Une question naïve que je me suis posée enfant était de savoir comment on finissait par croire aux mythes.
Pour qu'il y ait mythe, il faut qu'il efface sa propre origine réelle. Comme dit Hume, le seul miracle est qu'on puisse croire à ces merveilles. Comment expliquer cette crédulité volontaire ? Comment comprendre le fait que cela puisse tenir si bien et diriger les vies de civilisations entières pendant des siècles ? On admet bien que les auditeurs du mythe puissent être trompés, séduits et avoir envie d'y croire, mais l'inventeur du mythe oubliait-il aussi qu'il l'avait fabriqué et était-il victime de sa "mauvaise foi" ? Avait-il besoin d'être en partie dérangé mentalement pour confondre la belle fiction qu'il créait et une réalité transcendante ? Ou bien est-ce une sorte de geste inévitable où nous nous prenons toujours au jeu de l'illusion de ce que nous avons nous-mêmes institué ?
Dès que le temps passe et dès qu'il y a une histoire, le fait "historique" ou "social" a une tendance à être transformé en fait "éternel" et "naturel" (même si depuis le XIXe siècle, on a un mythe inverse qui tend à traiter toute chose comme historique ou sociale, y compris peut-être ce qui ne le serait pas). Nous avons une sorte de pulsion à refouler des fondations historiques pour en faire une origine sacrée.
Soner Du parle sur son blog sur le mythe de Mu (une Atlantide du Pacifique fabriquée à partir d'erreurs de traduction) du mouvement Washitaw, un groupuscule d'une centaine de personnes, qui prétend que les Noirs africains ont découvert l'Amérique avant les autres peuples et seraient les premiers ancêtres des peuples "autochtones".
Les USA et d'autres colonies de peuplement récentes ont ceci de fascinant qu'elles peuvent plus facilement se souvenir de leurs origines. Elles ont conscience du fait qu'elles n'ont pas une origine "immémoriale" qui "irait de soi". Elles se souviennent des violences qui ont encore des témoignages historiques (même si elles essayent ensuite de les oublier - d'où, peut-être, le refoulement actuel du Western). C'est pourquoi il peut y avoir des mouvements philosophiquement si radicaux et étranges, des anti-fédéralistes, des "Posse Comitatus" qui demandent l'indépendance au niveau du "comté", et même des individus ultra-libertariens qui déclarent leur "Souveraineté" absolue inaliénable.
Dans les pays européens, nous avons plus tendance pour l'instant à prendre comme un fait évident l'existence de l'Etat ou de la société. Les Américains ne sont pas une nation si jeune que cela mais ils croient l'être. Ils arrivent à voir dans les institutions une sorte de convention contingente ou même de fiction abstraite. Malgré toute la religiosité si profonde des USA (qui devrait donc les attacher à une tradition conservatrice et moins "radicale"), ils ont une intuition d'une communauté qui a besoin de se fonder sur "l'imaginaire" (pour parler dans les termes un peu vagues de Cornelius Castoriadis). Cet imaginaire peut être assez sobre, comme tous les mythes patriotiques. Ce peut être celui des Pèlerins et Pères Fondateurs, mais aussi la fétichisation de la lettre figée de la Constitution.
Une des religions les plus dynamiques est le Mormonisme (6 millions d'Etats-Uniens, environ 2%, et déjà plus d'1 million de Mexicains). Le Mormonisme n'existe que depuis environ 150 ans. Contrairement à bien d'autres délires religieux plus anciens, il repose sur des croyances directement réfutables comme le mythe que les Indiens d'Amérique descendent de tribus juives (sans parler de l'idée moins directement réfutable que Jésus après sa Résurrection est allé vivre dans le Missouri).
Une des raisons du succès (en dehors de leur prosélytisme enthousiaste) est sans doute que c'est le vrai Christianisme autochtone américain, synthèse d'imaginaire du Proche-Orient et de celui de la colonisation de l'Amérique. Joseph Smith était un escroc habile dans sa manière de prétendre recevoir une Révélation antique (égyptienne et hébraïque) qui se reliait à un passé fantastique de l'Amérique.
