mardi 26 janvier 2010

Mardi, c'est Aristote, naturellement



Rappel :
0 Plan de la Métaphysique
1 Introduction et Plan de la Physique ;
2 Introduction au Livre I sur les Principes ; 3 Plan de Physique I, 2-9 ; 4 I, 9 Le principe de la matière ;
5 Introduction au livre II : les Quatre causes et leurs modalités (II, 3)


  • Rappel du plan du livre II :

    • Chapitre 1 : ce qu'est la Nature et en quoi elle diffère de l'artifice
    • Chapitre 2 : En quoi l'étude de la Nature diffère des Formes mathématiques
    • Chapitres 3 & 7 : les Quatre Types d'explication : formelle, finale, productive et matérielle
    • Chapitres 4-5-6 Le hasard (et la Fortune) existe-t-il ?
    • Chapitre 8 : La Nature peut-elle être expliquée uniquement par le Hasard, la Nécessité et la sélection naturelle ou a-t-elle une finalité ?
    • Chapitre 9 Quelle est la nécessité dans la Nature ?





  • Le Chapitre 1 : La définition de la Nature

    Le terme φύσις (phusis) ne désigne pas encore chez Aristote un "système de phénomènes soumis aux régularités" (pour prendre la définition kantienne de la Nature). Chez les Grecs, la phusis vient du verbe phuomai, "croître, pousser", mais elle désigne déjà son pouvoir causal, ses effets. Homère dit dans l'Odyssée que le dieu Hermès donne à Ulysse une plante comme remède contre la fée Circé et qu'il lui indique alors la "phusis" de cette herbe.

    Comme y insistait Heidegger dans son article de 1940 "Comment se détermine la φύσις" (Questions 2), Aristote est parti d'une interrogation par les Principes et les Causes et la Nature va être comprise à partir d'une première distinction sur les causes : il y a des causes par nature, phusei, et des causes par l'art(ificiel), tekhnê(i). Les animaux, les parties des animaux (les os, la chair), les plantes, les éléments simples sont par nature alors que le lit existe par la technique.

    Ici arrive la définition :

    Tous les étants par nature semblent avoir en eux un principe de mouvement et de stabilité, soit (1) selon le lieu, soit (2) selon l'augmentation et la diminution, soit (3) selon l'altération. (192b12-16)

    (...)

    Ont une nature tous les étants qui ont un principe de genre. Ces étants sont tous des substances car ce sont des sortes de substrats et la nature est toujours dans un substrat. (192b32-34)

    L'être naturel a donc un principe interne de "mouvement" (qu'il soit mouvement spatial ou bien plus généralement changement qualitatif ou quantitatif). Cela ne s'applique pas qu'aux êtres qui connaissent une "croissance". La pierre a une nature (qui la pousse à tomber vers la terre) et le feu une nature opposée (qui le pousse à s'élever).

    Les commentateurs néo-platoniciens comme Jean Philopon (cf. le survol des Commentateurs antiques) s'étonnent alors que cette définition d'un Principe interne de mouvement (auto-moteur) puisse être le même que celui de l'Âme. Mais c'est qu'ils travaillent avec la définition platonicienne de l'Âme comme "auto-motrice" (Phèdre, Timée et Lois X, 895c-896a). Pour eux, la Nature aristotélicienne serait donc ainsi définie comme l'Âme et cela ne les dérangerait pas s'ils admettent une Âme du Monde qui anime l'univers sans être identique avec l'Intellect divin (Timée 30a -34b). Pour Aristote au contraire, l'Âme n'est bien que la vie et même plus précisément le principe des animaux (forme et être en acte de la matière, "l'entéléchie des corps", De Anima II, 1 contre toutes les définitions étudiées au livre I).

    On peut comparer cette définition de Physique II avec celle de la nature dans Métaphysique Δ, 4, (1014b15-1015a20), où le Philosophe énumère 4 sens traditionnels : (1) la génération de ce qui croît ; (2) le principe immanent de croissance d'un être naturel (par exemple le semence) ; (3) la matière pour un être (qu'il existe par nature ou artificiellement) et (4) la substance composée de forme des êtres naturels. La définition par le mouvement généralise donc surtout le second sens (et en partie le quatrième).

