jeudi 29 décembre 2011

[Review] Quatre BD



  • 3 secondes (Delcourt) de Marc-Antoine Mathieu est une nouvelle expérience digne de l'OuBaPo : une BD en mouvement et pourtant presque figée, concentrée sur trois secondes, et qui suivent uniquement la trajectoire d'un photon à travers les reflets.
    On est donc dans une sorte d'expérience holographique leibnizienne où tout "s'entr'exprime" et où chaque point reflète des relations de perceptions harmonisées, comme si chaque fragment contenait le tout. On part d'une absence de lumière dans une galerie d'art pour y revenir vers une abîme lumineuse à la fin et plusieurs cercles vont ainsi éclairer peu à peu les histoires imbriquées, dont une histoire d'assassinat dans le milieu du foot en Suisse. La BD est sans paroles mais on peut lire uniquement des inscriptions dans les journaux ou sur les textos.

    L'objet est un très beau tour de force et Mathieu a assez construit un récit pour qu'on évite un peu l'impression de gratuité ou de pur jeu formel.

    Pour ceux qui ont le livre, on peut revoir une animation de toutes les cases du livre (à condition d'avoir le code fourni dans le bouquin).


  • Les Aventures de Valérian et Laureline par Christin et Mézières sont finies avec le 21e volume, L'OuvreTemps (2010) mais les auteurs ont proposé à plusieurs autres dessinateurs de faire leurs propres exercices de style dans l'univers de Valérian, sans que cela soit nécessairement des suites ou même des compléments cohérents.
    L'Armure du Jakolass (Dargaud) de Manu Larcenet est une parodie en 54 pages qui pourrait très bien s'insérer vers la fin de la série (disons après les volumes 10 ou 12 puisqu'il y a les Shingouz).

    Larcenet cite des parodies de beaucoup d'autres auteurs de bd franco-belges mais ils m'ont souvent échappé. Le début ressemble un peu à celui de We can Remember it for You Wholesale de Philip K. Dick (ou bien plutôt du manga Cobra de Buichi Terasawa), avec un humain plus que normal, René, qui ne serait autre que Valérian dont l'esprit a été transféré par le Jakolass.

    Larcenet a su imiter l'inventivité des créatures de Christin et cela ressemble presque à une vraie aventure de science-fiction, avec la planète-prison Wallawalla ou toute une histoire de génocide et de guerre de religion. Les couleurs (de Jeff Pourquié) me semblent aussi plus marquantes dans leurs nuances un peu troubles. Ironiquement, l'histoire s'appelle une aventure de Valérian mais comme dans la vraie série, cela fait longtemps que Valérian n'est plus qu'un faire-valoir un peu ridicule pour Laureline, et ici il reprend un rôle plus central en étant encore plus caricatural (un peu comme dans Les Héros de l'Equinoxe).

  • Quoi ! (L'Association) par David B., Berberian, Jean-Louis Capron, Jean-Yves Duhoo, Killoffer, Mokeït, Joann Sfar, Stanislas et Lewis Trondheim n'est pas qu'une histoire de l'Association.
    Les différents points de vue sont surtout centrés sur la relation à l'ancien directeur, Jean-Christophe Menu (suite aux événements de 2006-2011, entre le départ de certains membres-fondateurs et leur retour). La valeur de la bd à plusieurs voix n'est pas non plus vraiment un effet Rashomon (même si la même scène est représentée au moins trois fois par David B., Sfar et Trondheim) ou bien des ragots narcissiques sur le microcosme de la BD. Malgré toute l'acrimonie des auteurs contre Menu, le vrai thème est finalement avant tout celui d'une amitié impossible. Il n'y a pas de femmes pour ainsi dire dans l'histoire, seulement une ambiance d'ateliers et d'amitié hargneuse. On se fiche un peu à la fin de la BD de l'Association elle-même ou de toute sa position dans l'édition indépendante (même s'il est bien que Jean-Louis Capron, des éditions Cornélius, vienne un peu remettre à sa place le mythe auto-entretenu par les membres-fondateurs). A l'origine, il s'agissait un peu d'un règlement de compte que Trondheim préparait pour sa collection Shampooing chez Delcourt.

