samedi 9 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques IV : l'être n'est pas un "genre"

7 Bichat, jour de Galilée

Platon avait tenté de dresser une liste de ce qu'il appelait les plus "Grands Genres", les plus universelles de toutes les "Idées", dans son dialogue, le Sophiste (236d-264b), et il était arrivé à seulement à 5 : l'être, l'identité (le Même), la différence (l'Autre), la permanence et le mouvement (le changement). Je ne comprends pas bien pourquoi Platon ne voulait pas réduire la différence à une sorte de négation de l'identité, ou engendrer le mouvement par combinaison de l'être et de la différence, mais il avait l'air de vouloir les admettre comme tous irréductibles, contre Parménide qui aurait dit qu'il n'y avait que l'être et qu'il était identique à l'identité et à l'immobilité. Platon arrivait à ce paradoxe dans sa Dialectique que ces Grands Genres pouvaient "se croiser" puisque l'immobilité ou la différence avaient tous les deux de l'être et donc tombaient tous sous ce Grand Genre. 

Aristote va refuser ce choix de ces Cinq Grands Genres son maître dans sa Métaphysique

Il définit le Genre (génos) non pas comme une entité réelle (qui chez lui, s'appelle une "ousia") mais une sorte de classification logique. Il y a des Genres (comme les "classes" pour nous) et des Différences et les Différences donnent les espèces (les inclusions de sous-classes). 

Comme il l'explique dans sa Métaphysique (notamment dans les problèmes posés au début en III/B, 2 (3e aporie) et en IV/Γ, 2), l'être ne doit pas être pris comme un "Genre" sinon on arriverait à une contradiction où le Genre "Être" se diviserait lui-même en plusieurs espèces distinguées par des Différences. Mais chaque différence interne à l'être devrait bien participer de l'être (il faut bien que ces différences soient toutes quelque chose), ce qui serait circulaire. Donc l'être (et de même pour l'Un) n'est pas un Genre. L'être est au-dessus de toutes les hiérarchies logiques des Genres et des Espèces (même si la logique plus tardive finira par réduire l'être à un concept simplement comme le plus général de tous). 

Cet argument a l'air simple mais il peut presque anticiper sur beaucoup d'autres paradoxes classiques de la logique comme la difficulté à définir sans contradiction une classe universelle de toutes les classes. 

L'être est donc très particulier car il est équivoque : il peut vouloir dire simplement exister au sens d'être une "ousia" (une réalité concrète). Ou bien il sert dans les relations logiques pour désigner ce qui définit un être (être essentiel) ou bien ce qui le détermine sans le définir (être accidentel). Ces différents "sens" de l'être s'appellent les "Catégories (le verbe "kategorein" veut dire ici attribuer à quelque chose, ce sont donc les manières d'affirmer quelques chose). Aristote donnera environ une dizaine de catégories : la substance et les différentes propriétés "accidentelles". 

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Excursus : et que produit cet argument par la suite. 

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L'être partage avec un autre terme, l'Un, cette équivocité fondamentale et Aristote maintient l'idée que ces deux notions sont très similaires et liées. 

Par la suite, il y aura une tension sur la hiérarchie à adopter entre ces différentes notions. 

Les Néo-Platoniciens considèrent en effet que l'Un et le Bien sont des termes qui dépassent l'être (d'après une interprétation à la fois du Parménide de Platon et de la République). 

Mais au contraire, une partie des Aristotéliciens vont insister sur la primauté de l'être. Porphyre (qui était néo-Platonicien mais plus syncrétique dans son "Néo-Aristotélisme") avait admis dans son Introduction aux textes logiques d'Aristote son argument que l'être ou la substance n'étaient pas des Genres.

Un événement important qui change tout est qu'avec le Monothéisme créationniste, on commence à dire que tout reçoit son être d'un étant parfaitement bon et qu'il faut distinguer dans l'être l'être créateur qui reçoit son être de lui  même (vraie substance première) et l'être créé qui n'est qu'un être second qui a besoin de le recevoir. Aristote n'avait jamais dit cela mais la théologie monothéiste va devoir composer un mélange du Bien platonicien ("au-delà de l'ousia") et de la théorie que l'être n'est pas un Grand Genre.  

