mercredi 6 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques II L'argument de Russell sur les descriptions définies

4 Bichat (jour des Bernoulli !)

Ce n'était peut-être pas une très bonne idée de commencer hier avec un argument aussi obscur que le sujettranscendantalkantien et que je ne suis pas sûr de bien comprendre alors que je suis censé l'expliquer. 

Je vais donc donner un argument que je crois comprendre et qui ne me paraît pas sans intérêt : l'argument de Bertrand Russell sur les Descriptions définies

Ou plutôt : les descriptions définies, comment s'en débarrasser !

en 7 étapes et deux illustrations volées sur un site de plagiat automatisé

C'est l'argument le plus célèbre de la philosophie analytique contemporaine il y a 120 ans et il est simple à comprendre (même si je trouve qu'on n'explique pas toujours assez son intérêt et qu'on ne comprend bien un argument que si on comprend aussi à quoi il sert). 

1) D'abord un rappel des bases : c'est quoi la logique de Russell ? 

Le Comte anglais Bertrand Russell est le créateur (avec l'allemand Frege) de la Logique mathématique moderne. Dans cette forme de la logique au lieu de juste dire "tout sujet est P", on dit des énoncés comme "Pour tout x, si x est un F ou si x est en relation avec y et z". Cette formulation n'est pas qu'une différence de détails car elle fait complètement changer le rapport entre la logique et les mathématiques. 

il faudrait aussi se débarrasser des images de Plagiaires automatiques, je sais


2) OK, mais quel est le rapport avec la philosophie ? 

Russell s'est demandé ce que cette formulation logique voulait dire dans la réalité. Ce n'est pas qu'une présentation logique, on parle de quelque chose de réel. 

Il a proposé une analyse de base de notre connaissance. 

Analyser veut dire diviser. Russell appelle sa méthode analytique parce qu'il veut dire que contrairement à certains philosophes allemands qu'on ne citera pas il pense qu'on peut diviser en éléments simples sans rien perdre en complexité ou en profondeur (la méthode analytique s'appelle aussi le réalisme analytique ou l'atomisme logique). 

3) Russell distingue fréquentation et description

Toute connaissance est soit directe soit par description. Ce qui ressemble un peu à l'ancienne distinction entre intuition et concept discursif (si ce n'est que pour Russell, il y a aussi des connaissances directes des relations). 

Nous connaissons directement des expériences comme "tiens, sensation A, où c'est de la douleur dans mon bras à 7 heures" ou "tiens, état mental B où c'est du rouge qui s'écoule ici à 7 heures". Russell appelle cela avoir une "fréquentation" (acquaintance) d'un particulier. 

Et nous connaissons aussi des propriétés universelles ou des relations (être à côté, être entre x et y, être le successeur, être supérieur à...). Toute mon expérience s'analyse avec ces deux termes de base, la fréquentation ou expériences de particuliers et la fréquentation de propriétés, de fonctions ou relations. 

Notre pensée ou notre langage a deux manières de renvoyer à ce qui est : soit par fréquentation directe, soit par association de plusieurs relations pour décrire indirectement quelque chose. Au lieu de dire "sensation A" ou "sensation B" ou "relation d'ordre", j'arrive à un énoncé général avec des variables comme "tout x qui a cette relation R avec tout y". 



4) Qu'est-ce qu'une description et qu'est-ce qu'une description définie

On peut utiliser une propriété comme "être une vitesse d'un mobile" ou bien "être une quantité infinie". Ce sont des descriptions. On peut donc définir "être une vitesse infinie" et on peut dire l'énoncé "Il n'existe pas de vitesse infinie". 

On appelle "description définie" une description qui au lieu de dire "tout x tel qu'il a la propriété F" dit "cet x et cet x seulement tel qu'il a la propriété F". Par exemple "le nombre premier entre 2 et 5" signifie "3" et c'est une description définie qui est dite "dénotante", on peut toujours remplacer l'une par l'autre. 

5) Mais zut, il y a des descriptions qui ne sont pas dénotantes

Mais il y a des descriptions qui ne sont pas dénotantes. Et oui. 

Par exemple "le nombre premier strictement entre 3 et 5 avec 3 et 5 non compris". (je laisse de côté le fait qu'on aurait le même problème avec "le nombre premier entre 3 et 13" parce qu'il y en a plusieurs)

Appelons cette description vide par un Nom propre, n'importe lequel. 

"Gabriel Attal", pour aller plus vite parce que cela va bien pour une description vide

Un Nom propre, cela veut juste dire une constante, ce qui présuppose une condition d'existence et d'identité. 

Et on a alors un problème logique. 

"Gabriel Attal est impair" est faux (puisque Gabriel Attal n'existe pas, ce n'est rien du tout, Gabriel Attal, on est d'accord ?)

Vous allez me dire : Oui, mais si Gabriel Attal est premier et supérieur à 2, il devrait être impair, non ? 

Oui, mais il ne l'est pas puisque pour être impair, il faut bien être quelque chose (ou à la rigueur être égal à 0, mais il n'est pas non plus égal à 0). 

