La modernité est née de l'idéal régulateur que le pouvoir devait être limité par la souveraineté du peuple et ne plus dépendre seulement des conflits entre des factions ou des familles. Mais de fait, les démocraties parlementaires restent dominées par des oligarchies financières et il y a encore des oligarchies héréditaires ou des autocraties absolutistes. La Thaïlande offre depuis un siècle une politique assez originale en Asie puisque la Monarchie (les Rois Rama IX pendant toute l'après-guerre et aujourd'hui Rama X) y est restée une des plus puissantes en dehors du monde pétro-despotique et que cette institution presque théologico-politique (on n'a pas le droit de dire que le Roi est mortel) doit négocier avec des factions aristocratiques, différents clans dans l'Armée et quelques immenses fortunes civiles comme la famille de Thaksin Shinawatra qui a fondé depuis le XXIe siècle son pouvoir sur un prétendu "populisme" (quoi que ce terme obscur signifie dans ce contexte), en dehors de ce culte de la Monarchie.
Il doit être déprimant d'être "de gauche" en Thaïlande ou même simplement "démocrate". Soit vous vous faisiez tuer par les militaires du temps de la menace communiste aux alentours, soit vous ne jouez aucun rôle parlementaire important puisque tout se décide entre diverses tendances de droite plus ou moins monarchiste, plus ou moins violemment réactionnaire ou plus ou moins kleptocratique. La structure anthropologique thaïlandaise ou bien une propagande idéologique semblent avoir institué une acceptation fanatique des inégalités sociales.
La Thaïlande a un record de douzaines de coups d'Etat et l'Armée y a souvent fait exécuter des manifestants ou des opposants, discrimine ou réprime ses minorités ethniques, sans que sa bonne image touristique semble en avoir été affectée.
Pour un Européen, on peut imaginer la politique thaïlandaise un peu comme un choix entre (1) des officiers qui feraient penser à Franco ou Georgios Papadopoulos (voir la politique grecque), des militaires fascisants alliés à la Monarchie traditionnelle et (2) des Berlusconi (milliardaire entré en politique avec un programme "populiste") ou peut-être plutôt le Général Juan Perón (pour son côté conservateur "social").
La Révolution de 1932 et la Monarchie constitutionnelle
Alors que la Dépression des années 1930 frappait le pays qui s'appelait encore "le Siam", le roi Rama VII (roi de 1925 à 1935) essaya de lancer quelques réformes fiscales mais l'aristocratie et notamment sa propre famille des Princes royaux s'opposait à lui sur ces impôts. Quand le Roi commença à annoncer en plus des réformes politiques (une Constitution), le "Conseil suprême" de ses cousins menaçait de se soulever contre lui. En juin 1932, le Parti du Peuple, des étudiants mais aussi des militaires, attaqua le Palais et imposa une Révolution sans violence et une Constitution au Roi. Un an après, en avril 1933, la noblesse royaliste tenta un nouveau Coup d'Etat mais les officiers de l'armée proches du Parti du Peuple réussirent à battre cette Contre-Révolution. Il y eut une deuxième tentative royaliste en octobre 1933. Le Parti du Peuple qui avait fait la Révolution de 1932 était lui-même maintenant divisé en deux, une Junte militaire au pouvoir (le Maréchal Phibunsongkhram) et une aile civile, plus socialiste (Pridi Banomyong).
La Régence et le régime du Maréchal Phibun (1938-1944) : sous Rama VIII
Sous la pression du Parti du Peuple, le Roi Rama VII dut abdiquer en 1935. Son jeune neveu âgé de dix ans qui arriva sur le trône du Siam sous le nom de Rama VIII mais celui-ci reste en exile et le vrai pouvoir appartenait désormais aux régents et au gouvernement contrôlé par le Parti du Peuple.
Le Maréchal Phibunsongkhram ("Phibun", 1897-1964), Régent et Premier Ministre en 1938, crée un régime autoritaire inspiré des fascistes et s'aligne avec le Japon, considérant que l'ennemi du Siam est la Chine, même si la monarchie avait mené une politique plutôt pro-américaine. Il développe une propagande ultra-nationaliste de l'ethnie Thai, persécute les minorités sinophones et change le nom du pays en Thaïlande en 1939 parce que le nom "Siam" était un terme étranger. Il profite de la Seconde Guerre mondiale pour annexer une partie du territoire français d'Indochine avec l'aide des Japonais et soutenir l'armée japonaise contre les Britanniques en Malaisie et Birmanie. Un Mouvement des Thai Libres se soulève contre lui. Après la défaite japonaise, Phibun est écarté du pouvoir en 1944. Cela va permettre aux Alliés de traiter la Thaïlande comme un Etat occupé par les Japonais et non pas un membre de l'Axe.
