samedi 30 décembre 2023

Acrostiche

Bryan Ansell (1955-2023), le fondateur des figurines Citadel et ancien dirigeant de Games Workshop, vient de mourir et cela ne peut que rappeler l'une des histoires les plus légendaires du hobby des jeux de rôle : quand Ansell reprit GW et son magazine White Dwarf, il décida de recentrer les activités à Nottingham (dans les Midlands de l'Est) et par la suite d'arrêter les jeux de rôle complètement pour ne plus produire que des jeux de figurine (ce qui, dans son cas, était peut-être plus ses propres intérêts que seulement par appât du gain). 

Dans le n°77 (mai 1986) de White Dwarf, le rédacteur en chef démissionnaire Ian Marsh fit alors un célèbre acrostiche pour son dernier numéro où la première lettre de la description de chaque article dans la table des matières épelait "Sod Off, Bryan Ansell". Ian Marsh disait pourtant dans l'édito espérer retravailler un jour sur Warhammer. L'histoire ne dit pas si Ansell s'en rendit compte aussitôt mais le Nain Blanc commença une lente agonie de deux ans en tant que magazine de jeu de rôle.  

White Dwarf était accompagné de la mention "Games Workshop RolePlaying Monthly" (et venait de recevoir de nombreux rédacteurs issus d'Imagine, l'autre magazine qui venait d'être arrêté par TSR-UK) et ensuite le mot "RolePlaying" disparut pour devenir "Games Worshop Monthly Game Magazine" aux alentours du n°100 (été 1988). 

Beaucoup de ceux qui, comme moi, en veulent à la compagnie Games Workshop, ne lui reprochent pas (seulement) les règles médiocres de Warhammer Fantasy Battles ou ses figurines trop chères, mais surtout le fait d'avoir transformé un des meilleurs magazines de jeu de rôle du monde dans les années 1980 en un magazine qui refuse complètement de les mentionner pour ne plus servir que de catalogue pour leurs propres figurines comme l'avait été auparavant le Citadel Journal

Une coïncidence voulut qu'Ansell quitta plus tard le Nottinghamshire pour créer une entreprise de figurines de plomb (historiques) sur l'île de Guernesey et que son ancien nemesis Ian Marsh créa aussi une compagnie de figurines (napoléoniennes), mais sur une autre île, l'île de Wight... 

vendredi 29 décembre 2023

Gran Meccanismo: Clockpunk Roleplaying in Da Vinci's Florence


Pour finir l'année 2023, j'avais déjà mentionné ce jeu l'été dernier par l'historien britannique Mark Galeotti (qui a aussi un blog consacré à Gran Meccanismo). Il s'agit d'une Italie uchronique en l'an 1510Machiavel (41 ans) a fait construire des armées steampunk avec Leonard de Vinci (58 ans). 

Comme dans notre monde, les Médicis (le parti des Palleschi ou Bigi, les "Gris") ont été chassés il y a 16 ans mais le Frère dominicain Girolamo Savonarola fut assassiné en même temps et n'est jamais arrivé au pouvoir avec son parti des Piagnoni (les Pleureurs). Il n'y a donc jamais eu de République dévote des Pleureurs mais aussitôt une République hyper-progressiste. Je suppose donc que la République a pu réconcilier autrement le parti des Frateschi (les "Blancs" démocrates et normalement pro-Savonarole) et les Arrabiati (les "Enragés", les aristocrates anti-Savonarole). 

La révolution technologique de la Scienzia Nuova a été énorme en quelques années et on a même commencé à conquérir le ciel avec des planeurs : Florence a fait bâtir un "aliantodrome". Cela dépasse infiniment même les projets les plus utopiques de Leonardo vers un niveau quasiment cyberpunk avec la naissance de l'hydronétique (des calculateurs hydrauliques) et du "Meccanismo" (l'Informatique). On peut même y imaginer des cyborgs. Je ne sais pas si on exagère parfois la modernité de Machiavel mais le Machiavel de ce jeu doit être presque surnaturel dans son génie de visionnaire. L'avancée florentine est censée la mettre au-dessus de ses concurrents et voisins, et même de la puissance de la Papauté. 

Le jeu fait 190 pages mais il réussit à donner de nombreux conseils pour créer des aventures d'espionnage avec des pistes de scénarios et des clins d'oeil à divers films. L'Italie de 1510 est parfaitement adaptée à des changements d'alliance et à des intrigues politiques. C'est un rare cas de jeu historique sans "magie" même si la technologie n'est pas censée être très "réaliste". 

L'Italie du Mécanisme

La République de Florence (dirigée par le Gonfalonier Piero Soderini, 59 ans) est bien plus puissante que dans la réalité et semble capable d'empêcher le retour au pouvoir des Médicis. Elle a notamment mis (en plus de Pise) sous "protectorat" la République de Lucca et la République de Siena (dans la réalité, Lucca résista en s'alliant à Gênes ou parfois au Duché de Milan et Sienne, aux mains de Pandolfo Petrucci, ne tomba que quelques décennies après, en 1555). Comme dans la réalité, le Roi de France Louis XII règne sur Milan (via le gouverneur Trivulzio) depuis 1499 et a chassé les Sforza. En revanche, la République des consuls de Gênes (et la Corse) n'est pas sous le contrôle du Milanais français. Alfonso d'Este (34 ans), qui contrôle le Duché de Ferrara et de Modena, joue un rôle intermédiaire entre les Français, Venise et le Pape (Cesar Borgia, mort en 1507, a échoué ses tentatives de se créer son Etat mais sa soeur Lucrezia, 30 ans, s'est remariée avec Alfonso). La soeur d'Alfonso, Isabella d'Este, 36 ans, a épousé le Marquis de Mantoue. Le nouveau Pape Julius II (67 ans) est prêt à s'allier aux Français mais aussi à l'Empereur Maximilien contre Florence et la révolution moderniste qu'elle protège (même si dans la réalité, les alliances ne cessèrent de s'inverser entre eux). Le vieux Doge Leonardo Loredan (74 ans) dirige la République Sérénissime de Venise, qui est avec l'Espagne la principale adversaire maritime de Florence. Ferdinand II (58 ans) et Isabelle I (59 ans), les Monarques catholiques d'Espagne contrôlent Naples et la Sicile.   

carte par Randy Musseau


Mark Galeotti est spécialiste de la Russie et insère donc plusieurs plaisanteries sur son domaine d'études. Sa Venise est décrite comme une dystopie surveillée par une sorte de KGB. Florence possède un dangereux sous-marin nommé Rosso Ottavio (p. 56, du nom d'Ottaviano de Medicis, 28 ans). 

Le Mécanisme de jeu (p. 69-163)

Gran Meccanismo reprend le système TRIPOD (Traits In Pools of Dice) de Graham Spearing. C'est une variation d'un jeu narratif comme Heroquest/Questworld de Robin Laws mais avec des tas de d6 à la place du d20. 

Les PJ (mais aussi les situations dans le monde) ont des "Traits" qui peuvent être n'importe quelle description et sont des nombres de d6 à lancer. Un résultat au dé de 6 représente deux succès et un résultat 4-5 un seul succès. La difficulté est le nombre de dés en opposition, généralement 6 ou plus et on compare ensuite le nombre de succès. 

