Serge Audier défend dans Néolibéralisme(s) (2012) qu'on ne peut pas vraiment parler d'une unité réelle dans un mouvement "néolibéral" où les conflits sont trop forts, même à l'intérieur de chaque chapelle. Son interprétation relève donc plus d'un "nominalisme" historique où le concept n'est tout au plus qu'un "air de famille" vague ou un instrument variable à travers le temps. La tendance originelle de ce (néo)libéralisme était une révision du libéralisme pour permettre un certain interventionnisme social (Walter Lippmann) alors que le terme est utilisé plutôt pour le pôle libertarien où le seul absolu est le droit sacré de propriété privée (Mises ou Hayek), sans parler des conservateurs organicistes (l'ordolibéralisme) comme Wilhelm Röpke. Lippman pourrait être plus proche de certains technocrates démocrates ou aujourd'hui Joe Biden alors que Hayek ou Rothbard seraient bien plus proches de Trump, Bolsonaro ou de Ron Paul. Le but d'Audier est en partie de distinguer un certain libéralisme "de gauche" (qu'il défendait à une certaine époque) et le libéralisme de la dérégulation financière ou l'oligarchie ploutocratique.
Les deux néo-foucaldiens Pierre Dardot et Christian Laval s'opposent à lui, par exemple dans leur dernier livre, Le choix de la guerre civile, en disant qu'Audier négligerait ce qu'ils appellent une "unité stratégique", unité de but avec des moyens différents.
Tout le monde est d'accord que Lippmann n'est pas Hayek mais ils auraient des désaccords internes dans le calendrier ou la réalisabilité. Oui, Lippmann et Hayek veulent tous lutter contre l'Union soviétique, mais Lippmann semble presque prêt face à la Crise à dire que le New Deal serait un compromis nécessaire pour sauver le libéralisme, Hayek dit que c'est une concession liberticide qui risque de conduire au collectivisme.
Mais ce mot de "stratégie" est ambigu et fait dire bien des choses sur l'intentionnalité d'un projet, où ces différences de valeurs seraient gommées au nom d'une fonction commune. A chaque fois qu'on constate de vives oppositions dans le néolibéralisme, Dardot et Laval n'y voient qu'une tension dialectique interne et une transformation du même moment.
Ce terme d'unité d'un mouvement est une question vague en histoire. Tout dépend certes d'une échelle. A une certaine échelle, le fascisme de Trump et la démocratie plus interventionniste de Biden peuvent être vus comme très proches dans la défense maintenue de certains intérêts (je crois que c'est Chomsky qui parlait de l'aile technocratique et de l'aile forcenée d'un parti unique mais il a quand même appelé à faire barrage à Trump). Cela peut aussi paraître un peu grossier de prendre une telle échelle. A une certaine distance, certes, on retombe dans une opacité de l'indistinction où, comme dirait l'autre, alle Kühe schwarz sind.
Dardot et Laval n'ont pas répondu à ma connaissance aux attaques assez polémiques d'Audier sur l'interprétation foucaldienne en général (qu'il a continuées dans Penser le néolibéralisme, 2015). Audier semble réduire le foucaldisme de Wendy Brown et d'autres à une "mode". Il explique que les célèbres leçons de Foucault sur Gary Becker (l'homme comme capital humain et comme entrepreneur de soi) n'ont pas tellement de portée historique sur Lippmann et que la vraie cible de Foucault dans sa redéfinition du néo-libéralisme était plutôt dans le champ français contre des auteurs d'extrême gauche comme des situationnistes). Le Foucauld de 1979 veut réagir à VGE et ce qu'il écrit n'a pas tant de précision pour comparer l'histoire mouvementée de l'ordolibéralisme allemand ou le projet européen de Delors.
Audier est très ironique aussi sur le côté caricatural de l'interprétation de Pente Glissante de Michéa qui refuse de distinguer non seulement entre des néo-libéraux mais même entre des libéraux et des néo-libéraux. La suspicion générale de Michéa est que tout libéral même bien intentionné ne pourra qu'aller jusqu'au bout et finir en libertarien vendu aux oligarchies et à l'exploitation maximale au nom de l'individu. Pour Michéa, il y a certes un libéralisme de gauche mais ce n'est qu'une condamnation de la gauche comme dissoute depuis le siècle des Lumières dans cette Pente glissante (ce qui s'oppose à la gauche socialiste libertaire de Chomsky pour qui il faut défendre une part de l'héritage libéral de Smith contre les oligarchies ploutocratiques qui ne cessent de le trahir).
Il y a eu des gens pour croire vraiment que Michéa défendait une forme de "socialisme" quand il attaquait ce qu'il appelle la "gauche" (par exemple dans ces naïfs, un moi antérieur, dans cette note très médiocre que j'avais écrite il y a 16 ans, un peu corrigée là ou plus tard). Nous n'avions pas tous compris que son "populisme" (tout comme celui de Christopher Lasch, passé de la gauche au néo-conservatisme au nom de l'unité familiale menacée par le "capitalisme") n'était pas compatible avec les réactionnaires que par accident ou récupération. Si on croit Michéa, dès qu'on accepte la défense de libertés de l'individu face à la Communauté organique, on doit glisser vers la privatisation de tout.
La pensée de Dardot et Laval se veut à la fois fondamentalement anti-néo-libérale mais aussi anti-souverainiste, et ils critiquent la tentation populiste assez clairement. Il se peut que le populisme "de gauche" souverainiste soit une "stratégie" gagnante mais il est plus douteux que cela reste compatible avec le combat pour l'égalité des droits. Dardot et Laval espèrent que c'est ce terme d'égalité qui permettra quand même de surmonter les clivages entres droits sociaux et droits d'identité de groupes discriminés, entre une vieille gauche socialiste des classes et la nouvelle gauche plus "identitaire" des communautés multiples.
Ne peut-on pas dire que tout est question d'échelle et/ou de contexte ? par exemple :
RépondreSupprimerÀ l'échelle de l'UE, Orbán et Meloni sont alliés.
À l'échelle euro-atlantique, ils se trouvent dans deux camps opposés.
De manière plus générale, je pense qu'on surestime les capacités stratégiques de toutes ces personnes, qui passent leur temps au contraire à s'adapter aux contingences nouvelles.
Je suis d'accord. Le débat sur l'Union européenne montre bien cette souplesse et adaptabilité à des contextes différents des "Néo-Libéraux".
RépondreSupprimerEn un sens, par rapport aux Etats-Providence les plus avancés, le projet européens a été influencé par l'ordo-libéralisme allemand qui insistait tant sur la réduction de la dette et le primat de la "concurrence non-faussée" posée comme un Principe "constitutionnel". Chez eux, "économie sociale de marché" n'était pas une défense du Keynésianisme. Les Eurosceptiques de gauche peuvent donc dénoncer un aspect "néo-libéral" en ce sens où les gouvernements nationaux ont utilisé l'Union comme prétexte pour déréguler.
Mais d'un autre côté, les Eurosceptiques de droite sont souvent des Néo-libéraux aussi. Les Néo-libéraux britanniques qui ne cessent de se réclamer de Hayek étaient les plus pro-Brexit et les plus haineux envers l'Europe accusée d'être trop dirigiste et trop administrative (même si ce qui les gênait le plus était leur racisme et la crainte face à la liberté de mouvement).