[J'ai dû corriger le titre, censuré par Blogger qui doit être contrôlé par des fans de Xénophon]
J'avais un prof de grec qui quand on faisait des sottises et confusions nous disait "Vous êtes c... comme Xénophon !" - ou "comme du Xénophon", je ne me souviens plus très bien.
Et c'est une rime raisonnable, comme en atteste le résumé décalé de l'Anabase que fait Histoires Mythiques sur Mastodon. Dans la littérature ancienne, Xénophon est un refoulé un peu honteux des études grecques, celui qui a écrit sur les mêmes sujets que Platon (Banquet, Apologie de Socrate, Mémorables), qu'Aristote (Economiques), que Thucydide (Hellenika) pour à chaque fois sembler être une version moins intéressante de l'autre. Il sert un peu de faire-valoir pour nous rappeler à quel point Platon devait être un bien meilleur élève de Socrate que lui pour atteindre un tel génie. On sent bien quand on lit Xénophon qu'il aurait eu plus de sympathie pour la timocratie spartiate et on peut se demander pourquoi il n'a pas fini par trahir comme Alcibiade, ou bien trahi comme cette andouille antipathique de Ménon.
Il est douteux qu'il existe un invariant transhistorique du réac ethnocentriste, imbu de sa supériorité sociale, fasciné par le brutalité et la violence mais en gros c'est Xénophon (et d'ailleurs ce facho de Leo Strauss adore Xénophon, ce qui est le dernier clou dans le cercueil). On exagère le relativisme historiciste quand on croit que Xénophon aurait quand même un mérite en ayant été à l'origine de certaines formes de bêtise viriliste de l'opinion commune. Il y a des auteurs dont on peut se demander si leur place dans le canon n'est pas en grande partie un hasard dans la succession des temps. Les Humanités devraient rappeler cette contingence pour éviter toute déférence.
Oui, oui, je suis juste de mauvaise foi, j'écris ce genre de xénophoneries juste pour voir comment cela sonne. Et on avait même évoqué un jeu de rôle sur Xénophon il y a 10 ans.
Il a dû être très populaire si on en croit le filtre du temps qui a été si indulgent envers ses oeuvres. Le sort a voulu qu'on perde quasiment tout Epicure mais on n'a, je crois, rien perdu de Xénophon, comme pour Platon.
Il était peut-être vraiment aussi bon tacticien qu'il le prétend si Alexandre l'a pris au sérieux. Et quand "la Muse de l'Attique" recompose ses propres discours, il a l'air d'être un bon orateur, un peu narcissique et manipulateur, mais un bon élève des sophistes - même s'il insiste à la fin de son traité sur la chasse sur le fait qu'il a bien compris la différence entre philosophes et sophistes et qu'il est fier de n'avoir rien à faire avec ces derniers.
Socrate a dû lui trouver quelque chose s'il ne l'a pas chassé (et si, selon un récit mal daté et apocryphe, il lui aurait même sauvé la vie lors d'une bataille contre les Béotiens). Cicéron dit que la Muse de l'Attique écrit bien, je le crois sur parole. Il est moins bon philosophe que Platon, moins bon historien que Thucydide, moins bon orateur qu'Isocrate, mais il est un peu tout cela à la fois, un éclectique dilettante avant l'encyclopédisme d'Aristote, un essayiste peu profond mais capable d'une certaine astuce rusée. C'est certain que Platon ne pourrait pas écrire un traité d'équitation (Aristote pourrait, lui, mais il a une autre sorte de génie). Xénophon aime dangereusement l'oligarchie et la hiérarchie mais il exprime parfois plus de doutes que nos plus grands penseurs Platon et Aristote sur la viabilité d'un despotisme éclairé (quand il laisse entendre que les monarques réels sont rarement aussi bons que Cyrus le Grand). Il a peut-être ce petit côté d'aventurier raté devenu écrivain ou d'écrivain qui s'invente une vie de baroudeur, à la Malraux ou Debray. C'est pourquoi les écrivains de droite l'aimeront toujours comme ils fantasment sur un intellectuel prêt à partir en expédition militaire.
Mais il y a une chose qui est quand même touchante chez Xénophon, c'est que quelle que soit sa vanité et sa volonté de toujours se faire "mousser" dans ses textes, je suis perplexe sur le fait qu'il n'a pas l'air de trop vouloir dissimuler que son grand maître Socrate se moquait aussi de lui.