Et il n'est pas vrai non plus qu'il est pair (puisqu'il n'est rien). 

Et non, ce n'est pas un nombre étrange qui n'est "ni pair ni impair" (ce qui n'existe pas). Ce n'est pas un nombre du tout

6) Roulement de tambour : ELIMINONS LES DESCRIPTIONS DEFINIES (boo) EN MONTRANT QUE CE SONT EN FAIT DES ENONCES A TRADUIRE

WOW, BERTIE SMASH!


Pour éviter une contradiction où "Gabriel Attal est F" et "Gabriel Attal est non-F" à la fois (ce qui serait donner beaucoup d'importance à ce Gabriel Attal alors qu'il n'est rien, je vous le rappelle), Bertie Russell va proposer une méthode radicale : 

toutes les descriptions définies dans le langage sont en fait confuses 

car elles sont des "abréviations" implicites. 

LE Machin veut en fait dire "Il existe un truc qui Machine". 

Les gens ne disent pas vraiment (du point de vue logique) dans leurs phrases du langage naturel ce qu'ils croient dire. 

Quand je dis "Le nombre premier entre 3 et 5", je veux dire en fait :  

"Il existe un nombre et il est premier et ce nombre est strictement entre 3 et 5". 

Or cette phrase n'est pas contradictoire ou mystérieuse. Elle ne renvoie pas à un Objet dans un autre Plan des Idées Impossibles Non-Exemplifiées dans notre Réalité. Elle est juste fausse. Elle ne renvoie à rien, c'est tout. 

"Le F" veut dire "Il y a un être et un seul qui est dans ce contexte F". 

On peut donc se débarrasser des descriptions définies. Ce sont des énoncés vrais (descriptions définies dénotantes) ou faux (descriptions définies non-dénotantes). 

On n'a plus de contradiction. Merci qui ? Merci Bertie. 

Donc "Gabriel Attal est impair" veut dire : 

"Il existe un nombre premier entre 3 et 5 tel que ce nombre est impair". 

Non, c'est faux puisqu'il n'y en a pas. 

Mais "Il existe un nombre premier entre 3 et 5 tel que ce nombre est pair" est tout aussi faux. 

C'est une analyse très simple mais assez puissante : tous les énoncés du type "L'objet qui F" doit être retraduit dans son vrai sens logique cohérent qui est "Il existe un x unique qui F". 

7) Ok, but why should I care? 

Russell indiquait une voie où le langage ordinaire est confus et plein d'incohérence et où la logique doit introduire des choix de clarifications, de traductions pour donner des énoncés cohérents. 

Ce fut un modèle d'analyse réussie (tout comme l'analyse que Russell et Frege feront du concept de nombre à partir du concept d'ensemble). Pour Russell, notre langage ordinaire n'est qu'une forme équivoque qu'il faut réguler par une norme logique pour comprendre de quoi on parle et si ce qu'on dit est vrai ou même peut être évalué comme vrai ou faux. La logique nouvelle devait changer notre manière de penser en changeant notre manière de parler. 

Ce fut une partie de la philosophie analytique jusqu'à ce que l'élève rebelle de Russell, Ludwig Wittgenstein et toutes ces canailles d'Oxford (Sir Strawson, boo) commencent à dire "non, l'analyse conceptuelle, on s'en fout parce que le langage ordinaire est très bien comme il, ce sont des pratiques contradictoires, c'est de l'usage, man, pas un langage logique parfait comme en maths, tu voâ". Et dans ce cas-là, "L'actuel roi de France est chauve" n'est ni vrai ni faux (il échoue juste à dénoter), et non pas un énoncé faux même si on comprend son énoncé, comme chez Russell. D'où la querelle Russell-Strawson sur le statut du langage. 

Bon, ok, vous allez me dire, à peu près la même année que ce texte de Russell, Einstein découvrait la Relativité restreinte et c'était plus génial, plus important, plus épochal. 

Oui, sans doute. Russell serait d'accord. 

Mais cela n'enlève rien au mérite de cette analyse de "On Denoting" (1905) de Bertie. 

NB Les lecteurs qui connaissaient déjà l'argument peuvent se demander "mais pourquoi vous êtes vous compliqué à prendre un exemple pseudo-mathématique alors que Russell prenait gentiment un exemple rigolo comme "L'actuel Roi de France" pour se foutre du Roi Edouard VII ?" 

Mais je pense qu'une description comme "L'actuel Roi de France" fait croire qu'on a un problème modal sur la contingence de cette description (et des Continentaux penseraient que c'est peut-être "Emile Loubet" ou "Alphonse XIII" à l'époque où il écrit) et Russell avait en réalité en tête un exemple logique avec une description NECESSAIREMENT non-dénotante, comme mon "Gabriel Attal" plus haut. Prenez donc plutôt "Bob = le nombre naturel premier tel qu'il est strictement supérieur à 3 et strictement inférieur à 5" et vous n'aurez pas à parler de mondes possibles ou vous demander si la description définie "aurait" pu éventuellement être dénotante dans certains mondes possibles où la monarchie française n'a pas été abolie.)

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