pas tous les sept autres Zulkirs mais il réussit à les vaincre et transforma bien tout le Thay en une nécrocratie emplie de vampires et de liches. 

Il existe de nombreux Thayiens exilés mais la plupart ont une aussi mauvaise réputation que ceux qui sont restés sujets de Szass Tam comme ils veulent seulement le renverser sans remettre en cause la tyrannie des Mages Loyaux-Mauvais. Le personnage de Szass Tam a depuis été longuement développé dans plusieurs scénarios et romans (voir cette vidéo qui retrace plus en détails sa vie et non-vie). 

Cela explique pourquoi dans le film le personnage principal peut justifier ses préjugés contre les Thayiens, y compris contre ce Paladin thayen exilé (qui correspond au nouveau cliché que tous les PJ elfes noirs sont bons et que les PJ aiment les arcs de rédemption en prenant le contre-pied de ce qui était attendu). 

En revanche, si jamais ils veulent faire une suite (ce qui n'est pas certain, le box office semble assez moyen, pas déshonorant mais pas spectaculaire non plus), j'espère qu'ils oseront changer de vilain car ces Mages rouges pourraient finir par nous lasser. 

3 commentaires:

  1. Je vois que je ne suis pas le seul à avoir trouvé Doric charmante 🙂

    Cependant j'ai été déçu que, en-dehors des moments où elle se métamorphose en animal, son emploi ait justement été limité au rôle de eye candy. Le druide était ma classe de personnage préférée lorsque je jouais encore à AD&D, et franchement il a d'autres cordes à son arc qu'une simple fronde...

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  2. :) Oui, j'ai été un peu lourd dans le male gaze dans les illustrations.

    Comme dit Ed Greenwood, sa transformation en Hibou-Ours n'est pas possible dans les règles et donc les règles de la prochaine édition seront probablement changées pour être adaptées rétroactivement au film et à Doric.

    Les scénaristes ont fait de la "niche protection". Si elle avait trop de sorts, elle aurait trop éclipsé le sorcier Simon Aumar (qui, d'ailleurs, doit être d'assez haut niveau malgré ses blocages psychologiques - il y a eu des fiches officielles mais elles ne sont disponibles que sur la page de WotC où il faut s'inscrire). Ils ont aussi retiré tous les sorts de soin du Barde (qui doit être plus un simple Rogue).

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  3. Je retire ce que j'ai dit dans le paragraphe où je disais que je ne comprenais pas pourquoi le paladin thayen Xenk Yendar avait caché son McGuffin en un endroit très inaccessible.
    Ils ont sorti un comic book, The Feast of the Moon (écrit par Jeremy F. Lambert qui sert de "prequel" (et la partie principale sur la bande du barde est plutôt sans intérêt hélas).
    Dans la petite partie bonus sur Xenk Yendar, on y raconte à quel point le McGuffin en question ne lui apportait que des ennuis (une foule d'archi-vilains ne cessaient de l'attaquer pour le lui reprendre) et comment il en est arrivé à décider de le cacher dans un endroit aussi inhospitalier ; et c'est finalement "relativement" crédible.

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