Le libéralisme est un terme qui a tellement de sens qu'il en devient périlleux. Le sens originel est la défense des libertés fondamentales de l'individu, notamment la liberté de conscience et la liberté d'expression. Le sens économique est la défense de la liberté d'entreprendre des individus (et donc surtout de ceux qui peuvent investir) contre les régulations qui pourraient les gêner (le laisser-faire contre les Guildes, corporations, taxes et l'Etat).
De même, on peut distinguer à l'intérieur du libéralisme économique ceux qui luttent contre les concentrations monopolistiques (lois anti-Trust) et ceux qui disent que les lois du marché ne doivent jamais être gênées, y compris quand le marché a stabilisé des monopoles.
Mais aujourd'hui à la radio, Jean-Claude Michéa m'a appris une autre division à l'intérieur même du libéralisme économique classique : l'ultra-libéralisme de Hayek contre le libéralisme "pur" de la concurrence selon Léon Walras.
Walras, l'un des plus grands économistes classiques, pensait montrer qu'un marché absolument pur pourrait conduire à une auto-régulation plus juste. Mais en même temps, il défend l'intervention de l'Etat par exemple contre les monopoles, pour forcer le marché réel à se comporter selon cette concurrence pure du marché idéal. C'est conforme à toute une partie du libéralisme classique de Smith, il y a donc plus que le Laissez Faire, il faut forcer le marché libre à rester libre, contre l'émergence de dominations de grands intérêts.
Hayek rétorque avec un argument conservateur qui est devenu un principe de l'ultra-libéralisme. Fausser le marché réel au nom d'une norme idéale, c'est déjà abandonner les principes du libéralisme. Selon cette critique par Hayek, le libéralisme classique de l'individu abstrait risque de garder partie liée avec le constructivisme philosophique comme le socialisme : les deux veulent améliorer le marché réel par un concept philosophique. L'ultra-libéralisme rejoint donc un argument empiriste sceptique conservateur contre le rationalisme du libéralisme classique. Hayek en arrive à un tel refus de présupposés constructivistes qu'il en viendrait à accepter la négation de certaines libertés libérales idéales au nom de la seule idolâtrie du marché réel.
C'est ainsi que la philosophie de l'individu se retourne en philosophie de la Loi de la Jungle (théorisée de manière cohérente par le néo-Hobbesien David Gauthier, qui croit quand même pouvoir faire émerger un minimum d'équité dans le Marché pur à part des simples maximisations prudentes).
Ce retournement me paraît fascinant, et j'en viens à douter de ma propre perplexité à l'égard du concept si glissant de "dialectique".
De nombreux indices nous font croire - surtout à nous Français qui nous défions tous de la logique rigoureuse - que la dialectique est confirmée, mais je crois que c'est souvent par manque d'analyse plus précise des notions. La philosophie analytique a des défauts d'une nouvelle scolastique enfermée dans certains problèmes loin des affaires du monde, mais elle a au moins la vertu de nous protéger de la tentation de l'imaginaire de croire à la dialectique.
La dialectique nous fait croire qu'on doit et qu'on peut dépasser le principe de contradiction et que le monde a un fait un "mouvement" où les jugements dépassent les contradictions. Le point de vue analytique est que si une contradiction est "dépassée", c'est qu'elle n'était pas une vraie contradiction : soit un seul des termes était vrai, soit on jouait sur une équivocité et une différence. La dialectique croit qu'on peut comprendre une "identité des contradictoires" alors que l'analytique explique que toute contradiction implique en fait une différence.
Je continue à croire que la dialectique est donc un signe de manque d'attention à des différences. Croire en des synthèse des contradictions est négliger l'analyse des distinctions. Croire en la synthèse est privilégier des expressions confuses de l'imagination spéculative contre la sobre et ennuyeuse platitude de l'entendement.
La dialectique a un sens important pour l'esprit humain, pour les mythes, pour l'imaginaire, pour nos représentations, mais pas pour la réalité ni pour la logique. Le réel est logique, il n'y a que nos songes qui puissent être dialectiques.
Certes, le rêve a son importance pour comprendre les opinions.
Il faut quand même comprendre de l'intérieur ces propensions à poser la coïncidence des opposés. Zizek se dit "radical" et défend la coïncidence d'un socialisme radical avec le conservatisme communautarisme contre le capitalisme libéral. De manière un peu semblable, Jean-Claude Michéa attaque dans la sociale-démocratie et la gauche un libéralisme qui ne peut que s'identifier en son fond avec un anarchisme libéral-libertaire et ensuite un ultra-libéralisme.