    Puis Aristote affirme qu'on ne peut ni ne doit démontrer que la Nature existe, mais le constater. Il n'est rien de plus "manifeste" qu'il y a des êtres naturels et il compare celui qui prétendrait démontrer par un pur principe l'existence des substances physiques à un aveugle-né qui parlerait des couleurs sans pouvoir les voir (tiens, une préfiguration de l'Argument de Mary sur les Qualia).

    Enfin, Aristote pose un problème à partir de son analogie "technique" si essentielle dès qu'il parle de la Matière et de la Forme (voir son exemple constant de la statue). La Nature va être dite à la fois matière (substrat) et forme, mais principalement forme. Le modèle hylémorphique généralise en partie à partir de l'objet fabriqué. Cependant, une objection semble être que l'artefact fabriqué est peut-être encore plus forme que matière (le lit est en bois mais c'est par la figure qu'il accomplit sa fonction de lit, pas seulement par son matériau). La différence est dans le principe interne de croissance et dans la reproduction : un olivier produit des olives et d'autres oliviers, le lit en bois ne produit par lui-même aucun lit (même si sa matière pouvait faire pousser du bois).

    La différence semble être dans la finalité car l'être vivant a une fin mais il tend aussi à produire ainsi d'autres étants de même forme. Même l'os n'a pas encore sa nature et sa croissance sans une "forme" qui lui donne sa fonction dans l'animal vivant. La Nature sera donc avant tout une "forme" (ou bien une forme comme privation) comme principe interne (cause productive et cause finale).






  • Chapitres 2 : Physique et Mathématique

    On considère souvent qu'une rupture de la Physique moderne galiléenne a été la mathématisation et la mécanisation de la Nature. Mais l'astronomie platonicienne était déjà géométrisée (tout comme l'optique). Même Aristote, qu'on accuse parfois d'une physique trop "qualitative" ou encore pleine de préjugés sensibles dans ses explications, introduit quelques équations générales de mécanique (mais les ingénieurs ou Archimède devaient avoir des modèles déjà plus élaborés).

    La distinction entre les deux se fait contre Platon. La Physique porte sur des substances réelles composées de matière et de forme alors que les Mathématiques portent sur des formes séparées ou abstraites : la ligne, la surface, le volume. Il ne faut pas confondre la sphère réelle du Soleil et la Sphère abstraite du géomètre qui est séparée de toute matière réelle.

    Cela commence toute la polémique qui revient si souvent contre Platon : les Formes mathématiques ne sont pas des substances réelles, seulement des abstractions (Métaphysique Livre I (A), 6-7 ; Livre II (α), 3 & Livres M & N). Les Mathématiques n'ont pas de "substance" complète car elles n'ont que des Formes immatérielles.

    Aristote revient alors à la dualité matière-forme de la nature et à son analogie entre Technique et Nature. Une science ou une technique peut porter sur un objet mais aussi sur son but. Il faut distinguer deux sens du mot but (télos) : le but vers lequel et le but pour lequel. Par exemple, toute technique a un but vers lequel il se dirige (par exemple réussir son oeuvre) et un but pour lequel il accomplit cela (nous et notre intérêt, par exemple). Le charpentier naval doit savoir de quelle matière (par exemple de quel bois) sera telle partie du navire (but vers lequel) mais son vrai but (pour lequel) est l'intérêt du timonier, qui, pour l'efficacité de cette partie, connaît mieux la forme adéquate que sa matière.

    La physique n'a pas à se demander s'il y a ou non une forme séparable de la matirèe. Elle se sert des concepts mais ce sera la philosophie première (et la théologie) qui se demandera s'il peut y avoir des substances immatérielles. Cet argument, qui semble être seulement méthodologique sur la téléologie, annonce donc déjà un autre opposé à la Nature, ce qui dépasseraient les substances sensibles composées (cf. Physique VII-VIII sur le Premier Mouvant Immobile et Métaphysique XII (Λ) sur la substance éternelle).