L'Après-guerre et le retour du Maréchal Phibun (1948-1957) : le début de Rama IX
Un des leaders du Parti du Peuple, Khuang Aphaiwong devient le nouveau chef du gouvernement et fonde ce qui va devenir le principal parti de droite royaliste "libéral", le Parti Démocrate.
Le Roi Rama VIII, maintenant âgé de 20 ans, revient en Thaïlande à la fin de l'année 1945 et quelques mois plus tard, il est retrouvé tué par balles sans qu'on ait jamais su qui était l'assassin. Plusieurs de ses assistants furent jugés très rapidement et exécutés pour régicide.
Son petit-frère Bhumibol, âgé de 18 ans et qui avait grandi en exil, devient le nouveau Roi Rama IX. Une des nombreuses rumeurs ou théories pour expliquer pourquoi l'enquête fut si bâclée était que Bhumibol aurait tué son frère aîné accidentellement en jouant avec un revolver ! Ce Neuvième Rama devait avoir le plus long règne d'un monarque d'Asie, de 70 ans, de 1946 à 2016. Le pays s'enrichit énormément et le Roi Rama IX, qui savait se servir au passage, mourut comme un des monarques les plus riches du monde. La population du pays a à peu près triplé, elle passe pendant cette période d'environ 20 millions d'habitants à près de 70 millions.
Deux ans après ce mystérieux meurtre de Rama VIII, le Général Phibun revint au pouvoir en 1948 avec le soutien de l'Armée et devait le garder pendant 10 ans. Son nouveau Régime n'était plus aussi ostensiblement fasciste que pendant la Guerre mais plutôt un régime autoritaire pro-occidental, en redonnant à la figure du Monarque bien plus de pouvoir que dans la Constitution de 1932, mais avec une pratique tolérant des "doses" de liberté d'expression symbolique avec des élections manipulées. Ses rapports avec le Roi Rama IX se détériorent quand le Monarque veut prendre plus de contrôle et Phibun est renversé par un coup d'Etat en 1957. Il meut en exil au Japon, décidément fidèle à son allié de la Guerre.
Les juntes des Maréchaux et les coups d'Etat (1957-1973)
Après le Maréchal Phibun, c'est toujours l'Armée qui a le pouvoir avec d'abord avec deux Maréchaux Sarit Thanarat (1908-1963) de 1957 à 1963 et son allié Thanom Kittikachorn (1911-2004) de 1963 à 1973. Les Partis sont dissous et ensuite très encadrés. La politique est toujours pro-américaine, anti-communiste et même anti-républicaine. Thanom et sa famille utilisent parfois des coups d'Etat militaire pour consolider son pouvoir et mieux réprimer les révoltes. Le Parti de Thanom s'appelle "Parti Socialiste National" mais c'est un parti de droite militariste habituel pour représenter sa faction dans l'armée.
Les Trois ans de tentative de démocratisation (1973-1976)
En 1973, des émeutes anti-Thanom réussirent à faire partir son clan au pouvoir. Le Roi Rama IX voulut tempérer les choses en nommant le Juge de la Cour Suprême Sanya Dharmasakti, un juriste libéral "modéré" pour qu'il écrive une nouvelle Constitution.
Mais l'épisode démocratique fut bref. Après les élections de 1975 et l'arrivée au pouvoir de modérés du Parti démocrate, la nouvelle Constitution vite suspendue. Après la défaite américaine au Vietnam et les victoires communistes en Asie du Sud-Est, l'Armée craignait que le Juge Sanya ne soit pas assez ferme contre les étudiants et communistes.
Plusieurs Juntes militaires en conflit (1976-1988/1988-1991/1991-2001)
L'Armée reprit le pouvoir dès 1976 et écrasa le court interlude constitutionnel. L'Amiral Sangad Chaloryu (1916-1980) occupa le pouvoir avec une Junte en 1976-1980 et fut remplacé à sa mort par le Maréchal Prem Tinsulanonda (1920-2019) qui eut le pouvoir de 1980 à 1988 en formant des coalitions entre les Partis.