Ces Traits sont regroupés en 3 caractéristiques : Corps, Esprit, Âme. Les dégâts en cours de jeu (qui sont la différence en nombre de succès) sont des malus qui touchent une des caractéristiques. 

Un personnage débutant répartit 9 dés dans les trois caractéristiques (avec un maximum de 5 dans une des trois) et il choisit ensuite 15 Traits plus précis (entre 4d6 et 1d6), qui pourront servir de bonus aux caractéristiques. On n'a pas besoin d'une liste précise des prix en ducats puisque la Fortune est un Trait abstrait. Un des Traits particulier est les Buts qui peut toujours compter comme des bonus supplémentaires si l'action a un rapport avec ce But. Comme dans Heroquest, on peut ajouter à sa liste de départ 9 Traits supplémentaires en improvisant selon les situations en cours de jeu. 

Le livre décrit plusieurs Archétypes de PJ, l'Artificier, l'Artisan, l'Artiste, le Banquier, le Bateleur, le Docteur, l'Erudit, l'Espion(ne), le Fermier, l'Homme de Main (Bravo), l'Homme des Bois, le Larron (Ne'er-do-well), le Marchand, le Marin, le ou la Noble, l'Ouvrier, le Prêtre, le Provocateur, le Soldat. 



Le livre donne déjà plusieurs PNJ historiques, y compris certains assez peu connus. Le fait qu'on soit dans une uchronie peut donner une grande liberté. Mais on pourrait aussi ajouter d'autres personnages comme : 

Amerigo Vespucci, 59 ans, Vasco de Gama, 50 ans (cf. p. 19). Magellan, 30 ans. 
Jacopo Salviati, 49 ans, un riche gendre des Medicis mais en même temps proche des courants des Frateschi, il continue d'exercer des fonctions diplomatiques mais est plutôt un rival de Machiavel et Piero Soderini
Zanobi Acciaioli, 49 ans, frère dominicain, d'une des familles les plus puissantes de Florence, allié aux Médicis. Erudit, il apprend le grec et l'hébreu. 
Pietro Pomponazzi, 48 ans, médecin et philosophe à Padoue (puis à Ferrare), un "Averroïste" latin qui se donnait le droit de défendre rationnellement des arguments aristotéliciens non-chrétiens. 
Alessandro Achillini, 49 ans, médecin anatomiste et Averroïste de Bologne et son frère le poète Giovanni Filoteo Achillini, 44 ans. 
Scipione del Ferro, 45 ans, mathématicien de Bologne
Thomas Cajetan, 41 ans, Supérieur Général des Dominicains et théologien proche de Julius II. 
Ludovico Ariosto, 36 ans (protégé par Alfonso d'Este mais aussi par Isabella d'Este, la duchesse de Mantoue, il a monté des comédies mais n'a pas encore fini sa célèbre épopée, il sert d'agent entre Ferrare et Rome)
Celio Calcagnini, 31 ans, chanoine, diplomate, ami de l'Arioste, et professeur à Ferrara, où il a fréquenté Copernic, il écrira quelques années après une ébauche de théorie de la rotation terrestre (sans passer à l'héliocentrisme) avant que Copernic n'ose publier sa révolution héliocentrique. 
Jean de Verrazano, 25 ans, marin florentin installé en France vient d'explorer la côte canadienne. Le cartographe de Naples Visconte Maggiolo tirera des cartes de Verrazano des cartes fausses de l'Amérique. 
Heinrich Cornelius Agrippa von Nettersheim (24 ans), ancien mercenaire impérial en Espagne, il est devenu Professeur cabbaliste à Dôle. Il est chassé de l'Université et écrit un livre de magie occulte en 1510. Voir d'autres allemands comme le jeune Paracelse p. 60 ou Dr Johann (ou Georg) Faust d'Heidelberg (censé avoir environ 30-40 ans à cette période)
Marquis Guillaume Paléologue de Montferrat (24 ans)
Francesco Maria della Rovere, 20 ans, condottiere et neveu du Pape Julius II et Duc d'Urbino, époux de la fille du Marquis Francesco II Gonzaga de Mantoue

La période est passionnante, entre un Moyen-Âge déjà mort et une modernité qui arrive bien plus brutalement que dans notre monde. Si on accepte les prémisses de l'uchronie, il faut pouvoir mettre entre parenthèses ses doutes sur une accélération d'environ quatre siècles où le Rinascimento du Cinquecento absorberait déjà les Lumières et la Révolution industrielle. 

mercredi 27 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques XIV : On peut réfuter l'Hédonisme moral

 25 Bichat, jour d'Albrech von Haller (1708-1777), le physiologiste qui a aussi écrit des romans philosophiques. 

La Machine à Expériences

"Hédonè" en grec veut dire "plaisir". On sait que les êtres vivants sont (de fait) motivés par des plaisirs potentiels (hédonisme "psychologique") mais la thèse de l'hédonisme moral dit que les êtres humains ont raison de le faire, qu'ils devraient chercher à optimiser leurs plaisirs et qu'il n'y a en fait rien de mieux que les plaisirs ou au moins certaines classes de plaisirs compatibles les plus durables possible. 

Donc si l'hédonisme moral était vrai, une vie de plaisir continuel et sans peine serait la meilleure des vies humaines possibles. 

Aristote avait déjà formulé un argument contre l'Hédonisme moral (l'argument d'une vie de sommeil) et en un sens, tout notre imaginaire occidental s'est fondé sur un argument similaire dans l'Odyssée (chant IX) quand Ulysse refuse la vie des Lotophages (ou que les marins devraient refuser aussi la vie des Porcs de Circé), mais la version la plus célèbre est celle formulée par le philosophe Robert Nozick (qui était libertarien / anarcho-capitaliste mais pourtant fortement "déontologique" et non-utilitariste dans ses raisonnements moraux). On appelle sa réfutation de l'Hédonisme l'argument de la Machine à Expériences

Supposons qu'on vous offre de vous mettre dans une "Machine à Expériences" qui vous permette de dormir toute votre vie dans une réalité virtuelle où vous n'auriez que des songes agréables (on peut même la programmer pour l'adapter à vos désirs). On s'engage à ce que votre corps ne souffre jamais et que vous ne vous rendiez même plus compte que vous êtes dans une réalité virtuelle. Cette vie est donc le plus "réaliste" des Paradis possible, avec le maximum de plaisir qu'on puisse concevoir. Il est douteux qu'aucune vie "active" réelle ne puisse atteindre une aussi grande intensité ou quantité de plaisirs. 

Or selon Nozick, même si de fait, de nombreux humains accepteraient sans doute cette pseudo-vie d'illusions, on peut concevoir de droit de meilleures vies. Une vie de plaisir où on ne fait rien réellement, où on ne peut rien changer au monde et où on ne rencontre aucun sujet humain n'est pas la meilleure des vies humaines (voir aussi Aristote sur la meilleure des vies humaines, qui maintenait quand même une place à l'action libre dans la vie pratique). 