  • Chapitre 3 & 7 : Les Quatre Explications

    Voir il y a 15 jours sur le chapitre 3. Après la digression sur le Hasard, Aristote revient au chapitre 7 (198a 14-198 b9) à une unification des quatre types d'explication : pour les êtres naturels, on peut distinguer la matière et d'autre part le fait que la forme, le moteur et la finalité coïncident en une seule, la forme de cet étant. La forme comme espèce de la fleur est à la fois sa figure, ce qui lui permet de pousser (mouvement quantitatif) et le but en vue duquel elle pousse (pour transmettre ses graines par exemple), alors que sa matière ne serait que le substrat qui reçoit cette forme.

    La physique (sublunaire) se limite aux êtres changeants et corruptibles (l'astronomie supra-lunaire porte sur les êtres mus mais incorruptibles comme les astres et la théologie porte sur un être qui soit absolument délivré de tout mouvement comme principe et cause finale de tout mouvement). Dans l'être mobile, le principe immobile est "ce en vue de quoi" il se dirige, c'est sa forme (mais le Premier Moteur ne sera pourtant pas la "forme de l'univers", car il est séparé de toute matière et de tout être en puissance).



  • Chapitres 4-5-6 Le Hasard




    Il y a ici un léger problème de traduction car Aristote distingue deux mots grecs, Τύχη et αυτόματον. La traduction classique (par exemple Carteron dans l'édition aux Belles-Lettres) traduit τύχη comme "la Fortune" et l'automaton comme "le hasard", mais la nouvelle traduction Pellegrin traduit le premier par "le hasard" et le second par "spontanéité". Je vais me conformer à l'usage traditionnelle contre Pellegrin car la distinction faite au chapitre 6 me semble bien être entre une heureuse Fortune, "la chance" comme coïncidence entre une intention et un événement et le simple hasard aveugle comme événement aux causes indifférentes (toute fortune est donc une sorte de hasard mais il y a des hasards dont on n'a pas envie de parler comme d'une heureuse fortune). Mais la différence semble assez subjective ou anthropocentrique comme il ne s'agit dans le cas de la Fortune que de notre interprétation de la coïncidence (je voulais rencontrer X et je "tombe sur" X).

    La position d'Aristote est ici un juste milieu qui assure une certaine place au hasard (du moins dans notre Nature sublunaire, pas dans l'ordre astronomique parfait) mais en refusant que le hasard et la fortune puissent être des causes essentielles de l'ordre physique. Il refuse donc le Nécessitarisme attribué à Démocrite (pour qui tout, hormis la création, arriverait par Nécessité) et le "Contingentisme" d'autres atomistes (pour qui tout ordre apparent émerge en fait à partir d'un chaos imprévisible), mais aussi toute conception superstitieuse d'une Fortune "surnaturelle" ou mythologique (par exemple la "Providence" (la cause finale dans les êtres physiques d'Aristote n'impliquant pas un Destin organisé).

    Le Néo-Platonicien Simplicius dans son Commentaire prendra soin de corriger en ajoutant la Tuchè providentielle comme Déesse et Cause divine. La tradition platonicienne et stoïcienne sera en fait bien plus "finaliste" et providentialiste que le sobre Aristote.

    L'argument d'Aristote en faveur du Hasard/Fortune est que dans le monde sublunaire il y a des exceptions et des régularités qui ne valent que la plupart du temps. L'exemple typique en est les "anomalies" et "tératologies", les naissances monstrueuses en biologie. L'homme bipède engendre l'homme bipède mais il peut engendrer parfois des monstres.

    Mais le hasard n'est pas alors une cause essentielle. Ce n'est que par accident que la semence n'a pas produit sa finalité naturelle et qu'elle a raté son but. Il n'y a donc pas à ajouter cet échec de la forme comme une cause à part en plus des quatre autres. Elle ne serait qu'un écart accidentelle entre la forme et la matière en des substances individuelles.


