mardi 2 février 2010

Mardi, Aristote bouge toujours



Rappel :
0 Plan de la Métaphysique
1 Introduction et Plan de la Physique ;
2 Introduction au Livre I sur les Principes ; 3 Plan de Physique I, 2-9 ; 4 I, 9 Le principe de la matière ;
5 Introduction au livre II : les Quatre causes et leurs modalités (II, 3)
6 Le livre II : Définition de la Phusis, Hasard et Finalité

Pour une fois, Aristote annonce le plan des deux livres III et IV à la fois sur le "Mouvement" avec cinq éléments : (1) la définition générale du Mouvement (III, 1-3), (2) le problème de l'Infini et de la divisibilité du continu (III, 4-8), (3) le Lieu (IV, 1-5), (4) la critique du Vide (IV, 6-9) et (5) le Temps (IV, 10-14).



  • La définition du Mouvement (Livre III, 1-3, 200b - 202b)

    Dans ces livres, le Mouvement (kinesis) est synonyme du Changement (metabolé) en général et c'est toujours quelque chose à rappeler puisque nous entendons à présent par Mouvement seulement le Mouvement "local". Ce n'est qu'au Livre V qu'Aristote distingue le Changement en général (qui peut être soit création/destruction d'une substance, soit mouvement) et le Mouvement qui peut être selon une des catégories de l'accident : mouvement selon le lieu, altération qualitative, croissance/diminution quantitative. Si on énumère toutes les catégories d'Aristote, il n'y a donc pas de "mouvement selon le temps" (cela aurait pu être l'accélération si Aristote avait réussi à la distinguer de la vitesse ?) ou de mouvement selon la "position" ou la "relation" (il dit que cela se ramène toujours à un mouvement selon la qualité ou la quantité : mais si j'étais le plus grand d'un groupe et que ce n'est plus vrai par un changement extrinsèque, serait-ce vraiment un "mouvement" pour moi ?).

    La définition du Mouvement commence donc par un présupposé : le Mouvement n'est pas lui-même un accident ou un mode d'être de la substance. Le ceci a des "états" ou des manières d'être mais le mouvement n'est pas un état, il va être quelque chose advenant à ces manières d'être. L'état naturel est présupposé comme immobilité et le mouvement comme une condition ou un intermédiaire entre des états. Il appartiendra à Descartes et Galilée de considérer le mouvement (local) comme un état de la chose en créant le concept d'Inertie.

    Le second présupposé est que le Mouvement n'est pas un grand Genre ultime ou un concept indéfinissable.

    L'idée d'Aristote repose donc sur une théorie de l'être. Pour Parménide, l'être est éternellement vrai et le mouvement est donc un non-être. Pour Platon, le mouvement n'est pas défini en tant que tel mais le temps physique a été défini comme "image mobile de l'éternité immobile" (Timée). La définition du temps présuppose donc celle du Mouvement et le Mouvement est laissé comme un terme primitif indéfinissable (c'est pourquoi c'est l'un des cinq grands genres de Sophiste 254d : l'être, le repos, le mouvement, le même, l'autre).

    L'analyse d'Aristote va réduire les primitives par une distinction nouvelle fondamentale : celle de l'être en puissance (δύναμις) et de l'être en acte (ἐνέργεια ou ἐντελέχεια). L'être se dit en plusieurs sens : il y a ce qui peut être (qui soit n'est pas encore mais sera ou bien qui peut soit être ou ne pas être) et ce qui a été réalisé, accompli, parfait, qui est "mis en oeuvre" (ἐνέργεια, actualité) ou est achevé, complet, qui a atteint son but (ἐντελέχεια, entéléchie). Les deux termes n'ont jamais été définis comme tels mais ils font l'objet du Livre IX (Θ) de la Métaphysique (Θ, 1-9 avec notamment Θ,7 sur l'actualisation).