Donc si on admet qu'on pourrait et même qu'on devrait profiter d'autres vies "réelles" (même avec moins de plaisir) alors qu'il s'agit d'une vie de plaisir continu, cela prouve que l'Hédonisme moral n'est pas défendable dans l'absolu (même si la plupart des humains dans la tristesse désirent sans doute de fait une telle vie). 

De manière plus générale, cela prouve qu'une "expérience" ressentie, une "qualité" immanente (un état) a une valeur moindre que les actions. Les états de satisfaction ont une valeur mais moins que les satisfactions dérivées d'une transformations réelles du monde vis-à-vis d'autres sujets (par exemple ce que nous pouvons transmettre aux autres humains). 

L'argument n'est pas qu'un jeu de philosophie analytique. Il permet aussi de voir le lien possible entre certaines formes d'hédonisme et un certain nihilisme (tout comme chez Hegesias Peisathanatos ou dans l'argument anti-nataliste de Benatar selon lequel nous ferions mieux de ne jamais nous reproduire pour éviter de produire plus de souffrances en moyenne que de plaisir). 

Nos intuitions me semblent en revanche plus fragiles dès qu'on met de l'Intersubjectivité. Si on pouvait réellement communiquer avec d'autres sujets dans ce Paradis artificiels (une sorte d'Harmonie préétablie avec d'autres monades), je ne suis pas sûr de voir ce qu'on perdrait à ne rien pouvoir réaliser de réel. 

Et si on imaginait qu'on est déjà dans la Machine et qu'on nous en informe seulement maintenant, il est probable que le choix de rester dans l'illusion augmenterait encore (comme les prisonniers dans l'Allégorie de la Caverne ou dans Matrix). 

On reconnaît un thème commun avec l'Argument des Cerveaux dans la Cuve. Mais dans l'argument (dit "transcendantal") de Putnam, on devrait penser que cette possibilité se réfuterait elle-même (du moins, c'est ce que prétend l'argument) alors qu'ici, une vie paradisiaque de Cerveau dans une Cuve ne devrait pas être préférée à une vie réelle, pour des raisons éthiques et non pas théoriques. 

samedi 23 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques XIII : Ce qui est ressenti pourrait ne pas coïncider avec les causes physiques

 21 Bichat, jour de Lavoisier. 

L'Argument du spectre inversé

L'Argument fut inventé par Locke (Essai sur l'entendement humain, II, 32, §15). On peut distinguer les qualités des couleurs ressenties (ce que me fait le rouge) et la longueur d'onde (environ 650 nm). On pourrait concevoir un sujet qui reçoive la même longueur d'onde que nous mais sans ressentir le même sentiment vécu de la couleur (le même "contenu phénoménal"). Dans l'argument original, il imaginait juste une inversion du spectre des couleurs (et il verrait donc de l'indigo, mettons). Il pensait qu'il serait possible que nul ne se rende jamais compte de cette inversion, ni le sujet, ni les autres puisqu'il continuerait d'appeler "red" ce que les autres voient rouge. Il aurait donc le même comportement observable que nous et la même "intentionnalité" (il sélectionnerait les mêmes objets en utilisant les termes). Pour Locke, la science devait porter sur des propriétés objectives mesurables comme la longueur d'onde mais pas sur des qualités ressenties. 

Mais une objection est qu'il devrait trouver alors étrange l'expression "couleurs chaudes / couleurs froides" même si depuis sa naissance on lui associait "froid" et ce qu'il voit rouge et "chaud" avec ce qu'il voit indigo. Par exemple, le philosophe britannique Michael Lockwood (1944-2018) avait donc décalé le spectre d'une manière différente dans sa version de l'argument pour éviter cette objection sur la plausibilité de ce scénario (dans son livre Mind, Brain and the Quantum, 1989). 


Les Positivistes comme Moritz Schlick avaient utilisé leur thèse vérificationniste contre cet argument. Le vérificationnisme est la thèse selon laquelle la signification d'un énoncé est sa condition de vérification : ce qui ne peut pas être vérifié n'a aucun sens. Or, selon eux, je ne peux pas vérifier si mon spectre est inversé par rapport au vôtre et donc la question est dénoncée comme dénoncée de sens (Frege, qui n'était pourtant pas "vérificationniste" avait eu aussi un argument analogue). 

Imaginons maintenant qu'une personne n'ait pas le spectre inversé depuis toujours mais au cours de sa vie (on appelle ce second argument l'inversion INTRA-PERSONNELLE et non interpersonnelle). Il s'en rendrait donc compte au moment de l'inversion mais au bout d'un moment il s'accommoderait des nouvelles associations et son comportement redeviendrait semblable à celui des autres. Le fait qu'il s'en rende compte était utilisé par le philosophe Sydney Shoemaker (1931-2022) pour donner un sens à la possibilité de l'inversion. Si je peux me rendre compte de l'inversion (en tout cas au début) si elle avait lieu soudain, c'est donc bien que cela a aussi un sens même si personne n'arrivait empiriquement maintenant à détecter l'inversion. Donc l'objection de Frege & Schlick est discutable. 

Cet argument a été beaucoup discuté contre le fonctionnalisme. Le fonctionnalisme est la thèse (assez dominante) en philosophie de l'esprit selon laquelle le fonctionnement de la pensée et de la conscience peut être entièrement expliqué scientifiquement par des relations fonctionnelles entre les différentes pensées. Mais l'ennui du spectre inversé est qu'il explique comment le vécu du contenu ressenti par la conscience pourrait varier indépendamment des relations fonctionnelles du contenu intentionnel et du comportement. La conscience phénoménale est donc quelque chose qui ne dépend pas que des propriétés fonctionnelles des états mentaux. 

vendredi 22 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques XII : L'Homme dans le Vide

20 Bichat, jour de Berzelius (1778-1849). Il devait juste venir de mourir quand Auguste Comte a créé ce calendrier. 

Vers l'an 1020 (410 après l'Hégire), le plus grand philosophe de toute la civilisation musulmane, Ibn Sīnā avait quitté sa région de Bukhara (Sogdiane et Transoxiane) pour venir au centre de la Perse, du côté de l'Emirat de Ray (partie de l'actuelle Téhéran, les Buyides avaient fondé trois émirats, Baghdad, Ray et Shiraz). Ibn Sīnā, qui était alors connu surtout comme médecin, avait soigné l'Emir Majd Al-Dawla de sa mélancolie et avait rejoint l'entourage du frère de Majd Al-Dawla, Shams. Le fils de Shams al-Dawla, Sama, voulait forcer le grand savant universel Ibn Sīnā à devenir son Vizir et celui-ci tenta de s'enfuir et de se cacher pour échapper à ce sort politique. Mais Ibn Sīnā fut retrouvé et accusé de comploter contre Sama avec son grand-oncle Ala Al-Dawla, Emir d'Isfahan. Ibn Sīnā fut donc jeté en prison près de Hamadan et on dit que c'est dans cette geôle où il passa quatre mois qu'il écrivit son traité sur l'Âme où apparaît l'Argument dit de "l'Homme Flottant" ou "Argument de l'Homme Volant". Il fut libéré quand Ala Al-Dawla renversa son neveu Sama (toute la dynastie des Buyides s'écroula peu de temps après). 