[En passant, le Mormonisme semble parfois occuper une place disproportionnée dans la science-fiction, la fantasy ou dans le jeu de rôle : Sandy Petersen, le créateur de Call of Cthulhu, comme le co-créateur de Dragonlance Tracy Hickman sont des Mormons pratiquants, et j'ai rencontré un célèbre Runequestien britannique qui s'était converti au Mormonisme.]
Le mouvement Washitaw appartient au même genre de mythogénèse que le Mormonisme. Les Noirs américains ont un besoin de créer un mythe ancestral face aux autres communautés. Même en dehors des inventions africanocentristes, ils ont pu par exemple créer des traditions "panafricaines" purement américaines (Kwanzaa, imitation du seder juif - comme les Américains ont toujours une rivalité mimétique sur le concept même de Peuple élu). L'idée de s'approprier l'autochtonie prouve que tout est possible dans les croyances : le pouvoir colonial européen nous a fait subir la violence de l'esclavage en nous conduisant ici mais en fait nous étions déjà là bien avant vous et même avant beaucoup de tribus amérindiennes d'origine asiatique.
Cela fait penser au célèbre passage dans La République III, 414b de Platon sur le "Noble Mensonge" ou "Fable Phénicienne" de l'Autochtonie. Il consiste à faire croire aux citoyens de la Cité Idéale qu'ils ne sont pas des colons, qu'ils sont nés de la Terre comme les Spartoï nés des dents de dragon du mythe de Cadmos et qu'ils ont toujours vécu de toute éternité sur ce sol.
[Hannah Arendt a prétendu dans son article "Vérité et politique" que le texte grec signifiait qu'il s'agissait d'une fiction ironique et non d'un mensonge mais cela paraît peu fondé et je garde donc la traduction habituelle.]
[Sur la "Fable phénicienne" de Cadmos de la fondation de Thèbes, voir aussi ce qu'en disait Hobbes comme condition d'une anthropologie. Hobbes est un faux rationaliste qui affirme dans le Léviathan qu'il ne faut pas utiliser de métaphores mais qui est parfois saturé de comparaisons mythiques, ne serait-ce que dans le titre du livre ou bien les derniers chapitres dans la IVe Partie où il dit que le Pape catholique est en fait "Obéron, le Roi des Fées"... ]
Τίς ἂν οὖν ἡμῖν, ἦν δ’ ἐγώ, μηχανὴ γένοιτο τῶν ψευδῶν τῶν ἐν δέοντι γιγνομένων, ὧν δὴ νῦν ἐλέγομεν, γενναῖόν τι ἓν ψευδομένους πεῖσαι μάλιστα μὲν καὶ αὐτοὺς τοὺς ἄρχοντας, εἰ δὲ μή, τὴν ἄλλην πόλιν;
"Maintenant comment inventer ces mensonges nécessaires qu'il serait bon, comme nous l'avons reconnu, de persuader par une heureuse tromperie, surtout aux magistrats eux-mêmes, ou du moins aux autres citoyens ?"
Le terme même de "Noble" est ironique en un sens. Le Mythe est ici décrit comme "Noble, Bien Né, Conforme à sa Naissance" (γενναῖος) justement parce qu'il s'agit d'un Mensonge sur la bonne naissance. Pour Socrate, les citoyens doivent croire que la Cité a une naissance naturelle et non historique, et c'est en cela que le Noble Mensonge est celui où les "bien-nés" oublient l'origine de leur Noblesse pour qu'elle soit prise pour naturelle et essentielle. Ce "Noble Mythe" est donc le mythe par excellence, en tant que tout mythe doit oublier qu'il a commencé comme un récit fictif.
Mais en même temps, Aristoclès-Platon fils d'Ariston, bien qu'aristocrate hostile à la démocratie, dit bien que la naissance naturelle ne dirigera plus la vie dans la Cité Belle-et-Bonne. La vertu n'est pas innée (cf. Ménon). Il faudra sélectionner les dirigeants par leur mérite et c'est pourquoi les enfants seront éduqués en commun.
