Après The Iron Wind, I.C.E. va faire en 1982 une des acquisitions de licence les plus enviées de toute l'histoire du jeu de rôle en achetant les droits du Seigeur des Anneaux de Tolkien. Dans l'article sur la Cour d'Ardor, j'avais écrit, en citant une anecdote racontée par Shannon Appelcline sur l'histoire de ICE, que cette petite compagnie avait eu ces droits parce que "personne n'avait jamais pensé à les demander avant". Mais c'est une simplification : c'est la célèbre compagnie de wargame SPI qui avait d'abord obtenu les droits pour les jeux, avec War of the Ring, 1977) et elle venait de faire faillite en 1982 (et fut rachetée par TSR). Si SPI avait pu faire de leur Dragonquest un jeu dans l'univers de Tolkien, il est vraisemblable qu'il serait devenu un des plus importants jeux de rôle à la place de RoleMaster.
Peter Fenlon dit que le taux de redevance (royalty) sur Tolkien était complètement déraisonnable, même si ce fut quand même rentable pour eux pendant des années. Mais c'est peu dire que la gamme des Terres du Milieu fut un succès pour ICE. D'après certaines estimations, aucune compagnie de jeu de rôle n'a vendu autant de suppléments que ICE à travers le monde à part les D&D de TSR (et peut-être, depuis, Vampire de White Wolf ?). Et d'ailleurs, s'ils n'avaient pas eu quelques accidents malencontreux dans les années 90 et si les détenteurs de la licence n'étaient pas devenus trop gourmands, ils auraient peut-être pu garder la licence jusqu'à la sortie des films de Peter Jackson, qui les auraient sans doute rendus encore plus influents.
Peter Fenlon s'occupait de beaucoup de choses, à la fois de la gestion, du système de RoleMaster et ensuite Middle-Earth Roleplaying System et de dessiner les cartes des suppléments. C'est surtout l'un de ses associés et joueurs, Terry K. Amthor qui devint graduellement le plus créatif pour développer les univers "propres" à ICE. Ce fut le monde des LoreMasters (où The Iron Wind fut rétroactivement inséré) et ensuite l'univers de science-fiction de SpaceMaster (où le modèle principal était sans doute plus Frank Herbert). Je vais d'ailleurs me concentrer sur ces mondes originaux de ICE en laissant les Terres du Milieu de côté, même s'il y a des liens entre eux. The Court of Ardor me semble parfois plus proche de ce que Terry Amthor fera par la suite sur les LoreMasters, si ce n'est qu'il devait sentir plus de liberté dans ce dernier univers.
La principale ressemblance porte sur les Elfes, qui sont immortels comme chez Tolkien, ce qui donne toujours une dynamique assez différente des univers de D&D. Les PNJ importants de la série des LoreMasters ont parfois plusieurs milliers d'années et le temps n'a plus la même signification.
En 1984, The Cloudlords of Tanara (64 pages) est le premier module officiel de la série des LoreMasters. Tanara n'est cette fois pas une île mais un territoire sur la côte orientale du continent de Jaiman, enclavé entre des montagnes infranchissables (les Montagnes Grises) et une grande baie (Baie d'Urulan) qui semble presque être une Mer Intérieure aux détroits difficiles d'accès.
Le monde des LoreMasters (qui sera appelé ensuite Shadow World) est avant tout un monde océanique avec des îles isolées par des Tempêtes surnaturelles et des flux d'Essence magique. L'un des buts de ces archipels était peut-être aussi de permettre d'avoir des lieux assez séparés pour que ICE puisse le confier à différents auteurs qui n'auraient pas besoin de trop se concerter (comme le prouve le supplément The Shade of the Sinking Plain, écrit par une équipe extérieure à ICE et qui ne coïncide pas vraiment à l'atmosphère). Les mondes des jeux de rôle ont souvent privilégié ce genre de "Monde-Mosaïques" qui collent ensemble des créations d'auteurs différents, mais par la suite la présence de Terry Amthor s'est réaffirmée comme la principale vision derrière le Monde des Ombres.
