mardi 22 octobre 2019
Lost Lands
Frog God Games (la compagnie de Bill Webb, héritière depuis 2012 de Necromancer Games) a produit de très nombreux scénarios D&D OSR et depuis une vingtaine d'années a décidé d'unifier tous les cadres de ces scénarios divers (environ 150 suppléments au total !) dans un monde appelé les Lost Lands (avec un Kickstarter pour un énorme supplément).
Ce nom de Lost Lands fait sans doute référence (en plus de l'allusion aux Forgotten Realms, au nom tout aussi obscur) à plusieurs suppléments comme Lost City of Barakus. Ces Terres Perdues sont pourtant plus civilisées qu'on aurait pu le penser dans ce nom qui laisse imaginer une sauvagerie à explorer. Une explication interne au monde est que c'est la traduction de Lloegyr, nom que les Daanites (Pseudoceltes) ont donné à cette région (dans la réalité, on ignore le sens étymologique de ce terme gallois qu'on retrouve dans la geste arthurienne pour désigner les Terres perdues prises par les Saxons).
Il est clair que les Terres Perdues ressemblent parfois tant à Greyhawk que ce n'est pas qu'une coïncidence mais bien un hommage (si ce n'est que les Terres Perdues sont encore plus humanocentriques et que l'ennemi récurrent de plusieurs campagnes est toujours le même démon, Orcus).
La Rhapsodie des Terres Perdues
On aura reconnu dans cette procédure de synthèse ou de rhapsodie ce qu'un jargon franglais appellerait peut-être du "bottom-up" (partir des scénarios pour aller vers le monde). C'est en gros la manière dont furent constitués The Known World of Mystara (encore que Tom Moldvay lança très vite dans D&D Expert le cadre unifié qui ne fut pas si inductif qu'on pourrait le penser), Titan (où Marc Gascoigne tenta en 1986 un peu vainement rétroactivement de donner de la cohérence aux tonnes des Livres dont vous êtes le héros Fighting Fantasy) ou plus récemment les Known Realms of Aereth (le monde des modules de DCC).
Cette manière de faire peut avoir (1) une qualité, une impression de diversité, voire un certain réalisme par une mosaïque fragmentée, riche et chaotique, mais (2) reconnaissons le risque opposé, d'avoir un manque de vision d'ensemble, de cohérence, voire au contraire des redondances entre différents aspects du monde créés par des auteurs qui ne se concertaient pas. J'aime bien Mystara mais il faut reconnaître que c'est une Terre parallèle qui mit pas mal de temps à sortir de sa base hétéroclite de références terriennes mélangées (jusqu'à ce que Bruce Heard crée des suppléments fabuleux comme les Principautés de Glantri qui peuvent suffire à justifier toute cette macédoine).
Je ne connais pour l'instant pas du tout les futurs Lost Lands dans leur intégralité (le continent d'Akados) mais seulement une partie sur la côte est, les Borderlands autour desquels se trouvent plusieurs campagnes comme
(1) au nord, la cité de Bard's Gate (qui fut créée avec le mégadonjon de la cité perdue de Barakus et la campagne Stoneheart Valley qui date des débuts de D&D3, ou la campagne Slumbering Tsar) ;
(2) le mégadonjon de Rappan Athuk, le Donjon des Tombes et plus récemment
(3) à l'est, le plus récent Cults of the Sundered Kingdoms (qui réunit trois aventures qui avaient à l'origine été conçues séparément et fut l'un des premiers à systématiser et organiser les trois précédents en 2015).
Les matériaux sont très nombreux, Necromancer Games (puis Frog God) a été très prolifique avec des suppléments qui totalisent plusieurs milliers de pages, et ils ont déjà connu plusieurs éditions (la cité de Bard's Gate par exemple existe au moins dans une première version D&D3, une version Sword & Wizardry, une version Pathfinder et une version D&D5).
A nouveau, une histoire sans trop de mythologie
Cela devient un leitmotiv assez récurrent dès qu'on ne parle pas d'un monde comme Glorantha ou comme Artesia, les Terres Perdues ont une histoire très détaillée mais une mythologie rudimentaire et pas très attirante. On retrouve des panthéons assez génériques et inspirées de la Terre.
La sword & sorcery depuis Conan de Howard ou Leiber est assez nietzschéenne ou lovecraftienne, les dieux sont tout au plus des fétiches de pouvoir ou des êtres incompréhensibles, plus que dignes de dévotion. L'heroic fantasy, contrairement à ce que son nom fait penser, est plus picaresque qu'épique, c'est un roman de conquête humanocentré, pas un mythe. Le dieu n'y est pas fait pour du sublime mais tout au plus pour de l'inquiétante étrangeté.
Le panthéon le plus imité est souvent (comme dans les Wilderlands, dans Blackmoor ou d'autres cadres Old School) les dieux germaniques ou nordiques (ici il y a Freya, "Thyr" - qui semble très "odinisé", et sa soeur Muir ou "Eostre", qui a l'air d'évoquer plus une Morrigan celtique dans sa description) plus quelques dieux plus romanisés (Ceres en Terre-Mère, Hecate, Cybèle, Tyché, Dionysos, Pan, Luna et Sol(anus) et Mitra (qui doit sans doute plus son succès dans tant de mondes de fantasy au fait de se trouver déjà dans Conan). Oghma (dieu celtique qu'on croit peut-être relié à l'écriture) est ici le dieu des Bardes et donc le dieu protecteur de Bard's Gate, Cité de la Lyre. Ce sont Thyr, seigneur des dieux nordiques, et sa soeur Eostre / Muir, qui ont banni naguère le démon nécromancien Orcus dans les Abysses.