Le grand métaphysicien persan Ibn Sina (qui fut l'un des plus influents dans la Scolastique médiévale même si c'est dans des traductions fautives où on lui attribuait parfois les thèses qu'il critiquait) dit que la science recherchée est celle de l'être (ou du "quelque chose") et non du Bien suprême de Dieu puisque celui-ci participe de l'être mais qu'on ne peut pas dire que tout étant et tout étant-possible participe de Dieu. Chez Ibn Sina, l'être est un Principe pour arriver à fonder l'être de Dieu, qui est ce qui nous occupe ensuite plus : la Théologie nous "intéresse" plus que l'Ontologie mais elle reste "seconde" dans les principes.  

Ce n'est qu'au XIIIe siècle que la Scolastique en tirera une doctrine qui s'appellera les "Transcendantaux" (avec un traité sur le Bien d'un certain Philippe le Chancelier de Notre Dame de Paris, 1160-1236, même s'il n'utilise pas le terme exact de transcendantalia). Les notions comme "être" ou "vrai" ou "un" ou "bon" sont trop au-delà des Catégories logiques ("transcatégoriales") et elles sont liées entre elles (on parlera de la "conversion" des transcendantaux). La Scolastique se disputera ensuite entre ceux qui pensent que l'être est trop équivoque ou "analogique" pour être dit également de Dieu et des étants créés (Thomas d'Aquin) et ceux qui disent que l'être doit être, comme pour Ibn Sina, le terme commun malgré toutes ses acceptations (Duns Scot). C'est la dispute entre Ontologie et Théologie comme vrai fondement de la métaphysique, qui existe depuis les passages contradictoires d'Aristote à ce sujet. 

Quand Kant reprend ce terme de "transcendantal" au XVIIIe siècle pour désigner "ce qui est une CONDITION DE POSSIBILITE de la connaissance sans pouvoir être objet de connaissance", il le reprend déjà à une tradition de la philosophie wolffienne, où la métaphysique est définie comme une science des concepts transcendantaux. Pour Christian Wolff (Cosmologia, 1731), la science "transcendantale" est l'ontologie générale (de l'ens comme possible) et la cosmologie (étude de ce qui fait un monde en général, avant la physique empirique). Mais Kant, avant d'écrire la Critique, est aussi influencé dans les années 1760-1770 par un autre texte, non strictement wolffien, la Métaphysique (1739) d'Alexander Baumgarten qui distingue transcendantal (nécessité essentielle) et métaphysique. et ensuite Christian Crusius qui va affaiblir le sens de transcendantal dans un sens de "logique général".

C'est ainsi que le terme qui désignait ce qu'il y a de plus total au-delà des êtres créés va devenir ce qui désigne dans l'épistémologie et la nouvelle métaphysique "critique" une pensée au-delà des concepts et de l'expérience possible. Il est assez paradoxal que le terme de "transcendantal" désignait dans la Scolastique ce qui dépasse les catégories logiques et que dans le criticisme cela va désigner au contraire le fait que la logique formelle (la table des jugements) nous fournit le modèle des catégories pures et des conditions de l'expérience possible (l'unité synthétique de l'aperception transcendantale). On passe de l'Un métaphysique à l'unité synthétique comme condition du concept intellectuel, du jugement et de la Raison - en fait les différents transcendantaux de la tradition sont convertis en différentes facultés du sujet : la Raison-Volonté pour le Bien, l'Entendement pour l'Un, le Jugement pour le Vrai (mais dans la Réflexion 4807, Kant dit que c'est parce que la Raison concerne la perfection dans la diversité sensible). Dans la Réflexion 5739, Kant dit que les Transcendantaux renvoient en fait surtout à la Catégorie de la modalité : l'Un est la Possibilité, le Vrai est le Réel et le Bon est le Nécessaire. C'est ainsi qu'on passe du problème métaphysique de l'Hénologie à une épistémologie "formelle". Les Transcendantaux platonico-aristotéliciens au-delà des substances sont diffractés en conditions de la science pour nous autres êtres rationnels finis. Voir Marco Sgarbi, The Historical Genesis of the Kantian Concept of »Transcendental«, Archiv für Begriffsgeschichte, Vol. 53 (2011), pp. 97-117

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