On ne ment donc pas seulement aux citoyens pour qu'ils soient attachés à leur Cité. On mentira peut-être aussi pour qu'ils puissent oublier leurs anciens mensonges sur leurs familles aristocratiques. L'égalité de l'autochtonie, une même origine commune du même sol permet d'accepter la nouvelle norme rationnelle de la Justice. Le mythe est ici un pharmakon, en tant que vaccin ou mithridatisation contre le poison mensonger (cf. République 459b : le Gardien médecin doit savoir user du faux comme remède).
C'est donc aussi un Noble Mensonge contre (les fils des) Nobles pour qu'ils ne finissent pas en arrogants tyrans à la Alcibiade qui voudraient usurper le pouvoir aux Gardiens.
C'est un mythe de "l'enracinement" mais avec une idéologie inversée, pour que les rejetons des anciens patriciens n'aient pas de ressentiment de classe envers les Hommes nouveaux qui seraient jugés "déracinés". D'habitude, l'enracinement cherche à entretenir la rancoeur des privilégiés : nous, les dirigeants, sommes de Bonne origine, notre origine est notre Bien Privé inaliénable, et il y a donc ceux qui viennent d'ailleurs, et de basse extraction. Chez Platon, c'est l'inverse, le Noble Mensonge sert à rappeler une unité commune et une égalité fondamentale de tous les citoyens, à partir de laquelle les distinctions sociales des classes et la Noblesse réelle doivent dépendre de vertus des individus et non pas seulement des hasards de leur naissance.
Merci pour cet article, c'est très instructif !
RépondreSupprimerUne question : vous aviez dit, il y a quelque temps, ne pas (plus ?) écrire sur la philosophie : pourquoi (si ce n'est pas indiscret) ?
Cordialement,
VfV
C'est seulement que je pense être plus compétent en ne parlant que de jeu de rôle, c'est tout.
RépondreSupprimerQuand je me permets d'écrire sur des sujets un peu plus sérieux, j'ai l'impression de manquer complètement de rigueur (ce qui est moins gênant sur des sujets plus amusants).
Pour ne prendre qu'un exemple, il y a un peu de rhétorique inutile dans ce que je viens de poster : l'énoncé "le mythe est une parole qui pour qu'elle marche en tant que mythe doit faire oublier qu'elle n'a été produite que comme un récit fictif" me paraît inutilement contradictoire ou "dialectique". Cela singe sans doute des auteurs qui me divertissent (ici, c'est en partie une parodie des paradoxes de Derrida, par exemple). Mais je n'arrive pas à l'exprimer autrement, ce qui me contrarie. Je n'écris pas vraiment ce que j'aimerais lire, sans "effets de manche" superflus. Et encore, je réécris le post avant publication pour retirer des hégélianismes obscurs - mais sans arriver à enlever toutes ces incises et toutes ces parenthèses qui parasitent la succession des idées.
Je comprends le problème... Mais la tentative est déjà hautement honorable ! Et, pour le modeste étudiant que je suis, toujours instructive.
RépondreSupprimerC'est en effet le drame de l' "honnête homme", que de ne jamais être assez savant ou assez ignorant qu'il serait souhaitable...
Merci encore !
Je n'avais pas vu que vous aviez décidé de ne plus écrire sur/de la philo. Ce serait dommage je trouve. A chaque fois que vous le faites, c'est très éclairant même si c'est sur quelque chose que je connais déjà. Le drame quand on est (trop) exigeant avec soi même comme vous semblez l'être, c'est qu'on s'autocensure là ou des gens infiniment moins compétents mais qui se prennent au sérieux produisent des choses de moindre qualité.
RépondreSupprimerFranchement, dites-vous juste que c'est un blog et continuez à écrire de la philo à l'occasion. Ça rendra service à tout le monde parce que de toute évidence vous êtes le pire critique de vos propres écrits
Merci ! Mais je n'ai pas dit que je n'en parlerais pas (de manière disons doxographique ou journalistique) sur ce blog, juste que je n'en faisais plus sérieusement.
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