L'Homme Flottant

Imaginons qu'un être rationnel soit créé d'un coup, sans passé, sans expérience mais avec des capacités intellectuelles. 

Imaginons qu'il est dans un vide absolu où il flotte sans qu'il y ait ni haut ni bas. Il peut vivre par supposition mais n'aurait ni besoin de respirer ni besoin de manger ou boire. Dans ce vide, il n'a strictement rien à voir. Il ne subit aucune pression sur son corps, ni vent, ni lumière, ni son. Que pourrait alors concevoir son esprit privé de toute possibilité de sensation ? 

Pour Ibn Sina, cet esprit ne saurait alors qu'une chose, qu'il est en train de penser et qu'il est un être pensant. Il ne pourrait même pas se représenter son corps dans ce vide. 

Mais il pourrait quand même être conscient de soi. Il pourrait alors déduire qu'il doit être un esprit pensant et que la connaissance de cet esprit serait alors plus évidente que celle de son corps. 

L'argument chez Ibn Sina ressemble beaucoup à celui du Cogito de Descartes mais la différence est dans le choix volontaire de douter de tout pour se mettre dans la situation hypothétique de l'Homme Flottant. Chez Ibn Sina, c'est une expérience de pensée hypothétique alors que chez Descartes c'est une expérience que toute pensée peut réellement effectuer sur soi "au moins une fois dans sa vie". Mais Ibn Sina imagine un Dieu créateur "expérimentateur" alors que Descartes part d'un Malin Génie ou d'un Dieu Trompeur. Ibn Sina part plus d'une absence de sensation alors que Descartes va plus loin en supposant que toutes les sensations et croyances seraient fausses par stipulation. Chez Ibn Sina, on a vraiment un solipsisme monadique, alors que le doute méthodique n'exclut pas les autres directement. 

Voilà un résumé par Peter Adamson (qui pense que l'Argument veut plus montrer la concevabilité de l'immatérialité de l'âme que démontrer sa vérité). 

jeudi 21 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques : XI Le Platonisme ne peut justifier de quoi on parle dans les ensembles

Je vais devoir reconnaître que je ne parviendrai pas à faire 25 arguments du calendrier mais sans doute deux fois moins... Mais avec 164 messages cette année, je reviens à mon plus grand nombre de messages en un an depuis 2015... 

Donc puisqu'on compte, un petit exemple en philosophie des mathématiques. 


L'Argument de Benacerraf sur l'Identification des Nombres

En 1965, dans son article "What Numbers Could Not Be", le philosophe américain Paul Benacerraf expliquait un problème pour le Platonisme en Mathématiques. 

On appelle "platonisme" en général en philosophie des maths la thèse qu'il existe des entités mathématiques qui ne sont pas que des concepts mentaux mais des objets indépendants que nous découvrons et que nous pouvons connaître et décrire. 

On appelle aussi en philosophie analytique "Platonisme" (avec un P majuscule) une thèse plus précise du XXe siècle (qu'on devrait peut-être plutôt appeler Cantorisme ?) selon laquelle dans ces entités, il existe des entités de base qu'on appelle des Classes ou Ensembles (y compris toute une hiérarchie d'ensembles transfinis découverts par Georg Cantor) et que tous les concepts mathématiques pourraient se réduire entièrement à ces Ensembles. 

Frege et Russell sont célèbre pour avoir réussi à fonder certaines notions de l'arithmétique sur les ensembles (le nombre n n'est rien d'autre que la classe de toutes les classes avec n éléments). Le concept d'ensemble devenait alors le fondement de toute vérité mathématique. 

Mais Benacerraf fait remarquer que la diversité possible des formulations des ensembles ou de leurs axiomes peuvent aussi permettre plusieurs manières différentes de réduire les nombres, par exemple celle d'Ernst Zermelo ou celle de Von Neumann

La première méthode réduit le nombres à partir d'un ensemble vide puis du singleton contenant cet ensemble vide ou du singleton contenant le singleton contenant l'ensemble vide, et ainsi de suite. 

Cela donne chez Zermelo une équivalence entre les nombres et les ensembles : 

0 = ∅ 
1 = {0} = {∅} 
2 = {1} = {{∅}} 
3 = {2} = {{{∅}}} 
etc. 

Alors que dans la représentation de Von Neumann, la hiérarchie des ensembles est un peu différente en utilisant une succession de classes avec augmentation de l'extension de la classe. 
 
0 = ∅ 
1 = {0} = {∅} 
2 = {0, 1} = {∅, {∅}} 
3 = {0, 1, 2} = {∅, {∅}, {∅, {∅}}}  
etc

Comme on le voit, à partir de l'étape de "2", le codage des nombres de l'arithmétiques dans les ensembles vides devient différente dans les deux théories. 
Si "3" était vraiment littéralement identique à sa représentation chez Zermelo, "3" n'a pas les mêmes propriétés que "3" dans la théorie des ordinaux de Von Neumann. 

Benacerraf fait alors remarquer qu'on ne peut pas dire quelle représentation serait "la bonne". On ne peut que dire qu'elles sont isomorphes mais qu'elles ont pourtant bien certains énoncés différents. 

Certains mathématiciens en ont déduit que cela prouvait qu'il fallait une solution "structuraliste" disant que les vrais "objets" des mathématiques n'étaient pas telle représentation dans les ensembles mais cette structure de ces représentations isomorphes mais Benacerraf restait sceptique sur la possibilité de rendre intelligible une connaissance de ces structures par le Platonisme

Certains en ont déduit au contraire des conséquences plus radicales (qu'on appelle "fictionalistes") selon lesquelles ces constructions n'étaient en tout cas pas des représentations d'entités réelles. 

mercredi 20 décembre 2023

Une critique de Timeship

 Pookie a une critique du vieux jeu de rôle Timeship (1983) par James Herbert Brennan qui semble avoir été le premier jeu de rôle de voyage dans le temps.

Really, some of the writing in Timeship is laughably po faced and self-righteously pious in its attempt to turn the roleplaying game into a ceremony. Then when the rules are found and they are decoded from the author’s irksome religiosity and the book’s risibly rotten organisation, they turn out to be simplistic and barely up to any task, let alone that of time travel.

Yaquinto Publications released three roleplaying games—Man, Myth & Magic and Pirates & Plunder, both in 1982, and then Timeship in 1983. Timeship is the worst of three by any measure, excruciatingly overwritten, astoundingly underexplained, and mindbogglingly hindered by its own author. Timeship is an exemplary example of how not to write a roleplaying game and that is what it deserves to be known for, that and the fact that as the very first time travel roleplaying game, Timeship: A role playing game of time travel and adventure. has made every single time travel roleplaying game since look brilliant.

Je me souviens que les vieux jeux de Yaquinto me fascinaient quand j'ai commencé les jeux de rôle parce que je voyais des critiques dans Jeux & Stratégie et que ces jeux paraissaient complètement impossibles à trouver à l'époque. 