Pour ce qui est de l'Histoire, les mondes assez génériques de jeu de rôle ont généralement au moins ces six éléments :
(1) un empire pseudo-égyptien ou parfois pseudo-mésopotamien pour justifier des ruines de pyramides (ici, Khemit dans une autre région),
(2) un empire pseudo-romain pour justifier un fond linguistique commun (ici, les Hyperboréens plus grecs ou atlantes que romains et dont la chute donne le début du calendrier),
(3) un ancien empire magiocratique ou un méchant Sorcier pour justifier des objets magiques en circulation (ici, les adorateurs d'Orcus) ;
(4) un empire plus récent généralement en déclin (ici, c'est Foere, qui serait donc un Saint empire carolingien par rapport à l'antique Empire hyperboréen) ;
(5) des pseudo-Vikings (ici, les Heldrings qui adorent Thyr et Freyja) ; (6) un royaume plus pseudo-anglais pour que les joueurs anglophones puissent plus facilement s'identifier (ici, le Royaume de Suilley).
Chronologie
Il y a 1000 ans : Les Légions hyperboréennes, qui avaient vaincu les Elfes et les Nains, se retirent de leurs Provinces d'Akados après un cataclysme. La civilisation s'écroule.
Il y a 800 ans : Un nouvel empire occidental, Foere (nom des habitants : les Foerdewaith), réunifie l'Akados et fonde les Provinces des Frontières orientales (Borderlands).
Il y a 700 ans : Après les guerres contre les barbares heldrings, qui adorent Thyr, le Foere commence à se convertir au culte de Mitra (ou "Mithras") qui remplace Solanus comme divinité principale. Mais la religion heldring s'implante durablement dans la région.
Il y a 500 ans : Guerre sainte, le Foere bat les barbares Huuns et fonde la Cité de Bard's Gate sur le fleuve Coeur-de-Pierre (au nord des Frontières).
Il y a 300 ans : Guerre sainte, une armée conduite par les prêtres de Thyr et le Roi de Foere détruit la cité de Tsar qui adorait Orcus, Démon des Morts-Vivants, mais toute une partie des armées dirigée par le Mage Zelkor, qui poursuivait les derniers adorateurs, disparaît. Les cultistes d'Orcus vont fuir les ruines de Tsar-la-Dormante pour les Sépulcres cachés de Rappan Athuk dans la Forêt de l'Espérance.
L'Empire foerdewaith commence son déclin. Le Royaume de Suilley déclare son indépendance dans l'ancienne Province des Frontières orientales (Borderlands).
Il y a 200 ans : Le Foere reprend pour peu de temps les Sunderlands à l'est de Suilley contre les Océaniens.
Aujourd'hui, il reste encore dans les Frontières cinq domaines fidèles, les Provinces d'Eastreach, du Rempart et d'Aachen*, au nord de Suilley, Vourdon, à l'ouest de Suilley, ou Exeter, isolée au sud de Suilley, qui soient encore fidèles à l'Empire foerdewaith. Keston et le Comté de Tuillen ont juré vassalité au Roi de Suilley.
Il y a cent ans : Les Pluies démoniaques diluviennes transforment toute une partie des Frontières dans le Bourbier Rampant en Keston. L'ancien temple de Mitra, Morninghaven, qui était un sanctuaire pour les malades devient une prison hantée (The Mires of Mourning).
Il y a 20 ans : Abysthor, Grand Prêtre de Thyr de la Vallée de Coeur de Pierre disparaît après avoir tenté d'explorer les anciennes cryptes de son culte (Stoneheart Valley).
Il y a dix ans : Le Roi de Suilley vainc les barbares Vanigoths et les renvoie dans les Hautes-Terres, collines à l'est du Bourbier (Adventures in the Borderland Provinces, "The Two Crucibles").
L'année dernière : Ovar, le Roi de Foere et une coalition battent les barbares Huuns devant Bard's Gate mais ils disparaissent en les poursuivant à travers le Désert de la Dévastation de Tsar. Bard's Gate est une Cité franche mais liée au Grand Duché de Reme (Province de Waymarch).
* Aachen est un des noms réels (il y a aussi Troyes, Aix pas très loin) et il évoque aussitôt Charlemagne. De manière amusante, on retrouve exactement le même nom de Royaume dans le Monde d'Erde/Airdhe chez Troll Lords Game (qui utilise encore plus de noms réels comme Avignon). Il est clair que le modèle principal est l'univers de Greyhawk, où le Reich d'Aerdy a un déclin assez similaire et où la plupart des royaumes sont des anciennes provinces rebelles.
Quantité et Qualité
Les Lost Lands ont tellement de scénarios publiés que la quantité d'informations géographiques du Canon est vite devenue énorme. En vingt ans, on a sans doute de quoi faire des campagnes dans de nombreux hexagones de la carte.
Il y a quelques idées amusantes à voler tout de même dans cet univers qui semble à première vue assez traditionnel.
Par exemple, cette petite ville (dans le Duché du Rempart) qui est en fait à cheval avec des Fées chaotiques qui déclenchent des catastrophes plus par leur nature désordonnée et fantasque que par mauvaise intention. Les autorités mortelles doivent négocier aussi avec la Reine des Fées qui vit en parallèle de leur autorité. (Le scénario "Illusion & Illumination" dans Adventures in the Borderlands utilise cela pour un scénario proche de Songe d'une Nuit d'été).
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