Après les élections de 1988, le Maréchal Prem doit laisser la place à un autre militaire, le Maréchal Chatichai Choonahavan (1920-1998), qui dirige le Parti de la Nation Thai, un autre parti encore plus anti-communiste qui représente d'autres clans à l'intérieur de l'armée. Chatichai était le fils d'un autre Maréchal allié de Phibun, renversé en 1957. Malgré ce qui est en effet une première "alternance" parlementaire au lieu d'une sélection directe par la Junte, c'est un jeu de rapports de forces entre les grandes familles de la noblesse et des officiers supérieurs. Pourtant, le Maréchal Chatichai (connu pour sa corruption) commence aussi une politique de détente avec les pays communistes de la région. Le Parti de la Nation Thai représente aussi une faction dans les hommes d'affaires thaïlandais.
Chatichai est vite renversé par un coup d'Etat en 1991. Une Junte possède le vrai pouvoir mais des politiciens plus "présentables" pour l'extérieur reçoivent le pouvoir légal comme Anand Panyarachun (né en 1932), un ancien diplomate et banquier, qui écrit la Constitution de 1997, ou Chuan Leekpai (né en 1938), qui représente le Parti démocrate, la droite royaliste classique. Mais après la grande Crise économique asiatique de 1997, le régime doit nécessairement se réformer et les élections de 2001 vont conduire à un choc, la victoire d'un nouveau parti issu de la "société civile".
L'arrivée du Clan Shinawatra (2001-2006)
Thaksin Shinawatra (né en 1949) est un homme d'affaires thaïlandais d'origine chinoise (un "Hakka", une des minorités sinophones, 14% de la population thaïlandaise aurait des origines dans une ethnie chinoise). Il a fait fortune dans les Télécoms, au point de devenir l'Homme le Plus Riche de Thaïlande. En 2001, son parti nationaliste populiste,Thai Rak Thai ("les Thaïs aiment les Thaïs") gagne les élections et il est même réélu en 2005. C'est la première fois qu'un Premier ministre thaïlandais élu démocratiquement échappe ainsi à un coup d'Etat pendant tout son mandat.
En 2006, la droite monarchiste réagit contre le populisme du milliardaire avec le Mouvement des Chemises Jaunes qui déclenche une révolte contre ce qui est perçu comme une atteinte au respect au Monarque. L'Armée (peut-être toujours sous l'action du vieux Maréchal Prem Tinsulanonda qui était au pouvoir pendant les années 1980) prend le prétexte de ces désordres pour lancer un coup d'Etat qui renverse Thaksin Shinawatra et l'envoie en exil. La junte du Général Sonthi (chef de l'armée et milliardaire aussi, né en 1946) prend le pouvoir avec l'aide de la droite thaïlandaise.
La Crise de 2008
Thaksin Shinawatra est en exil mais deux ans après, son parti TRT devient le PPP (Parti du Pouvoir du Peuple). Ses partisans ont lancé contre la Dictature militaire un nouveau mouvement nommé les Chemises Rouges. Le PPP va revenir au pouvoir en 2008, sous la direction de Samak Sundaravej (1935-2009). Ce Samak est un ancien leader de la droite militaire et star de la télévision thaïlandaise (il dirigeait une émission de cuisine). Samak ne va être chef de gouvernement que pour peu de temps. La Cour Constitutionnelle va notamment l'accuser d'avoir cumulé ses fonctions du gouvernement et son émission de cuisine à la télévision... Les émeutes contre Samak se multiplient et l'Armée menace d'un nouveau Coup. Il est destitué et s'enfuit.
Le PPP passe à Somchai Wongsawat (né en 1947), le mari d'une soeur de Thaksin Shinawatra, qui ne sera Premier ministre que pendant trois mois avant d'être attaqué par des émeutes des Chemises Jaunes. Le Beau-Frère est à son tour destitué pour corruption comme il possède aussi des actions dans plusieurs entreprises qu'il soutient. Le PPP change à nouveau de nom et devient le PTP (le Parti Pour les Thais).
C'est le retour de la droite "traditionnelle" du Parti démocrate avec Abhisit Vejjajiva (né en 1964) pendant deux ans et demi. C'est le seul Premier ministre du XXIe siècle qui n'ait été ni un militaire ni un membre de la famille Shinawatra.
Le Clan Shinawatra : Thaksin, Paetongtarn, Yingluck En 2011, une autre soeur de Thaksin Shinawatra, Yingluck Shinawatra (née en 1967 - oui, elle a 28 ans de moins que son frère...), qui dirige pendant son exil le Parti pour les Thais mais aussi une partie de son empire industriel (et des intérêts chinois), est nommée Première Ministre. C'est la première fois qu'une femme dirige le pays. Son gouvernement durera lui aussi deux ans et demi.
La Dictature du Général Prayut (2014-2023) : Rama X
Elle est renversée en 2014 par un coup d'Etat du Général Prayut Chan-o-cha et elle s'enfuit en exil à son tour comme son grand-frère.