  • Chapitre 8 : Le Hasard et la Finalité

    Après être repassé par la Forme comme Cause Motrice et Finale au chapitre 7, Aristote l'oppose à nouveau aux théories du Hasard et de la Nécessité. C'est la défense du Finalisme par Aristote qui a sans doute eu la plus longue pérennité dans toute son oeuvre, continuant bien après le mécanisme cartésien jusqu'à ce que Darwin perfectionne enfin grâce à la Sélection naturelle une explication qui évoque un peu celle d'Empédocle ou des atomistes.

    Aristote reconnaît d'ailleurs qu'on risque parfois de mal interpréter une cause qui arrive comme si c'était une cause finale : la pluie ne tombe pas pour faire pousser le blé (cause finale) mais c'est grâce à la pluie que le blé peut pousser (cause motrice). La célèbre critique de la finalité à l'époque moderne (par exemple celle que fait Spinoza dans l'appendice de la première partie de l'Ethique) ne fait que généraliser cette précaution contre l'abus de causes finales.

    La solution d'Empédocle semble avoir été, si l'on en croit Aristote, de partir d'une Nature sans loi biologique où les parties se seraient agrégées par pur hasard avant que des formes se stabilisent. Il y aurait donc eu des minotaures monstrueux avant que n'émergent les formes des hommes et des vaches. Il n'y a pas encore d'idée de mutations et de sélection pour expliquer la spéciation, seulement une sorte de mythe du désordre originel avant les espèces.

    L'argument d'Aristote est que cela ne donne pas assez de limites au hasard et n'expliquerait pas assez les régularités biologiques. Il faut que les formes soient nécessaires ou au minimum qu'elles s'appliquent "la plupart du temps" (hôs epi to polu). Le semblable engendre (le plus souvent) le semblable. Même des végétaux sans aucune intention montreraient déjà des fonctions qui impliquent une cause finale : elles produisent des feuilles pour se reproduire et des racines vers le bas pour se nourrir.

    Mais Aristote explique le mutant par une nouvelle comparaison avec l'artifice : l'erreur typographique du copiste (Daniel Dennett se sert de la même comparaison sans cesse dans son livre sur Darwin). Ce qui semble donc le plus manquer à Empédocle comme à Aristote n'est pas l'idée d'un "heureux mutant" par les hasards mais l'idée de la sélection environnementale sur plusieurs générations pour rendre compte de "l'adaptation".

    En passant, dans son Commentaire à la Physique (310), Philopon a une idée assez originale en disant qu'une différence entre art et nature est que l'art pourrait bien chercher à produire des monstres volontairement alors que la nature ne produit le monstre toujours que par accident.

    Aristote reviendra souvent sur les causes finales dans ses oeuvres "zoologiques". Il explique par exemple (Des Parties des animaux III, 1 ; IV, 11 ; Génération des animaux II, 6) que la Nature ne fait jamais "rien en vain" et que ce finalisme fonne une voire plusieurs fonction à différentes parties qui sont réutilisées (mais sans aucune "évolution" possible). Car si Aristote croit à une finalité, il croit aussi que la Nature est déjà "finie", achevée, parfaite. Cela interdit d'ailleurs tout providentialisme de type stoïcien, il n'y a pas d'intervention d'un dessein divin dans notre intérêt.


  • Chapitre 9 : Nécessité et Finalité

    Dans ce court dernier chapitre, Aristote fait une synthèse un peu obscure, même si le but est claire.

    Il distingue ce qui est "absolument nécessaire" et ce qui est nécessaire "ex hypothesi". Il n'est pas absolument nécessaire que la scie existe mais il est nécessaire ex hypothesi pour qu'elle accomplisse sa fin qu'elle soit d'une matière métallique adaptée. C'est donc la fin qui détermine la matière pour les étants naturels et il n'y a qu'une nécessité conditionnelle qui dépend de la forme. La finalité n'implique pas un "programme" mais fonde ici une limitation de la nécessité.
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