A l'inverse, je trouve qu'il y a souvent plus de ressemblances entre le conservatisme américain de droite théocratique et ses ennemis du communautarisme islamiste. Les deux sont opposés à des principes libéraux de liberté de conscience et d'expression, au féminisme (qui est l'un des aspects du libéralisme et son expansion de la démocratie - même s'il existe aussi un féminisme essentialiste qui est une forme de communautarisme anti-libéral).
Un des changements profonds d'une partie de la droite est d'ailleurs symétrique. Une partie de la droite indivualiste ou libérale est en train de redécouvrir la laïcité et même l'anti-cléricalisme en préférant le libéralisme politique contre le conservatisme classique.
Essayons de revenir sur quelques différences politiques depuis l'émergence du Droit naturel moderne, des théories du contrat et de l'individualisme possessif.
Le libéralisme (1) est la doctrine selon laquelle l'individu a des droits inaliénables comme la liberté de conscience et d'expression.
Le libéralisme (2) est la doctrine selon laquelle la liberté d'entreprendre et de contracter (donc d'aliéner) des individus ne doit pas être gênée.
Le libéralisme classique se voulait à la fois (1) et (2).
Mais le libéralisme (2) permet que l'individu accepte par contrat aussi la perte de sa liberté. Un des paradoxes de l'absolutisme de Hobbes est qu'il est un libéralisme (2) qui accepte la négation du libéralisme (1). A l'inverse, la théorie du contrat de Rousseau refuse le libéralisme (2) au nom du primat de la liberté inaliénable.
Le libéralisme (1) prône la laïcité ou en tout cas la tolérance, le pluralisme religieux, voire une attitude latitudinaire ou agnostique (c'est pourquoi "libéral" signifie "de gauche" pour les Américains).
Le rationalisme est la doctrine selon laquelle on peut connaître la vérité en se servant de notre seule raison, même indépendamment de l'expérience et de l'observation.
L'empirisme est la doctrine selon laquelle on ne peut connaître que par l'expérience effective. [C'est une simplification car il y aurait peu d'empiristes purs : même Hume est un rationalisme logiciste quant au statut des vérités mathématiques, il n'y a que le libéral Stuart Mill qui soit allé vers un empirisme relativement pur au XIXe siècle]
Le progressisme est la doctrine selon laquelle l'histoire de l'humanité est une amélioration morale, et non pas seulement technique et scientifique.
Le déclinisme moral fut avancé d'abord par Rousseau et ce fut étrangement sa doctrine décliniste qui fut utilisée par les progressistes révolutionnaires.
Le progressisme rationaliste est un constructivisme qui considère qu'on peut réformer les moeurs et institutions réelles par nos théories a priori ou nos concepts.
Le libéralisme classique était progressiste. Locke était libéral (1) et (2), empiriste modéré mais son progressisme était relativement limité : on ne devait guère réformer que pour permettre les libertés individuelles (la tolérance et la propriété privée). Pour prendre des figures des Lumières, Condorcet ou Kant sont chacun un progressiste rationaliste libéral.
Le conservatisme tel que je le définis est celui de Burke (et dans une certaine mesure celui de Hume). C'est la doctrine selon laquelle les moeurs et institutions réelles de l'expérience sont supérieures à une construction rationaliste a priori. Il faut défendre la tradition parce qu'elle a fait ses preuves et qu'elle permet la stabilité et la communauté. L'ordre réel est plus juste ou meilleur qu'une norme de justice idéale qui introduit le désordre. Burke est sceptique contre un constructivisme rationaliste, mais Hume tourne aussi ce scepticisme contre certaines traditions comme les institutions religieuses. Burke défend la religion comme une tradition, Hume défend les expériences et les traditions mais pas l'autorité des croyances religieuses, en un conservatisme anti-religieux.
Le cas de Rousseau est assez impossible à classer. Il n'est pas progressiste, malgré l'interprétation progressiste de son contractualisme. Sa conception de la liberté inaliénable s'allie avec celle de l'autonomie de la Volonté générale qui devient la seule légitime. Rousseau refusait un contrat où la liberté puisse se perdre, Hegel l'accusait de réduire l'Etat à une somme de volontés individuelles alors que le libéralisme l'accuse de mettre l'Etat au-dessus des libertés individuelles.