J'avais décrit la médiocrité de son autre jeu sur l'Antiquité, Man, Myth & Magic, mais je pense que j'avais été encore trop indulgent. Brennan faisait des jeux médiocres et mal testés mais aussi plein de mysticisme sectaire potentiellement toxique. MM&M porte sur la réincarnation et Timeship sur de prétendues cérémonies pour revivre ses vies antérieures. On pourrait certes pardonner ce côté occulte de Brennan (comme on pardonnait les croyances shamaniques de Greg Stafford) si cela restait de bons jeux. Mais hélas, malgré quelques aventures qu'on pourrait adapter ou sauver, ses règles sont quasiment injouables et bâclées. 

mardi 19 décembre 2023

The First Kingdom (1974-1986)

Jack Katz a 96 ans cette année et il commença à travailler dans les comics dès les années 40, participant même aux comic strips et ensuite à divers comics de guerre ou d'horreur de DC ou Marvel. Mais en 1974, il partit des grands éditeurs pour s'auto-éditer et lancer sa propre série indépendante, The First Kingdom, qu'il créa entièrement seul pendant 12 ans et 24 numéros en noir & blanc (plus un épilogue réalisé des années plus tard). 

La série fut plus un événement par le courage de cette rupture d'un Indépendant que par le contenu, qui n'est pas toujours si original, en dehors de son indifférence totale envers la censure (les personnages, et surtout les femmes, se promènent presque toujours nus). Certains artistes américains semblent considérer l'audace de Jack Katz comme une inspiration importante dans l'histoire des comics indépendants. On peut reprocher beaucoup de choses à cette narration avec de nombreux personnages parfois difficiles à discerner mais c'est d'une évidente sincérité, un projet d'amour qui semble au début ressembler aux clichés fantastiques avant de devenir une épopée de plus en plus ambitieuse. 

C'est une série qui commence comme de l'heroic fantasy (en fait post-apocalyptique) avant de devenir de plus en plus de la science fiction de space opera. Le style est plus inspiré par les anciens comic strips comme Prince Valiant ou Flash Gordon, voire Tarzan. Il utilise notamment beaucoup de texte de narration, plus encore que des bulles, ce qui lui donne un aspect assez "verbeux" et anachronique aujourd'hui. 

Le héros est Tundran, Prince de Moorengan, qui n'apparaît qu'au 4e épisode mais qui est prophétisé depuis le 1er. La suite verra ses aventures pour récupérer le trône de Moorengan et venger son père Darkenmoor. Les personnages deviennent assez nombreux et l'histoire est donc assez complexe. 

Je ne vais résumer ici que les 6 premiers numéros qui ont été repris récemment dans le premier volume de la réédition (donc le premier quart du cycle et avant qu'on ne change d'atmosphère en allant vers la science fiction). 



#1 (Juillet 1974)

Nous sommes sur Terre mais après un conflit nucléaire qui a détruit la planète. Les descendants des humains sont revenus à un niveau social préhistorique et ils partagent la planète avec des créatures inhumaines (comme des Ogreons de 4 mètres, l'Hornadon ou divers sauriens géants le Coraknot, le Caradoc ou le Gananoid) et avec des êtres surnaturels, les "dieux" de Helleas Voran, qui sont de haute taille (au moins 2,50 m) et portent une corne ou antenne sur le front ou bien plusieurs cornes sur le crâne. La déesse Selowan a décidé d'aider un chasseur humain nommé Darkenmoor de Coaltag à unifier les tribus des plaines de Tasreal et à devenir le premier Roi (même s'il est prophétisé par l'Oracle que c'est son fils unique de sa femme Nedlaya qui deviendra le héros attendu). Mais Adrenar, le frère de Selowan, conseillé par son fourbe cousin Nadan, la dénonce à leur père Dranok, le Roi des Dieux de Helleas Voran et tente de l'emprisonner pour qu'elle soit disgraciée. Adrenar est finalement envoyé en Deuvean Panganna (les enfers où règne Zakarra, le gigantesque dieu des morts, qui semble l'emporter en puissance même sur Dranok). Nadan est banni dans le monde mortel, en perdant son immortalité sous les hautes colonnes de Helleas Voran et il jure de se venger en prenant le contrôle des terres de Tamra, le monde des mortels. Darkenmoor, accompagné de Terog, un petit mutant évadé du Royaume souterrain d'Indregan, conduit ses tribus jusqu'aux cavernes sous Helleas Voran et est sauvé par Selowan. Les cavernes sont déjà occupées par un peuple de mutants humanoïdes à tête reptilienne, les Repta Sapiens. Nedlaya est capturée par le dieu déchu Nadan, qui possède toujours un fragment de l'Omni-Pierre qui lui donne de puissants pouvoirs pour un mortel. 

#2 "Adiaeum The Bringer of Life"

Le petit mutant Terog trouve une amulette abandonnée par Nadan lors de sa chute et raconte à Darkenmoor d'où viennent les trans-dieux, les divinités mineures d'Helleas Voran. C'est le dieu suprême Adiaeum qui avait créé les premiers dieux et Oram Van, la Cité des Dieux et Adiaeum fut transformé par son acte créateur en un monolithe de cristal et d'énergie. Omrock, le chef des dieux (père de Dranok et Laxton), tenta de prendre le contrôle du monolithe et cela déclencha un nouveau cataclysme qui détruisit Oram Van. Omrock fut puni et devint un géant aveugle qui erre dans les terres dévastées de Hyademeia et son épouse Adoniede, déesse ailée du soleil, fut pétrifiée et immobilisée. Nadan, dans sa cité de Condorum, s'est allié à Igran, un ancien assistant de Darkenmoor et à Tedra, la soeur de Selowan. Selowan est condamnée par le Roi Dranok pour être tombée amoureuse d'un mortel. Darkenmoor traverse le mur d'Adoniede et rencontre Himemet, petite mutante semblable à Terog. 



#3 "Never Shall Selowan and Darkenmoor Live As One"

Tedra, la soeur de Selowan, est bannie à son tour des dieux pour avoir tenté de causer la perte de Darkenmoor. alors que Selowan est bannie par Dranok dans l'archipel ténèbreux de Davoreen jusqu'aux noces de Darkenmoor et Nedlaya. Aquare, frère de Nadan et fils de Laxton, revient de ses errances. Il mentionne que le nouveau royaume de Darkenmoore, Moorengan, a un autre rival, un autre royaume humain, les maléfiques habitants de Norcaingier. Nedlaya s'enfuit et retrouve enfin Darkenmoor. La petite Himemet retrouve Terog, qui est la forme mutée de son ancien compagnon. Igran, le sbire de Nadan, revient métamorphosé pour semer la sédition contre Darkenmoor et il attise la jalousie de Vargran, le frère de Nedlaya, qui rêve de prendre la place du "Kenmoore" (Roi). Darkenmoor et Nedlaya sont couronnés Kenmoor (Roi) de Moorengan. Selowan revient de son exil pour récupérer Darkenmoor et Nedlaya s'enfuit en croyant que son époux lui préfère la Déesse : on croit qu'elle s'est suicidée mais elle est sauvée par Aquare. Dranok décide d'aggraver le châtiment de Selowan en l'envoyant aux Enfers de Deuvean Panganna