Comme dans The Iron Wind et The Court of Ardor, il y a quatre peuples humains rivaux.
Depuis quelques temps, un nouveau groupe humain mystérieux, les "Seigneurs des Nuées", est descendu du ciel sur des chevaux ailés avec des armes magiques. Ils se présentent comme des Hérauts du dieu Phaon venus "libérer" les Myri. Ils ont été bien accueillis au début mais leurs demandes en vivres et en services commencent à devenir plus pesantes et oppressantes et certains Myris ont quelques doutes sur ces prétendus Messagers divins.
Ils voient ces nouveaux arrivés, les Seigneurs des Nuées, comme une menace directe pour leur oligarchie, et haïssent aussi les fanatiques Yinkas du sud.
Le secret sur les Seigneurs des Nuées de Tanara est qu'il s'agit à l'origine d'exilés du peuple Zori, une société humaine au-delà des Montagnes Grises. Ils étaient membres d'une secte religieuse, les Ezrans, qui ont découvert par hasard une ancienne cité des Seigneurs des Essences. Ces derniers étaient des magiciens quasi-divins de la préhistoire et leurs manipulations magiques furent sans doute à l'origine des Portes dimensionnelles et des Tempêtes d'essence qui dévastent le Monde des Ombres. Les Ezrans trouvèrent divers objets, dont des sortes d'armes projetant des flammes (le lien entre la fantasy et la science-fiction), et surtout un troupeau de chevaux ailés, les "Steardans", qu'ils ont pu domestiquer dans le Val Mérisien. Après des divisions internes, l'Ordre des Seigneurs des Nuées a décidé de conquérir le Tanara en commençant par assujettir le peuple des Myri. Ils ont profité (un peu comme Cortés chez les Aztèques) de la superstition du peuple primitif en se faisant passer pour des Messagers de Phaon, alors que leur organisation sectaire a plutôt perdu toute cohérence religieuse. Ils sont en trop petit nombre (à peine quelques centaines) pour s'attaquer déjà aux puissants Duranaki mais leur Seigneur actuel, l'ambitieux Sten Kirian, espère bien utiliser les reliques de technologie magique des Seigneurs des Essences et la crédulité des Myri pour unifier toute la contrée. Son jeune frère, Alaec Kirian, au contraire, juge que les Seigneurs des Nuées se comportent mal avec les Myri et voudrait changer la politique de l'Ordre.
Mais pour compliquer les choses, il y a aussi d'autres factions parmi les Seigneurs des Nuées qui ont des buts encore plus sombres (et avec des complots qui peuvent même les relier avec certains des mages Duranaki).
La plus grave menace qui pèse sur Tanara est l'Implémentateur. Teleus est un ancien Elfe corrompu qui sert maintenant la Non-Vie. Il est en réalité complètement contrôlé par l'esprit de la puissante épée magique qu'il porte. Le but de cette épée intelligente est de retrouver et de détruire ses vieilles rivales, trois autres épées perdues qui pourraient la menacer si d'autres venaient à les porter (l'Epée des Glaces, l'Epée des Feux et l'Epée des Vents). L'Implémentateur comptera sans doute profiter du désordre introduit par ces "conquistadors" volants. Il a aussi réussi à infiltrer une faction dans les Seigneurs des Nuées et il rassemble des armées humanoïdes de Garks ou de Trolls. Les deux Maîtres des Savoirs en mission sur Tanara sont peut-être les seuls à connaître le secret des armées forgées par les Seigneurs des Essences.
Après toutes ces factions, le module décrit (p. 19-32) plusieurs lieux comme le Val mérisien, la Cité des Seigneurs des Nuées, le Conseil des Duranaki, les sanctuaires des Seigneurs des Essences où ils ont caché les épées, le Temple des Yinkas ou le siège de la secte d'Ezra.
