Je me souviens que quand j'étais enfant, il n'y avait pas de livre chez moi à part (1) pour ma mère, un recueil de nouvelles d'Agatha Christie (Les Douze Travaux d'Hercule Poirot, volume 1), (2) pour mon père portugais, la version espagnole de Sinouhé (1945) de Mika Waltari, (3) mes Journaux de Mickey, mes Picsou Magazine, mes Strange ou mes albums Spider-Man. J'avais quelques bd bizarres, dont un vieux magazine en français de Laurel & Hardy et un autre pour Nestor le Pingouin. Et c'était toute notre bibliothèque, avec déjà quelques prédispositions pour l'Antiquité.
Pour l'anniversaire de mes 8 ans, en CE2, un camarade d'origine grecque nommé Théodore A., m'offrit L'Iliade d'Homère qui venait de sortir en 1979 chez Gallimard dans la collection Les 1000 Soleils Or (455 pages). C'était en fait une reprise par Gallimard d'une traduction d'un siècle avant, en 1871 par un certain "P. Lagrandville" (sur lequel je ne trouve aucune trace). Une des choses qui m'étonna assez vite quand j'en pris conscience était que tous les noms grecs avaient été romanisés comme on le faisait encore au XIXe siècle (Jupiter au lieu de Zeus, Venus au lieu d'Aphrodite, etc.). Il n'y avait aucune préface, aucune note, aucune explication, ce qui était le choix ambitieux de cette édition pour enfants. Mais le texte était complet, même si la traduction avait beaucoup vieilli.
Cette version de 1979 avait des gravures (qui furent retirées ensuite). Elles venaient de versions (par le graveur Jean Dambrun) faites d'après Clément-Pierre Marillier (1740-1808) pour une édition d'Homère juste avant la Révolution. Je trouvais que ces Grecs faisaient décidément trop romains (et c'est pourquoi j'aime bien la traduction de Leconte de Lisle qui fait le choix inverse de ne rien romaniser et dit "Hektôr", "Akhileus" ou "Odusseus").
Nous avons déménagé peu de temps après, j'ai perdu tous mes livres laissés dans un garde-meubles impayé, sauf cette Iliade que nous avions gardé dans la valise. J'ai perdu la trace de ce camarade de classe Théodore A. qui avait tant perturbé mon imaginaire. J'ai retrouvé son nom sur Internet 40 ans après et n'ai pas osé le contacter mais c'est drôle de penser qu'il ne peut pas se souvenir de moi alors qu'il ignore qu'il (ou plus vraisemblablement ses parents qui ont dû faire le choix du cadeau d'anniversaire) a changé toute ma vie. C'est assez romanesque d'imaginer quels sont tous ces petits effets papillon sur autrui qu'on ne mesure pas dans nos actions.
J'étais un enfant qui ne lisait pas, à part Strange des éditions Lug, et je suis tombé amoureux de ce livre, même si je me souviens avoir eu beaucoup de mal à avancer. La lecture m'était physiquement très difficile et je ne savais même pas tenir un livre si lourd. La grande chance était ces illustrations. Comme beaucoup d'enfants habitués aux illustrés, je lisais comme si j'étais en apnée en attendant d'arriver à nouveau sur une gravure, comme si c'était une bouée ou une oasis dans le désert. Pourtant, lorsque j'ai lu le Catalogue des Vaisseaux qui rebute certains lecteurs dans l'Iliade, j'étais aussi fasciné que si cela avait été une porte dimensionnelle directe vers un autre univers, un peu comme le fut le Silmarilion. L'Odyssée ne me procura jamais le même choc.
Puis vers 1981, j'ai trouvé (au Hall du Livre de Nancy) un second livre, plus important encore, le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Joël Schmidt chez Larousse (1e édition 1965) que j'ai lu et re-lu de A à Z. Je n'ai découvert le dictionnaire de Pierre Grimal que plus tard et il est meilleur du point de vue de l'érudition car il donne les sources mais je n'ai jamais eu pour Grimal l'affection que j'avais vers dix ans pour le premier choc initial avec Schmidt. Il y a un lien plus indélébile avec les commencements, quelle que soit leur contingence, indépendamment de toute qualité intrinsèque. Les premiers livres sont ceux qu'on a reçus plus naïvement et qu'on a relu cent fois dans notre mémoire.
Enfin, ma mère, qui était agente de voyages, rencontra une cliente (une certaine Nicole K.) à qui elle parla de mon goût un peu obsessionnel pour la mythologie. Elle lui donna alors généreusement un vieux livre d'André Bellessort (1866-1942), Athènes et son théâtre (1934). Bellesort prend la peine d'expliquer les tragédies, de citer des extraits et leur contexte. Mon édition était fautive et il y manquait quelques pages dont une photo censée être le Carrefour du "Laïus", où Oedipe tua Laïos ! J'ignorais que Bellesort (de l'Académie française) était un vieux fasciste mais cela ne se remarque pas du tout dans ce livre (à moins que j'aie été simplement assez aveugle à l'époque). Ce vieux traducteur de Virgile me semblait même souvent plein d'empathie dans ce livre de popularisation (quand il semble ironique sur le vieil Eschyle se moquant des Perses) et on n'y détecte pas facilement ses idées d'extrême droite (alors que son élève Brasillach claironne immédiatement son nazisme dans un autre texte bref qu'il a écrit en préface à une édition de Virgile). Je dois avouer que les livres de J. de Romilly sur les tragédies ne m'ont jamais autant plu que ce vieux bouquin du traducteur fasciste.
L'Iliade, Joël Schmidt, Bellesort. Ces 3 livres, surtout celui de Schmidt, c'était là toute ma mythologie et je ne me rendais pas compte du tout de l'étendue de tout ce que je n'avais pas. Avant d'aller à la bibliothèque de Beaubourg pour pouvoir y lire les Eddas, je n'imaginais pas une seconde qu'il y avait beaucoup plus de livres disponibles sur les mythes.
Puis j'ai acheté Bilbo le Hobbit pour l'anniversaire de mes dix ans en début de CM2 et j'ai basculé vers autre chose en plus, mais la fantasy et le jeu de rôle étaient un peu des exutoires pour retrouver des mythologies qui ne seraient pas déjà épuisées dans des anthologies.
Fratello!
RépondreSupprimerAh, cette collection 1000 Soleils Or. Il y avait aussi les Walter Scott comme Ivanhoé et Quentin Durward qui étaient impressionnants (jamais lu Rob Roy).
RépondreSupprimerTouchant partage de souvenirs (et on vibre effectivement au romanesque implicite)
RépondreSupprimerMerci !
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