#4 (1976) "The Birth of Tundran"

Le châtiment de Selowan est commuée : elle est déchue de sa divinité et deviendra mortelle. Terog se souvient de son passé : il était un extra-terrestre de la Fédération galactique avant la destruction de la planète et ce sont les radiations de Tamra qui l'ont transformé ainsi en mutant. Nedlaya, sauvée par Aquare, revient à Moorengan et son frère Vargran installe en secret le perfide Nadan comme Haut-Prêtre de Voranmoor. Tedra, qui empêchaient Darkenmoor d'avoir un héritier, lève sa malédiction mais dit que Darkenmoor ne verrait jamais son héritier. Pendant ce temps, dans la vile Norcaingier, le Kenmoor Agreion aussi conçoit un héritier, Karnore, mais apprend que Tundran, le fils de Darkenmoor, l'emportera sur son fils. Varly, l'autre frère de Nedlaya, épouse la Princesse Aladeia et ils sont assassinés à cause des intrigues de Vargran et Nadan, qui prennent le contrôle du Royaume et tuent toute la famille royale, sauf le Prince Tundran, qui est éloigné à temps par des prêtres. 

#5 (jan. 1977) "Childen of the Tamra"

Le jeune prince Tundran est élevé avec une discipline stricte par un groupe de prêtres loyaux dans les îles d'Anvariea dans l'Océan Vormar tandis que son analogue Karnore de Norcaignier est élevé pour mieux suivre les lois cruelles de son pays. Dans les îles de Gortan grandit Fara la chasseresse qui est destinée à devenir la future compagne de Tundran et qui devient chef de sa tribu dès son enfance quand son père est tué par des légions envoyées par Vargran le Kenmoor de Moorengan. Fara est capturée et livrée comme esclave dans des arènes. Chez les dieux, Nadan opprime les deux petits mutants Terog et Himemet et on en apprend plus sur leurs origines extra-terrestres et sur leur arrivée dans leur vaisseau spatial après le conflit nucléaire qui détruisit la planète il y a des siècles. Le frère de Nadan, le sage Aquare, l'arrête et part vers Deuvean Panganna (les Enfers) pour discuter de leurs origines avec Zakarra, le Maître de l'au-delà. Cileda, l'épouse du roi des Dieux Dranok, décide de sauver Fara de l'arène. Pendant ce temps, les prêtres qui élevaient Tundran décident de l'abandonner seul pour qu'il finisse son éducation dans l'auto-suffisance. 



#6 (1977) "Only Mortals Can Create Gods"

Le tyran Vargran a enfin retrouvé les traces de son neveu le prince Tundran et envoie sa flotte attaquer les îles d'Anvariea. Les navires sont assaillis par des Magnivods (sortes d'hommes-rapaces) et finalement tous détruits par une tempête, sauf le capitaine. Tundran survit seul mais il rencontre la déesse exilée Tedra, bien décidée à se débarrasser de lui. 
Fara échappe à l'arène et s'enfuit sur un navire qui la conduit jusqu'à Nator, un ancien conseiller exilé de l'ancien Kenmoor Drakenmoor qui va s'occuper de la jeune fille. Chez les dieux, Dranok veut punir son épouse Cileda (la mère de Selowan et Tedra) parce qu'elle a transgressé l'interdiction d'intervenir dans le monde mortel en voulant aider Fara. Cependant, Aquare lui rappelle qu'il n'a pas le droit de l'exiler vers Deuvean Panganna car Cileda est en fait une hybride, une demi-déesse, la fille du dieu Amural et d'une demi-déesse du temps d'Oram Van dans la terre d'Arcaneer et que Deuvean Panganna est une prison réservée aux dieux purs. Un flashback de Terog et Himemet révèle que les dieux seraient en fait issus des "humanoïdes" cyborgs qui avaient été créés pour aider leur espèce extraterrestre. Il semble que ce soit une clef des mystères d'Aquare : il serait le seul à le savoir et il veut comprendre quelle est désormais la vraie destinée de ce cyberdieu par rapport à la vie organique de cette planète qu'ils n'ont pas créée. 


Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques X : Pourquoi il fallait abolir la peine capitale

17 Bichat, jour de Henry Cavendish, découvreur de l'hydrogène. 

Arguments contre la peine capitale

Presque toute la philosophie politique issue des Lumières (comme Rousseau ou Kant) avait défendu la peine de mort par des arguments de réciprocité (si le meurtrier se donne le droit de tuer un être humain, il donne à l'Etat le droit de le tuer aussi). Le Siècle des Lumières était prêt à critiquer l'arbitraire ou l'usage de la Torture comme tradition cruelle mais pas la Peine de mort. 

Cesare Beccaria (1738-1794)

Le grand philosophe du droit pénal des Lumières Cesare Beccaria donne dans son livre Des délits et des peines (1764 - publié deux ans après le Contrat social de Rousseau) quelques contre-arguments pour abolir la peine de mort, notamment à partir de la théorie de Rousseau (même si Rousseau refusa cette application). Et on peut adapter à partir de cela des arguments moraux de Kant contre les conclusions politiques que faisait Kant en faveur du Bourreau. 

Argument du contrat

Le premier argument dépend d'une théorie du contrat social. Les individus ont donné à l'Etat une obéissance aux lois mais pas leur vie qui dépasse les bornes du contrat social (contrairement à ce que disait Rousseau). L'Etat a le droit de punir en retirant des droits (par exemple avec la prison qui supprime la liberté de mouvement) mais il n'a pas le droit de retirer tous les droits (bagne comme esclavage) et de supprimer la vie. 

Argument de distinction de la guerre et de la paix & limitation de l'Etat

Un Etat peut acquérir en temps de guerre des droits de tuer des ennemis, ce qui est en dehors du droit pénal en temps de paix. Mais s'il dispose du droit de tuer ses citoyens, alors il ferait un acte de guerre contre ses propres concitoyens. Il aurait un pouvoir excessif et sans limite sur la vie de ses sujets. 

Argument de la perfectibilité morale

La punition a pour but de réhabiliter un citoyen si c'est du moins possible. Par définition, la peine de mort rend impossible le perfectionnement moral. Donc elle est immorale. 

Le fait que l'individu se soit donné le droit d'assassiner un être rationnel ne donne pas à l'Etat le droit d'exécuter une personne (sauf éventuellement cas de légitime défense ou de danger imminent). 

lundi 18 décembre 2023

Calendrier des Arguments philosophiques : IX Pas de Maestro comme dans Il était une fois la vie

 16 Bichat de l'An 235, jour du chimiste et théologien Joseph Priestley (1733-1804), qui isola l'oxygène mais commit l'erreur de vouloir l'expliquer (en conservant la théorie du phlogiston) comme "air déphlogistonisé" face à Antoine Lavoisier (1743-1794). C'est la femme de Lavoisier, Marie-Anne Paulze, qui traduisit Priestley de l'anglais pour que son mari puisse le lire. 