Comme pour The Iron Wind, il est prévu que les personnages-joueurs sont nés sur place, en Tanara mais ils peuvent y arriver grâce à l'Ordre des Navigateurs ou bien l'Ordre des Maîtres des Savoirs. Elor le Ci-Devant Ténébreux (le narrateur dans The Iron Wind) n'est pas là mais il y a deux Elfes représentant cette société secrète, le ménestrel Randae Terisonen (qui voudrait délivrer le peuple Myri) et la messagère Channi Ysanda.
Les aventures ont l'avantage par rapport au Vent de Fer d'avoir un peu moins de PNJ surpuissants, même si l'Implémentateur sur son Cheval démoniaque est un ennemi digne des Balrogs.
En revanche, il y a tout un catalogue d'objets magiques en circulation dans tout le module et j'imagine que les personnages pourraient se retrouver aussi recouverts que des Gros Bills ou des Sapins de Noël à la fin de la campagne. Toute l'idée de chercher à rassembler les trois épées intelligentes pour pouvoir lutter contre l'Implémentateur manque un peu d'originalité. Un modèle direct semble d'ailleurs être ici le module AD&D de 1979 White Plume Mountain, qui avait aussi trois armes magiques intelligentes.
Mais les relations culturelles entre les Myri et les Duranaki ou bien les factions dans les Seigneurs des Nuées me rappellent presque des romans anthropologiques de Jack Vance. Les Duranaki avec leur apparence New Wave ont le défaut d'être encore une fois un de ces peuples qui évoquent des Melnibonéens / Drows / Vampires (les personnages sombres qu'on est censé trouver "troubles et désirables"), mais les Seigneurs des Nuées, qui sont pour la plupart plus des "opportunistes" que d'ignobles criminels, font des adversaires non-manichéens assez intéressants. L'auteur est peut-être parti de l'idée d'une campagne fantastique inspirée de conquistadors comme Hernán Cortés ou Francisco Pizarro mais avec des Pégases à la place des simples chevaux. Les joueurs n'interprètent pas les aventuriers pillards mais ceux qui tenteraient de rééquilibrer les rapports entre ces cultures.
Le module me paraît meilleur que The Iron Wind et surtout bien supérieur à The World of Vog Mur, qui me paraît le plus étriqué des premiers descriptifs de cet univers.
La série d'articles de Applecline sur l'histoire des éditeurs de JdR valent le détour, car ils sont instructifs sur les mécanismes des éditeurs et analytiques quant aux processus créatifs. :)
RépondreSupprimerApplecline a depuis sorti un livre avec ses articles, augmentés et améliorés (cadeau...Noël?). :D
A part l'excellent "Un Monde d'Azur", à quoi penses-tu dans "romans anthropologiques de Jack Vance"? :)
J'avais beaucoup aimé sa série sur RPG.net mais il est en effet un peu cher (surtout si les ajouts sont minces).
RépondreSupprimerSur Jack Vance, je pensais par exemple au Cycle de Tschai, notamment le fait que chaque groupe humain devient aliéné à une civilisation extraterrestre et se sent finalement plus proche des Chankhs ou des Wankhs que des autres humains. On a cela sur Glorantha, par exemple comme les Torkani avec les Trolls. Sur Kulthea, il y a toujours des tas de cultures humaines qui ont été "hybrides" avec des influences d'une race non-humaine. On n'a pas besoin de jouer des Elfes noirs si les Dûranakis sont déjà des humains qui se comportent comme des Elfes noirs.
L'idée des romans de Jack Vance repose souvent sur une sorte de relativisme anthropologique (ce serait vrai aussi chez Frank Herbert). Vance est un peu comme ces anciens voyageurs à la Hérodote qui s'émerveillent de la diversité des coutumes à travers le monde et qui semble penser que toutes les coutumes même les plus étranges doivent être pratiquées dans un endroit ou un autre.
Les Langues de Pao était le comble de l'hypothèse de Sapir-Whorf, puisqu'il suffisait de changer la grammaire ou le lexique de la langue pour modifier toute la culture et toute la vision du monde. Un peu d'ingénieurie linguistique suffisait à produire une culture pacifiste ou des Klingons.