mardi 18 février 2020

Trier dans le monde de DragonLance


Comme je ne peux m'empêcher d'enfoncer des portes ouvertes au cas où un lecteur n'en avait jamais entendu parler, Dragonlance (créé en 1984) fut un des plus gros succès issus de D&D, avec une série de romans imitant Tolkien qui entrèrent dans les listes de best-sellers et une série de scénarios qui modifia considérablement le style des aventures mainstream en allant plus nettement des intrigues minimalistes vers des récits plus dirigistes pour les joueurs. Ce succès illustra le passage du modèle de sword & sorcery des débuts (on joue des vagabonds mercenaires amoraux qui pillent des trésors) vers la High Fantasy épique (on joue des Héros qui doivent sauver le monde), la victoire de Tolkien sur Howard et Leiber.

On va tout de suite faire un J'aime / Je n'aime pas, ce sera plus rapide et je vais me limiter à cette campagne originale des années 1985 sans trop parler des évolutions récentes (le Cinquième Âge est légèrement moins manichéen).

 Je n'aime pas

  • Le célèbre défaut de dirigisme de la campagne vient de la parution simultanée des romans.  Ce défaut devient de plus en plus net au fur et à mesure des aventures, parce que les divers auteurs n'ont pas voulu insister sur la différence entre les choix des joueurs et le fait de reprendre l'intrigue (même s'il y a parfois quelques détails qui diffèrent entre les deux). Le pire est atteint quand on force les joueurs à se séparer en deux équipes en deux lieux différents alors qu'on sait bien que c'est justement le genre de convention fictive qui ne marche pas bien en jeu de rôle surtout quand cela ne paraît pas absolument nécessaire ou justifié.

  • Une des réussites de Tolkien dans la Quête de l'Anneau avait été tout le côté "Never in the field of human conflict was so much owed by so many to so few". Les individus héroïques n'ont certes pas d'importance dans la réalité de la Guerre totale, de la Stratégie et des mobilisations générales comme continuation de la Politique. Mais chez Tolkien, comme le pouvoir ennemi repose sur la destruction d'un McGuffin critique, on peut comprendre comment un petit groupe d'aventuriers peut compter presque plus que le règne quantitatif des armées. Mais dans le cas de Dragonlance, les McGuffins sont finalement relativement moins critiques, ce qui veut dire que la résolution du conflit dépend bien plus du Wargame général que des actions des PJ. Les fameuses Lances du titre ne paraissent pas si indispensables et donnent juste quelques bonus (tactiques) pour les attaques à dos de dragons mais ce qui compte reste des escadrilles de dragons et le combat de masse. Par la suite, il y a un rôle plus important de réfugiés civils à sauver et surtout des otages à libérer (oui, vous savez, des otages ovoïdes) pour permettre de faire venir les alliés critiques. Enfin, ce qui se rapproche le plus de l'Anneau, avec une influence des palantiri, serait les Orbes draconiques mais finalement le camp du Bien décide de ne pas les utiliser de crainte d'être corrompu (et j'imagine mal des joueurs accepter ce choix). 

  • Il y a peut-être encore moins de politique que dans Tolkien alors qu'on est censé gérer la création d'une coalition internationale contre les armées des Dragons. Les structures étatiques ne sont sans doute pas assez claires depuis le Cataclysme en dehors de cités-Etats. Le manichéisme est assez complet pendant la campagne originale en dehors de l'isolationnisme des Hauts-Elfes silvanos (mais le dénouement est plus surprenant, voir plus bas sur le traité de paix).  

  • Je n'ai rien du tout contre l'idée des personnages pré-tirés (parce que j'aime bien les Soap Operas ridicules) mais ils sont très loin d'être également intéressants. 

Raistlin, le magicien qui commence en petit Gandalf amateur (avec une grosse touche d'Elric) avant de finir en Saruman flamboyant, vole bien sûr complètement la vedette aux autres. Il est devenu un tel cliché qu'on peut le trouver fatiguant mais il reste le personnage le plus ambigu et approfondi. Il n'est d'ailleurs pas corrompu au point de risquer de rejoindre l'autre camp mais plutôt parce qu'il devient un rival ou concurrent des Méchants par sa volonté de puissance.