Au début du IIIe livre de l'Anabase (histoire reprise aussi chez Diogène Laërce II, 6), Xénophon raconte qu'il veut aller rejoindre le prince perse Cyrus (le jeune) et son maître Socrate craint qu'aller collaborer chez un satrape perse avec son copain béotien ne nuise à la carrière du jeune Athénien (on suppose que Xénophon a une trentaine d'années). On est en -401 et la démocratie vient d'y être restaurée en -403 (et Socrate va se faire condamner à mort en -399 alors que Xénophon ne sera pas encore revenu). Le philosophe lui conseille de demander à l'Oracle de Delphes s'il doit y aller ou non.
Xénophon (qui a déjà dû faire son choix ou qui est incapable de bien écouter Socrate) demanda seulement de manière biaisée à Apollon quels sacrifices il devait faire avant de s'embarquer (Xénophon parle ici de lui à la 3e personne).
καὶ ἀνεῖλεν αὐτῷ ὁ Ἀπόλλων θεοῖς οἷς ἔδει θύειν. ἐπεὶ δὲ πάλιν ἦλθε, λέγει τὴν μαντείαν τῷ Σωκράτει. ὁ δ᾽ἀκούσας ᾐτιᾶτο αὐτὸν ὅτι οὐ τοῦτο πρῶτον ἠρώτα πότερον λῷον εἴη αὐτῷ πορεύεσθαι ἢ μένειν, ἀλλ᾽αὐτὸς κρίνας ἰτέον εἶναι τοῦτ᾽ἐπυνθάνετο ὅπως ἂν κάλλιστα πορευθείη. ἐπεὶ μέντοι οὕτως ἤρου, ταῦτ᾽, ἔφη, χρὴ ποιεῖν ὅσα ὁ θεὸς ἐκέλευσεν.
La réponse d'Apollon lui désigna à quels dieux il convenait de faire des sacrifices. Quand Xénophon est de retour à Athènes, il relate l'oracle à Socrate. Ce dernier l'ayant entendu, lui reproche de n'avoir pas demandé d'abord lequel valait mieux pour lui de partir ou de rester ; mais de s'être déterminé lui‑même à partir, et de n'avoir consulté l'oracle que sur les moyens les plus propres à rendre son voyage heureux. "Cependant, puisque vous vous êtes borné à cette question, ajouta Socrate, il faut faire ce que le Dieu a prescrit."
Soit Socrate est vraiment plus superstitieux qu'on pourrait le croire (ce qui est possible, le rapport de nos fondateurs du Logos à Apollon n'est pas si clair), soit (ce qui est tout aussi plausible) Xénophon n'a pas bien compris que l'Ironique lassé et visiblement un peu passif-agressif veut se débarrasser de lui.
Et n'oublions pas de sacrifier un coq à Esculape!
RépondreSupprimerQue de souvenirs affluent à ma mémoire, en lisant ce billet, d'un mini-récit encarté dans Spirou, intitulé La galère de Saxophon! (le Saxophon en question était lui aussi un xon; je crois qu'il était dessiné par Bara, mais ça je n'en suis pas sûr, c'est loin, oh le filtre du temps...).
Nietzsche s'était moqué (dans le Gai Savoir 340) de Socrate pour cette phrase finale du Criton) sur le sacrifice à Esculape, en disant que cela prouvait donc que Socrate voyait de manière nihiliste la vie comme une maladie et son exécution comme sa guérison mais Georges Dumézil a montré dans le contexte que cela signifiait plutôt la guérison des erreurs de son interlocuteur Criton, pas sa propre mort.
RépondreSupprimerIls ont réédité l'an dernier une partie des aventures de Saxophon dans Saxophon & Alertogas de Hubuc & Devos, mais pas ce mini-récit avec la galère dans Spirou n°1323 (août 1963).
Oh, merci, merci pour ces précisions! Je ne me doutais pas de l'existence de cette réédition. Hubuc et Devos, j'étais loin du compte... merci de m'avoir guéri de mes erreurs; ma seule excuse: je n'ai pas dû relire ce mini-livre depuis un bon demi-siècle, j'en avais seulement gardé le souvenir (peut-être enjolivé par les années) d'une leçon d'économie parfaitement mise à la portée d'un lecteur de Spirou. Parmi les mini-récits, il y en avait qui étaient curieusement en décalage avec la ligne éditoriale plutôt sage du Spirou de ces années là, un peu comme le serait bien plus tard (toutes proportions gardées) le Trombone illustré: tantôt un ton plus provocateur, tantôt un graphisme moins conventionnel... Une bibliothèque secrète!
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