Argument de l'homoncule



On ne peut pas analyser la vision simplement par une sorte de pôle central ou de sujet dans le cerveau, qui serait en nous pour "regarder" la vision car cela ne ferait que réitérer le même problème : ce sujet verrait en recevant l'image et il faudrait alors dire comment il voit cette image et on reviendrait alors vers une régression à l'infini

Cela dit, j'imagine qu'une meilleure image est donc de se demander comment les fonctions distinctes réussissent pourtant à s'intégrer dans une impression d'une unité. 

Un argument proche de régression est la "Régression de Ryle". Ryle se moquait au début de The Concept of Mind de ceux qui disaient que notre esprit ne peut faire un jugement intelligent P qu'en saisissant et en utilisant une proposition Q. Mais alors, dit Ryle, pour bien utiliser Q, il faudrait aussi qu'il la comprenne. 

dimanche 17 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques VIII On n'aime jamais personne

15 Bichat, jour du chimiste Torbern Bergman (1735-1784). Il pourrait faire un PNJ pour Lex Occulta ?

***

L'argument d'aujourd'hui de cet ascète dévot de Blaise Pascal mais qui n'est pas sans intérêt même hors de sa pensée théocentrique et de ses vraies intentions apologétiques. Voir Pensées Le Guern 582

On n'aime pas les gens mais des propriétés. 

En philosophie analytique, on appelle "haeccéité" une propriété singularisante qui ne serait possédée que par un seul individu particulier, ou bien une "essence individuelle". S'il y avait des haeccéités qui ne soient pas que des collections d'autres propriétés générales alors votre haeccéité serait attachée à vous quelles que soient les autres changements de propriétés. 

Or je peux aimer quelqu'un pour autre chose que sa beauté superficielle mais il serait étrange d'aimer quelqu'un indépendamment de toutes ses propriétés. La bonté ou la gentillesse aussi peuvent disparaître en vieillissant. Même la personne dont vous vous occuper par devoir, comme une personne dans le coma ou bien une personne âgée que la malade d'Alzheimer rendrait agressive et hostile, vous pourriez être fidèle à ce qu'elle était mais pourriez-vous encore l'aimer alors qu'elle serait victime de cette transformation totale de son être ? En supposant qu'on puisse ainsi faire le choix d'une telle fidélité absolue, cela serait-il légitime ? Cela serait-il plus "fidélité" à ses sentiments antérieurs ou peut-être reconnaissance envers ses bienfaits passés qu'amour envers l'autre en tant que tel ? 

L'amour envers un individu singulier peut certes croire qu'il peut essentialiser ou absolutiser son sentiment mais c'est une illusion. Même l'amour envers ses enfants ne dépend-il pas avant tout de relations envers tel proche et non pas de son haeccéité pure d'être singulier ? 

Mais s'il était possible d'aimer une haeccéité, cela pourrait-il nous permettre de dépasser notre ressentiment et d'aimer plus purement en pardonnant ? Il y a quelque chose qui semble aller au-delà de son devoir, ce qui pourrait paraître "pur" ou "saint" ? 

En tout cas, du côté de l'objet aimé, Pascal dit qu'il serait même "injuste" d'exiger d'être aimé absolument pour soi indépendamment de toute autre propriété. C'est même le défaut du moi que d'être si égocentrique qu'il voudrait être aimé pour soi alors qu'on n'aime pas quelqu'un mais quelque chose en elle. Le moi est vanité parce qu'il craint de saisir à quel point il devrait mépriser en lui tous ses vices et ne reconnaître que ses qualités ne sont que temporaires. D'où le moi haïssable : je devrais me méfier de mon propre moi narcissique et de sa tendance à considérer comme normal qu'on essentialise en moi certaines propriétés peut-être tout à fait accidentelles. 

Un des buts de cet arguments est chez Pascal d'arriver à l'idée qu'il n'y a qu'un seul être absolu "en nous" que nous pourrions et devrions aimer et je vous laisse deviner lequel. L'ordre de la charité envers le créateur dépasserait ainsi infiniment la concupiscence envers la créature. Mais il me semble qu'il y a une tension à l'intérieur du christianisme entre ceux qui vont laisser penser que l'amour envers les personnes finies est une sorte de voie d'accès vers l'amour infini et ceux comme Pascal qui vont dévaloriser le premier comme seulement une concupiscence égocentrique et déchue. La morale chrétienne chez Pascal n'est pas "aime et fais ce que tu veux" mais "tu dois ne haïr que toi et n'aimer que Dieu" (Le Guern 353), pour rabaisser notre vanité.  

Je ne comprends pas bien par ailleurs comment Nietzsche a tant d'indulgence ou d'admiration envers Pascal alors qu'il semble parfois être un des paroxysmes du "nihilisme" chrétien (avant S. Weil). Est-ce parce qu'il le montrerait avec plus de radicalité justement ? Ou n'est-ce qu'une question "stylistique" où il ressent des analogies au-delà de leurs oppositions ?

Ailerons

Nous interrompons l'interruption de nos programmes pour un documentaire sur les raies manta géantes. J'ignorais qu'elles pouvaient changer de couleur mais on ne semble pas savoir quel avantage cela peut leur donner comme ce n'est pas du camouflage. Peut-être une sorte d'interaction sociale.  

Avec leur cerveau de 200 g, elles semblent capables de passer le test du miroir et de la conscience de soi, comme les pieuvres. 

Elles ne peuvent pas s'arrêter de bouger pour continuer à respirer et à avaler du plancton, et elles sont des ailerons efficaces. Elles reviennent à la surface pour se réchauffer mais plongent jusqu'à 1400 m pour se nourrir. 

mardi 12 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques VII : Le Cerveau dans la Cuve

 Le 10 Bichat de l'An 235, jour de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759). On remarque en passant que ce calendrier positiviste (pour se limiter aux Grands Savants qui étaient déjà morts quand Auguste Comte dresse sa liste) n'a pas Thomas Bayes, Carl Gauss ou Edward Jenner mais qu'elle a des noms qui sont pour nous aujourd'hui bien plus obscurs (comme l'erreur de Comte en faveur de Gall). On voit la limite d'une liste décidée dans les années 1840 et qui reste très franco-centrique. Je me demande si les Positivistes brésiliens l'ont adapté ou modifié depuis. 

***

La philosophie a du mal à accepter le scandale de ne pas pouvoir démontrer quelque chose d'aussi simple que l'existence du monde ou de la réalité extérieure. Les arguments qui ont été tentés pour le faire sont donc souvent assez désespérés et de mauvaise foi (comme la tentative de prouver la Véracité divine chez Descartes, la réfutation de l'idéalisme "matériel" par Kant dans la Critique de la raison pure B 274-279 ou, last and least, la prétendue "preuve du monde extérieur" par GE Moore). Une des rares leçons qu'on puisse tirer de l'histoire de la philosophie est que ce n'est peut-être plus la peine de chercher un tel argument. 

Le grand philosophe Hilary Putnam (1926-2016) en a pourtant fourni à nouveau un, l'argument sémantique transcendantal pour la réalité de monde extérieur. 