A l'autre extrême, Riverwind le gentil barbare ou Tika la gentille guerrière-voleuse sont tellement insipides que je m'imagine mal contraindre un joueur à les interpréter. Ils sont clairement là comme ancrages de normalité pour rappeler le caractère extraordinaire des autres. On peut simplifier le groupe en mettant en relation directement Caramon (The Caring-Man, qui n'est sinon qu'un faire-valoir pour Raistlin) et Goldmoon (qui me semble être le personnage qui rappelle le plus qu'un des créateurs était un Mormon avec sa redécouvertes de livres sacrés qu'on peut déchiffrer par des lunettes magiques).
Tanis est certes un sous-Aragorn, si ce n'est que son Eowyn est passée à l'ennemi et qu'il est bien plus hésitant et névrosé avec son Arwen (ok, Laurana est plus intéressante que l'Arwen des livres en tant que Chef des Alliés) et Flint Fireforge n'est de même qu'un sous-Gimli (et je militerais pour le fusionner avec le super-forgeron Theros Ironfeld A La Main d'Argent pour que Flint serve enfin à quelque chose).
Je ne vois guère d'utilité à l'Honorable Sturm en dehors du fait qu'il aurait aussi couché avec Kitiara (pour ajouter un Triangle amoureux pour Tanis) et qu'Alhana tombe amoureuse de lui (ce qui reflète à nouveau la relation entre Tanis et Laurana).
Tass le kleptomane doit vite devenir insupportable comme tentative de comic relief. Mais j'aime bien le fait qu'il soit aussi le cartographe. Il faudrait un mécanisme de règles comme les Hobbits à la The One Ring où il pourrait remonter le moral des autres par son optimisme invincible et sa témérité.
Fizban le sorcier qui semble être sénile pour mieux cacher son omnipotence devrait être retiré aussi tant il risque de retirer l'activité des PJ. Elistan, le prêtre qui commence mal en fanatique hérétique avant d'avoir son "Chemin de Damas", a un arc narratif assez original en jeu de rôle, mais il ferait vite double emploi avec Goldmoon et il est clairement conçu comme un PNJ assez mineur.

  • Les Draconiens sont censés être effrayants et je les trouve assez dérisoires. Leur seul aspect un peu différent de n'importe quel Gobelin est leur mort quand ils explosent (ce qui a peut-être été pris à Runequest où c'était un Trait chaotique de certains monstres). Ces Oeufs de Dragons sont vraiment gâchés. 

  • En fait, j'aurais du mal à défendre la plupart des peuples originaux de ce monde (les méchants Hommes-Phoques ou les Hobbits-sauf-qu'ils sont tous-cambrioleurs-au-lieu-que-Bilbo-soit-une-Exception). La principale race non-tolkiénienne doit être les empires de Marins Minotaures qui tiennent d'un mélange entre Crétois, Romains et Klingons. 

  • Le monde s'appelle Krynn et c'est moche. Surtout quand on sait qu'à l'origine (je ne retrouve plus la source, vous devrez me croire sur parole), ce serait parce qu'une copine d'un des créateurs s'appelait "Cor(r)ine". On est passé près du Monde de Kimberly ou de Sharon.
    (Un gag est que l'une des Reines des Dragons d'Or du lointain passé s'appelait "Gloranthia"). 

  • La mythologie de Corine n'a guère d'intérêt alors que la religion joue un rôle central. Le fait de vouloir suivre de près les règles de D&D et les alignements produit toujours un modèle assez figé. Je ne crois pas qu'on perdrait grand-chose à ne garder qu'une sorte de quasi-monothéisme avec Paladine en Marduk-Démiurge-Saint-Georges et Takhisis en Tiamat
  • La quantité énormes de sources au fil des diverses versions fait qu'elles sont souvent éparpillées et complexes à synthétiser. 