    La dunamis est donc à la fois la force ou le travail en activité et le potentiel alors que l'énergie est au contraire l'état réalisé (ce dernier mot, inventé par Aristote, comme "entéléchie" aura un destin très étrange dans la Physique pendant des siècles puisque on parlera dans la dynamique moderne d'"énergie potentielle", ce qui serait un pur oxymore chez le Philosophe - il est vrai qu'Aristote parle aussi d'entéléchie imparfaite en Physique VIII, 5. Sur l'energeia, voir ce qu'en dit Heidegger dans son histoire du concept d'Actualité dans le second volume de son livre sur Nietzsche, 1941). Le concept d'activité/énergie a été opposé à la chose/substance (voir "l'énergétisme" au XIXe siècle) alors que chez Aristote le premier était le vrai sens et l'épanouissement du second.

    Quand on parle de ces deux sens de l'être (qui permet de redisposer les "grands genres" platoniciens de l'être et du mouvement), on pense souvent en termes modernes aux "Possibles" et au "Réel" comme Réalisation d'un Possible. Mais c'est parce que la philosophie médiévale (notamment à travers la Métaphysique d'Avicenne, d'après Gilson) va repenser le concept d'essence comme des possibilités qui ne sont pas réalisées et qui pourraient même ne jamais l'être. Aristote n'est pas un essentialiste en ce sens-là : il n'y a pas de possibles dans un entendement de Dieu, il n'y a que du peut-être en jeu à l'intérieur même du monde sensible.

    Cela nous fait donc passer à sa célèbre définition du Mouvement, si obscure pour un physicien moderne et si dense dans son vocabulaire métaphysique.


    Le mouvement est l'entéléchie de l'étant en puissance en tant que tel
    (ἡ τοῦ δυνάμει ὄντος ἐντελέχεια, ᾗ τοιοῦτον, κίνησίς ἐστιν)
    (Physique, III, 1, 201a 10-11)

    L'intérêt de la définition du Mouvement est donc sa priorité par rapport à tout concept de Temps (qui sera défini en Physique IV comme le "nombre du mouvement"). La distinction de la puissance et de l'acte paraît ici comme la condition pour le mouvement (l'obscurité de cette définition sera critiquée par Descartes, qui réduira tout mouvement à la translation et au transport de parties en Principes de la philosophie II, articles 24-25).

    L'interprétation la plus simple de "le Mouvement est l'acte de l'étant en puissance" est de dire que le Mouvement est donc une actualisation de ce qui est en puissance. L'objet change parce que ce qui peut changer est passé vers un autre état. Le cheveu est devenu blanc parce que le cheveu noir était blanc en puissance. Le Canard a traversé la route pour actualiser son être en puissance. La flamme monte vers le haut parce que le haut est son lieu d'actualisation.

    Le commentateur néo-platonicien Simplicius (qui admet d'ailleurs pour une fois qu'Aristote a rompu ici avec les Genres de Platon) considère que le terme entéléchie désigne plutôt l'acte comme résultat accompli et préfère changer pour énergeia comme actualisation ou bien "passage de l'être en puissance vers l'être en acte".

    Cela paraît sensé mais, comme le fera remarquer Avicenne dans sa Métaphysique du Shifâ, cela rendrait la définition circulaire : un Mouvement serait défini comme un processus, un "passage" (donc un Mouvement) entre la Puissance et l'Acte, l'être en puissance "va" vers son terminus, vers son être stable et accompli. Il faudrait alors que ce Passage lui-même ne présuppose pas le concept de changement s'il est censé l'expliquer.

    Cf. l'article de Rémi Brague, "Note sur la définition du mouvement (Physique, III, 1-3)" in F. de Gandt (dir.), La Physique d'Aristote et les conditions d'une science de la nature, Vrin, 1991 (repris dans R. Brague, Introduction au monde grec, Champs, 2005). Brague veut défendre l'idée qu'il s'agit bien de l'actualité de la puissance et non de l'actualisation de la puissance. Il juge d'ailleurs la correction de Simplicius (energeia à la place d'entelecheia) inutile et sans effet. Il doute que les deux concepts d'energeia et d'entelecheia soient si distincts. Il y a bien en théorie quelques nuances dont parle Aristote en Métaphysique Θ, 3 et Θ, 8 :


    "Ce nom d'« acte » que nous posons toujours avec celui d'« entéléchie » a été étendu des mouvements, d'où il vient principalement, aux autres choses, car on croit généralement, en effet, que l'acte proprement dit c'est le mouvement. Mais ce qui n'est qu'en puissance n'est pas véritablement car il n'est pas en entéléchie (et seules les choses qui sont peuvent avoir des mouvements)" Θ, 3, 1047a30