Le Général Prayut devient un dictateur autoritaire traditionnel pendant 5 ans (2014-2019) et finit par organiser des élections qu'il perd en 2023.
C'est sous le mandat autoritaire du Général Prayut que le vieux Roi Rama IX, au pouvoir depuis 1946 meurt enfin. Son fils Vajiralongkorn Boromchakrayadisorn Santatiwong Thewetthamrongsuboribal
Abhikkunupakornmahitaladulyadej Bhumibolnaretwarangkun
Kittisirisombunsawangwat Boromkhattiyarajakumarn devient Roi sous le nom légèrement plus bref de Rama X (même si des sources préfèrent juste "Vajralongkorn").
Chapeau-Rama : Vajralongkorn & Bhumibol La situation actuelle depuis les élections de 2023
Dans la carte ci-dessus l'
orange est (pour simplifier) la gauche, le
rouge est le
PTP et les
nuances de bleu sont la droite militaire ou la droite civile.
Le premier Parti aux élections de 2023 est "Aller de l'avant" (Phak Kao Klai), un parti réformiste qui allie la gauche socialiste au centre-droit libéral (151 sièges sur 500). Ce Parti qui demandait le changement était leader dans le nord urbanisé (notamment à Bangkok) et réussit à attirer le désir de changement qui se portait auparavant sur le PTP. La base des Shinawatra est plus les pauvres en zone rurale.
Le PTP des Shinawatra, arrivé deuxième mais avec peu de différence (141 sièges sur 500), tenta une alliance avec "Aller de l'Avant" mais préféra finalement s'allier avec des partis liés à certaines factions dans l'Armée (le Parti du Général Prawit Wongsuwon qui était au pouvoir pendant la dictature, 40 sièges mais aussi le Parti du Général Prayut, 36 sièges).
Le mouvement "Aller de l'Avant" est donc resté dans l'Opposition et a été ensuite dissous par la Cour Constitutionnelle pour avoir demandé la fin des Lois liberticides de Lèse-Majesté, ce qui a été considéré comme... de la Lèse-Majesté (toute critique contre le Monarque étant interdite). Le Mouvement "Aller de l'Avant" a été re-fondé sous le nouveau nom Parti du Peuple (Phak Prachachon).
Comme Thaksin Shinawatra et Yingluck Shinawatra sont en exil, c'est un autre milliardaire d'origine Hakka, Srettha Thavisin (né en 1962, promoteur immobilier) qui dirige le PTP et dirige le Gouvernement. Il permet enfin à Thaksin de revenir de son exil (mais sa soeur Yingluck est toujours poursuivie pour corruption).
Quand Srettha Thavisin est poursuivi à son tour et invalidé par la Cour Constitutionnelle, c'est la fille de Thaksin et nouvelle Leader du PTP, Paetongtarn Shinawatra (née en 1986), qui devient en 2023 la nouvelle Première ministre à 37 ans. On la surnomme "Ung Ing".
La Cour Constitutionnelle (qui semble avoir développer une certaine habitude à le faire depuis 20 ans) vient de "suspendre" Paetongtarn Shinawatra en juillet 2025. Il y a depuis des gouvernements transitoires. Le prétexte utilisé fut l'enregistrement d'un appel téléphonique où la Première ministre Paetongtarn Shinawatra discutait avec l'ancien Premier Ministre cambodgien Hŭn Sên en tenant des propos jugés trop familiers ou déplacés sur des officiers et politiciens thaïlandais et en impliquant que certaines territoires disputés depuis un siècle (la région autour du Temple khmer de Preah Vihear) pouvaient être négociés (le conflit dure depuis un siècle mais a été réactivé en 2008).
Lord Hŭn Sên (né en 1952, il a été anobli par le Roi du Cambodge) est un vieux politicien khmer qui s'est battu successivement pour les Khmers rouges, puis du côté des Vietnamiens en étant au gouvernement cambodgien presque en continu depuis 40 ans. C'est Hŭn Sên qui a décidé de diffuser l'enregistrement de l'appel sur les réseaux sociaux, même si son intérêt n'est pas si clair en dehors du fait qu'il prouve sa puissance de nuire. Des nationalistes thaïlandais accusent donc Paetongtarn de quasi-trahison envers l'Armée - mais la Cour de Justice internationale a tranché en faveur du Cambodge.
A l'heure actuelle, même si "Ung Ing" est "suspendue", c'est
toujours sa coalition qui est au pouvoir, alliée à la plupart des Partis
de droite.