 J'aime bien


  • Comme déjà dit, j'aime bien le pire excès de Dragonlance, l'introduction de la Romance. On est censé jouer aussi les tensions amoureuses entre les personnages et c'était assez nouveau en dehors de Pendragon et des jeux de superhéros. On peut trouver cela mièvre ou cliché mais les triangles amoureux pourraient ajouter un niveau de jeu de rôle qui tient parfois plus du Soap Opera que de Tolkien. En fait, sans cet élément, je ne vois guère l'intérêt des personnages pré-tirés. Dans un des volumes suivants, un des dragons "maléfiques" part en quête pour tenter de sauver sa cavalière dont il est amoureux et j'aime beaucoup ce renversement.

  • Autre avantage des personnages pré-tirés qui commencent déjà avec quelques niveaux in medias res : le but n'est pas la montée en puissance (sauf pour Raistlin qui est rongé par son complexe d'infériorité physique). On ne joue pas une lente formation From Zero to Heroes mais on a déjà des Héros. C'était rafraichissant dans du D&D (même si c'est devenu la norme depuis et que l'Old School Renaissance a voulu réagir contre cet Héroïsme).

  • Il y a une autre règle courante dans la plupart des univers de fantasy maintenant : en 1984, on avait rarement fait un univers post-apocalyptique aussi dévasté et où on connaît aussi mal le passé. Un détail que j'aime beaucoup est que les personnages aient des cartes fausses qui datent d'avant le Cataclysme. Cela conduit à la scène sublime où ils arrivent à un Port ensablé, jonché d'épaves de galions à sec depuis trois siècles en pensant pouvoir partir vers la mer qui s'est déplacé à des kilomètres. Cet écart peut donner beaucoup d'ironie dramatique dans les révélations sur les préjugés du présent. C'est un "jeu à secret" sans avoir besoin d'un nouveau Continent (un peu comme Earthdawn, où on vient de commencer à ré-explorer le monde extérieur).

    Voici une petite animation montrant le passage de l'ancien continent aux déluges du Cataclysme.

  • En lien avec cette ignorance du passé, au début, on dit que les Dragons sont devenus mythiques depuis des siècles, au point que certains ne croient même plus en leur existence. J'ai toujours adoré cette contradiction d'une campagne D&D où les Dragons sont centraux mais où on est censé croire (du moins au début et à condition qu'on puisse justifier que les personnages alphabétisés aient vraiment une si piètre connaissance historique) que les Dragons sont tout aussi oniriques que dans notre réalité. Bien entendu, comme le monde de DragonLance est aussi un monde classique pleins d'Elfes, Nains, Gnomes, Gobelins, Minotaures, Centaures, etc., cela atténue l'étonnement ou l'effroi devant le retour des Dragons (mais je n'aurais pas le courage d'aller jusqu'à retirer toutes les espèces non-humaines de ce monde tolkiénoïde). Il n'y a jamais dû y avoir un joueur qui aient pu être vraiment surpris que les Dragons reviennent (même si le début de l'aventure sait jouer sur le suspense avec une attente, des Faux Positifs comme un pseudo-dragon automate). Avant qu'on ne s'habitue à l'omniprésence des Dragons, il y a un crescendo, une montée en puissance assez réussie (en dehors des petits Draconiens, assez décevants). 

  • De même, j'aime bien le fait que beaucoup de monde semble avoir oublié qu'il y avait eu aussi de Bons Dragons (les "Métalliques") et pas seulement des Méchants (les "Chromatiques") à terrasser (certains adorateurs de Paladine semblent même avoir oublié que leur dieu serait représenté comme un Dragon). Hélas, tous les joueurs de D&D savent cela et ce ne serait donc une surprise qu'avec d'éventuels joueurs candides et innocents qu'il faudrait corrompre. 