    "L'oeuvre est en effet la fin, et l'acte c'est l'oeuvre ; c'est pourquoi le mot acte (energeia) dérive d'oeuvre (ergon) et acte tend à signifier la même chose qu'entéléchie." Θ, 8, 1050a22

    L'acte ou l'activité comme energeia n'est pas nécessairement un mouvement. Un être en acte pur comme Dieu sera défini comme agissant tout en étant toujours immuable (Ethique à Nicomaque VII, 15, 1154b27, Métaphysique, Θ, 6, 1048b18, Θ, 8, 1050a23).

    Le mouvement est donc l'acte de ce qui en puissance en tant qu'il est en puissance. Ce morceau de bronze est en puissance la sculpture accomplie. Le mouvement est ce que "fait" ce morceau en puissance, l'opération du matériau "fait pour" ce but.

    Aristote refuse donc toute la négation éléate du Mouvement sous l'être stable mais pour le penser comme l'agir (et le pâtir) de l'être inachevé vers l'être stable. Le dépassement de l'Eléatisme conserve donc ce primat pour le rendre intelligible sous le nouveau concept d'"Actualité".

    Tout va donc dépendre de l'aspect sous lequel on prend un étant. Le bronze "en tant que tel" n'est pas un mouvement s'il demeure ce morceau. Mais "en tant qu'il est la statue en puissance", ce morceau suppose le mouvement. C'est donc l'arbre qui montre qu'il y avait le Mouvement dans la graine et le blanchissement des cheveux qui est le Mouvement de ces cheveux noirs.

    Comme l'explique Aristote, la construction est un acte du constructible vers la maison (201b10).

    Ensuite (III, 2), les critiques d'Aristote contre ceux qui voudraient voir dans le Mouvement un autre Genre "négatif" comme "l'Autre" ou le "Non-étant" sont assez obscures. Il semble faire allusion à des doctrines pythagoriciennes ou platoniciennes mais il n'expose pas tout l'argument. Il dit que le Mouvement est quelque chose d'indéterminé, non pas néant ni acte pur mais acte de l'étant en puissance ou bien (seconde définition) "entéléchie du mobile en tant que tel". Mais cette entéléchie du mobile se réalise par un "moteur" extérieur préalable (qui est en acte). C'est un homme adulte en entéléchie qui fait à partir d'un homme en puissance (semence) un autre homme. Le principe fondamental d'Aristote est que la puissance tend vers l'acte mais que l'acte est en fait "antérieur" à l'être en puissance. L'origine n'est pas de l'imperfection, il a fallu quelque chose d'accompli pour qu'il y ait de "l'inachevé".

    S'il y a un moteur et un mobile, c'est un même acte qui est acte du mobile et l'acte du moteur mais l'acte est action du moteur et passion du mobile (III, 3). Le problème est alors de dire que le même Mouvement est un acte unique mais composé de relations non-symétriques. Aristote cite comme exemple de changement l'enseignement : le fait que le maître (moteur) ait actualisé un savoir chez le disciple (mobile) est aussi le fait que l'élève ait reçu l'enseignement.



  • La théorie de l'Infini : Infini actuel et potentiel (Livre III, 4-8, 203a - 208a)



  • Le deuxième élément de la théorie du Mouvement exige de passer par la question de l'Infini (Apeiron), aussi bien l'Infiniment divisible dans l'espace et le temps que les étendues du Mouvement infini.

    Ici encore, c'est l'opposition de l'être en acte et de l'être en puissance qui va donner la solution. De nombreux Présocratiques (comme Anaximandre, Anaxagore ou Démocrite) et même Platon (mais dans un enseignement oral sur le Bien qui ne nous est pas directement connu) parlaient d'un Infini comme "Principe" des étants et ici Aristote va chercher à sauver le Mouvement des risques que ce concept d'Infini impliquerait (III, 4). La réalité du Mouvement comme "acte de la puissance" va passer par la critique de l'Infini actuel.

    Cette étude de l'Infini est sans doute un mauvais moment pour laisser l'étude inachevée mais je continuerai un autre jour...

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