    C'est surtout sur Jean-Christophe Menu, un individu à la fois attachant, charismatique, intransigeant, tyrannique, auto-destructeur, qui se voit plus comme une sorte de Pape d'Avant-garde artistique, à la André Breton. Malgré tout l'alcoolisme et la brutalité de Menu (que Trondheim avait déjà caricaturé dans ses bd autobiographiques comme Approximativement dès les années 1994), on ne peut pas ne pas croire en partie à son intégrité ou sa sincérité, quand il ne cesse de réduire ses rivaux à des "vendus". Tous les auteurs de l'Association veulent créer des BD qu'il leur apparaît impossible de faire chez les grands éditeurs depuis la fermeture de Futuropolis (l'Association se voit comme le vrai héritier de Futuropolis, d'où la rage de Menu quand Soleil racheta le nom). Mais leurs projets diffèrent.

    Menu est heureux d'avoir des projets confidentiels plus "artistiques" qui rompent avec le ghetto de la littérature enfantine ou nostalgique (même si Menu partage le vice nostalgique et fétichiste de la collection). Trondheim, par opposition, est d'une productivité énorme et est prêt à produire des séries pour la jeunesse ou des séries grand-public (avec Sfar, qui n'était pas un des fondateurs). L'Association vivait surtout grâce aux "rentes" de Satrapi, mais maintenant que Menu est parti vers sa propre société de l'Apocalypse avec Robial, il reste à voir où ira Satrapi (la grande absente de la BD qui se réduit parfois à une sorte d'amère "bromance" virile). La BD est notamment intéressante pour quelques planches de David B., où malgré son hostilité envers Menu, il en fait un portrait finalement moins dur que Trondheim, plus déçu et plus en colère contre son ancien ami. Pour d'autres sons de cloche, voir aussi la synthèse par Mathias Wivel, la lettre de Menu d'août 2011 où il annonçait la création à venir du catalogue de l'Apocalypse (avec les Belles Lettres).

  • Après Menu, qui déteste tellement les éditions Soleil, cela valait la peine de finir avec Voyages aux Ombres, écrit par Arleston & Audrey Alwett et dessiné par Virginie Augustin.
    Voyage aux Ombres entre en effet dans une Série, dans le même monde et par le même auteur principal que Lanfeust de Troy, l'un des plus importants phénomènes d'édition des BD françaises récentes. Cela se passe au Darshan, l'équivalent de l'Asie sur le monde de Troy, et raconte une histoire qui est simplement une inversion du mythe d'Orphée.

    L'héroïne est ici Dyssëry (pour Eurydice) et non pas Orphée, et c'est elle l'artiste (actrice tragédienne et non pas musicienne ou poète). D'ailleurs, elle n'aime pas du tout Orphée (un seigneur machiste qui l'aime avec sincérité mais confond un peu amour et désir de possession). Dès qu'elle meurt et s'enfonce dans le monde des Ombres, elle va apprendre à apprécier sa condition. L'histoire est donc une Nekuya ou plus exactement une "catabase" (une "Descente aux Enfers"), comme dans tant de fictions de la littérature mondiale, mais assez décalée : l'héroïne ne cherche pas à tirer une "leçon" de sa descente, elle en viendrait même à vouloir séjourner aux Enfers et y rester comme elle rejette les normes du monde des Ombres qui inverse le monde du dessus. Le Théâtre est honni comme immoral chez les vivants et elle peut s'adonner aux illusions, avec tous ses risques dans le monde des Ombres, avec ses vampires et ses démons.

    Les univers d'Arleston sont souvent inspirés par le jeu de rôle (même si Lanfeust semble surtout inspiré par Xanth) et ici, il y a souvent des ressemblances avec l'univers du jeu Wraith (repris dans le jeu Orpheus), qui ne doivent pas être des coïncidences. La Nef de Charon sur le Styx rappelle beaucoup le train appelé l'Express de Minuit dans Wraith. L'Hadès a aussi des aspects qui peuvent évoquer la BD Monsieur Mardi-Gras Descendres d'Eric Liberge.

    La fin me semble curieusement presque aussi sinistre que celle du vrai mythe d'Orphée, malgré toutes les inversions. Il n'y aura pas de suite prévue à l'album malgré la continuité avec les autres séries "troyennes". Mais ce one-shot humoristique chez les Morts me paraît meilleur que la plupart des séries dérivées de Troy.
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