  • Dans l'Histoire du monde de Corine, il y a une jolie symétrie dialectique.
    (A) Au début, les Chevaliers ont terrassé les Dragons maléfiques et défait Tiamat, la Mère Dragon. (Les Bons Dragons, qui aidaient les Chevaliers, se sont retirés)
    (B) Mais cela a conduit à un Empire théocratique des forces du Bien, avec les Chevaliers comme bras séculier.. En un second moment, c'est la démesure de cet Empire du Bien qui est allé si loin que les Dieux, écoeurés, ont détruit le monde dans le Cataclysme.
    J'aime beaucoup cette impression que l'Histoire passée a épuisé des possibilités et cette idée que le Déluge de Corine n'a pas puni les péchés de l'Âge de Fer, des adorateurs de la Dame des Ténèbres, mais les excès et hypocrisies du camp du Bien (il y a une version où le Roi-Prêtre voulait lui-même devenir un Dieu, et le châtiment ne serait alors que Nemesis et ressentiment, mais je préfère la version où le Roi-Prêtre avait lancé le projet de génocide contre les peuples goblinoïdes et d'éliminer toute Pensée Impure). Cette symétrie doit cacher aussi un puritanisme anti-catholique américain où ce Roi-Prêtre et cet Empire intolérant doivent être un substitut imaginaire du Pape et de l'Eglise catholique en Prostituée de Babylone. 
    En tout cas, dans le monde de Corine, cela a non seulement décrédibilisé l'idée de religion positive organisée (les Dieux n'arrêtent pas de se retirer) mais aussi la Chevalerie, soupçonnée d'hypocrisie ou de dangereuse idolâtrie comme des Templiers. Dans ma version, on accuserait d'ailleurs les Chevaliers d'avoir commencé à adorer en secret les Dragons qu'ils étaient censés avoir terrassés (surtout si on a oublié la différence entre Métalliques et Chromatiques), tout comme on accusa les Templiers d'avoir commencé à adorer l'idole de Baphomet ou de Tervagant. 

  • Sire Soth, le Chevalier de la Mort, a causé le Cataclysme en illustrant la corruption morale des forces du Bien (il est maudit car il a tué sa maîtresse dans un accès de jalousie alors que l'oracle disait qu'il était le seul qui aurait pu être digne de sauver l'Empire). Il est l'inverse du Loth de la Bible, le seul Honnête Homme qui aurait pu préserver Sodome, et c'est finalement Soth qui va ajouter la dernière goutte d'eau à l'Ire divine et à la chute de la Montagne de Feu. J'ai beau savoir que Soth n'est que la superposition assez directe de Darth Vader (Sith Lord) et d'Othello, je trouve que cela pourrait être un bon PNJ mélodramatique (bien plus que Kitiara, qui me paraît difficile à rendre attirante, en dehors de son rôle maternel envers Caramon et Raistlin). 

  • La fin de la campagne est assez surprenante parce qu'il s'agit bien d'un armistice et d'un traité de paix. Au lieu d'une éradication de l'Ennemi ou d'une Tabula Rasa comme on pourrait s'y attendre chez Tolkien, on a plutôt une négociation et un certain compromis ambigu, une division du monde façon Guerre froide, un peu comme toutes les Guerres réelles en dehors de la Dénazification de 1945. Les Armées draconiques continuent d'occuper des secteurs et les forces du Bien doivent entériner un nouvel équilibre sans revenir aux erreurs de l'Empire théocratique qui avait conduit au Cataclysme. C'est étrangement adulte et GRRMartinien pour du D&D hyper-moralisant. Les forces du Mal sont "Loyales Mauvaises" et la suite des livres décrira leurs territoires comme des despotismes relativement "supportables" et pas entièrement comme de simples dystopies totalitaires. 

1 commentaire:

  1. Pourquoi avais-je écrit que Sturm ne sert à rien ? On a besoin d'un Chevalier dans l'équipe, ne serait-ce que pour illustrer le fait que les Chevaliers ont été discrédités et qu'il est le seul à croire encore à l'idéal d'honneur de la Chevalerie. Sans cela, on perd sans doute l'un des rares thèmes majeurs de cette campagne. Tout le monde a désespéré d'un idéal mais il faut encore quelqu'un pour garder la flamme.

    Ou alors on le fusionne avec Caramon pour lui donner de l'épaisseur face à Raistlin ? Cela fait peut-être beaucoup de personnages ambigus dans la même fratrie : le Paladin en quête et le Mage ambitieux.

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