A la fin du XVIIIe siècle, on a donc au minimum deux regroupements : le conservatisme réactionnaire (qui est religieux, absolutiste, traditionaliste, anti-constructiviste, anti-progressiste et même décliniste, anti-libéral, aristocrate), le libéralisme classique (1 et 2, plutôt laïc, anti-religieux, progressiste, démocrate).
Mais la question sociale change les choses.
En France, nous avons l'habitude d'une sorte de dépassement de la gauche libérale classique (les Girondins) par la gauche étatiste qui refuse le libéralisme (2) et en vient en refuser le libéralisme (1) (les Jacobins et ensuite le socialisme marxiste).
En Angleterre, le conservatisme Tory (qui est encore aristocratique) va être en partie "socialiste" ou chrétien social au nom de la défense des communautés traditionnelles, de la moralité chrétienne, des familles, des basses classes. Le libéralisme Whig (qui est la gauche pour ce qui est de l'autorité politique démocrate et religieuse) va défendre un ultra-libéralisme économique et même un calcul utilitariste qui devient un amoralisme malthusien ou un darwinisme social (il ne faut pas aider les pauvres sinon ils se reproduisent, et ce n'est donc pas leur rendre service).
Ce rapport de forces se modifie progressivement au XXe siècle avec l'Etat-Providence.
La droite devient de plus en plus libéral (2) et va abandonner une part de l'héritage absolutiste et communautariste du conservatisme en devenant plus individualiste (ce n'est pas vrai partout : le conservatisme communautariste, traditionnaliste et réactionnaire continue à jouer un rôle). Il va même se présenter comme "réformisme" et non plus comme réactionnaire. Les réformes consistent alors à modifier les institutions de l'Etat-Providence au nom d'une liberté d'entreprendre, au nom d'un marché moins gêné. C'est la victoire du libéralisme (2), devenu "ultra-libéral" contre des conceptions "organiques" du conservatisme.
A l'inverse, la gauche reste attachée au libéralisme (1) mais se trouve divisée au nom de l'extension du principe de démocratie. Le pluralisme et le relativisme de la démocratie la conduit à abandonner parfois le présupposé même de son progressisme rationaliste et universaliste (constructivisme individualiste) pour devenir communautariste (au moment où la droite devient plus individualiste).
Le communautarisme est la doctrine selon laquelle l'individu dépend essentiellement de sa communauté. On ne peut donc réfléchir sur les droits et devoirs d'un individu abstraits comme dans le libéralisme (1) mais seulement sur les normes collectives et traditions juridiques plurielles. Le communautarisme s'allie au relativisme et la démocratie égalitaire abandonne donc son idéal progressiste universaliste en acceptant avant tout une égalité des communautés et une pluralité des normes. De même que le libéralisme (2), liberté de contrat, pouvait contredire la liberté de certains, de même la démocratie égalitaire donne aussi l'égalité aux communautés qui refusent à l'intérieur l'égalité ou qui prône l'exclusion de ceux qui n'appartiennent pas à la communauté. On ne cesse de critiquer l'exclusion de l'autre et en même temps on veut accorder à l'autre le droit d'exclure ce qui est différent de lui.
Notre stade est donc celui où le conservatisme a épousé le libéralisme et où le socialisme - dont la forme totalitaire avait nié les individus et la société civile au nom d'une conception progressiste - n'offre plus de résistance au libéralisme (2).
Le compromis de l'Etat-Providence, qui régulait contre le marché, n'est plus accepté par les classes dominantes, qui préfèrent défendre uniquement le libéralisme (2), qui les avantagent directement. Ils n'ont plus à défendre nation et traditions, ils défendent le risque d'entreprendre dans la mondialisation, puisque ce "risque" n'est pas payé par eux.
Le progressisme est aussi en déclin (les derniers acquis des progrès politiques furent l'égalité sociale avec les travailleurs, puis l'égalité sexuelle entre citoyens et l'égalitarisme ne trouve donc plus à chercher que l'égalité avec ceux qui n'ont pas le statut de citoyens, les enfants ou avec les résidents étrangers). Le progressisme est devenu tellement incertain qu'il est devenu un historicisme relativiste où la critique radicale des moeurs réelles du libéralisme (2) mondialisé prétend s'appuyer sur des formes de traditionalismes (comme l'islamisme), et plus du tout sur un constructivisme rationaliste.
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