Mais il est plus connu comme Le Cerveau dans la Cuve

Ce n'est pas qu'une extension d'arguments sceptiques dans un langage "matérialiste" de science-fiction. C'est plutôt un retournement d'arguments classiques cartésiens en se servant de la philosophie du langage. Le but est la même conclusion "réaliste" que Descartes mais sans passer par un postulat de "Véracité divine". La pensée moderne est une monadologie sans téléologie pré-établie (comme chez Russell). 

Comme le Prof. Simon Wright dans Captain Future


Je l'ai déjà expliqué une fois sur ce Blog il y a 12 ans. Cela ne nous rajeunit pas.  


zut, le retour des images de Plagiaires Automatiques
qui sont en plus gourmands en eau pour refroidir l'ordi

Je vous redonne le squelette de l'argument sémantique en six petites étapes

1 Supposons que vous soyez en fait non pas l'humain que vous êtes réellement (je ne vais pas vous demander un Captcha) mais seulement un Cerveau désincarné qui reçoit des informations illusoires par des câbles et des logiciels sur un monde virtuel simulé comme dans La Matrice. On appelle ce scénario possible un Cerveau dans une Cuve, Brain in a Vat

2 Ce Cerveau voit et pense à un contenu intentionnel, par exemple à ce hêtre (fagus sylvatica). Je crois que Putnam l'écrit "HÊTRE" mais je vais l'écrire en gras et pas en MAJUSCULES. 

3 Mais par supposition, ce Cerveau n'a jamais été en contact causal réel avec le moindre hêtre, il n'a eu accès qu'à des simulations virtuelles de ce qui joue dans son monde hallucinatoire le rôle des hêtres

4 Donc quand il pense ou parle des "hêtres", il ne peut en fait à son insu jamais parler vraiment des hêtres puisque aucun de ses termes ne peut faire référence à un vrai fagus sylvatica mais seulement à des "pixels", des formules abstraites ou à des équations qui sont des simulacres numériques de trucs baptisés de la concaténation "h^ê^t^r^e^s" (beech). Son hêtre ne serait pas un genre de hêtre. Ce ne serait que des signes vides de tout référent. Ce symbole aurait la même fonction qu'il y ait dans une "réalité extérieure" hêtre ou pas hêtre



5 Donc à chaque fois que je dis que je pense réellement aux hêtres, je présuppose non pas seulement que je pense aux hêtres comme contenu mental interne mais que ma pensée devrait de droit vraiment me relier causalement à de vrais hêtres et donc que je ne devrais pas être dans un scénario comme un "Cerveau dans une Cuve". 

6 Le Cerveau dans une Cuve ne pourrait même pas avoir de termes faisant vraiment référence à de vrais "cerveaux" et à de vraies "cuves" et dès qu'il se demanderait s'il peut être un Cerveau dans une Cuve, il serait dans une sorte de contradiction performative. Tous ses termes devraient présupposer qu'il n'en est pas un, ou bien ses termes même ne feraient pas référence à ce qu'il croit désigner. 

Pourquoi est-ce un argument "transcendantal" et "sémantique" ? 

Un "argument transcendantal" est un argument qui cherche à prouver une condition qui est nécessairement présupposée par une connaissance ou une pratique (et non pas seulement une inférence vers une hypothèse explicative). (Voir l'historique du terme de "transcendantal" dans l'argument d'Aristote contre l'idée que l'être puisse être un genre).  

Le sémantique est la branche de la logique qui étudie comment un modèle satisfait un énoncé. 

Pour Putnam, pour que nos termes aient leur référence intentionnelle, il faut que nous présupposions que nous ne sommes pas des Brains in a Vat. Son argument passe donc par la sémantique (la référence des termes) pour en tirer un argument transcendantal contre un scénario du type Malin Génie

Je dois reconnaître que je ne comprends pas bien la force de cet argument sémantico-transcendantal. 

Oui, si je suis vraiment un Brain in a Vat, je n'ai jamais vu de hêtres (HÊTRES) et mes mots "hêtre" ont en fait un sens différent de ce que je crois être leur référence. Mon concept d'hêtre est certes relié indirectement par la simulation à un autre modèle externe qui est un hêtre mais ce ne serait pas par la voie causale standard. Mes concepts ne seraient que des symboles indirects et non des représentations directes. 

Et bien soit. Si je suis un Cerveau dans une Cuve, je me trompe en fait sur la référence réelle de tous mes termes. Mais je ne vois pas en quoi cela réfute la concevabilité de ce genre de scénario sceptique. Si tous mes concepts sont des symboles, je peux me demander de manière sensée si c'est ou non le cas. 

Il doit y avoir quelque chose de plus pour passer de l'étape 4 (qui paraît très plausible) aux étapes 5-6 (plus intéressantes mais discutables). 

Autant Putnam me semble avoir un autre argument logique et épistémologique plus puissant mais plus complexe par son utilisation du Théorème de Löwenheim-Skolem contre la Ramseyification des théories (l'Argument de théorie des modèles contre le réalisme scientifique classique), autant là, je ne peux m'empêcher de croire que Putnam est un peu influencé par son espoir envers la conclusion désirée. 

Le Cerveau, l'Homme des Marais & le Zombie

Si on compare avec l'argument de l'Homme des Marais (Swampman) de Donald Davidson (dont j'ai déjà parlé sur la Statue de Condillac), ce dernier me paraît à première vue plus convaincant. 

On distingue en philosophie analytique le contenu intentionnel et le contenu phénoménal (même si certains philosophes, comme John Searle, refusent de les séparer complètement). Le contenu phénoménal est ce qui est éprouvé par une conscience, ce que cela lui fait (conscience phénoménale). Le contenu intentionnel est le fait de pouvoir faire référence à une réalité, de viser quelque chose et de pouvoir le distinguer d'autres choses (conscience au sens de traitement ou d'accès à une information). 

Je peux admettre (en tout cas naïvement) que mon double physiquement indiscernable à l'instant t mais sans aucun "passé", sans aucune intentionnalité reliée causalement au monde (The Swampman) n'aurait pas de contenu intentionnel du tout (du moins au début) parce que son système physique de neurones n'aurait aucune "histoire" ancrant les connexions physiques à une référence. La similitude de connexions des neurones ne serait pas suffisante pour qu'il y ait identité du contenu de représentation. 

Rien connaître en arbres. Ca être hêtres ?


En revanche, j'ai plus de mal à comprendre pourquoi mon double au contenu phénoménologiquement indiscernable (le Cerveau dans une Cuve) mais sans cette relation causale standard ne pourrait pas être dit comme ayant réellement un contenu intentionnel analogue au mien mais dans un contexte complètement différent. Ou pour le dire autrement, n'aurait-il pas le même contenu "étroit" de ses concepts que moi même s'il n'avait pas le même contenu "large" ? 

Et de même, je pense qu'on a surévalué l'importance de la concevabilité d'un "Zombie" (c'est-à-dire un double physiquement et intentionnellement indiscernable de moi mais sans aucun contenu phénoménal). 

Le Zombie est une sorte de "Cerveau dans la Cuve" Inversé. L'impossibilité (supposée) du Cerveau dans la Cuve est censée prouver que mon intentionnalité présuppose déjà que je ne suis pas vraiment un Cerveau dans une Cuve alors que la possibilité du Zombie (ou tout aussi bien la possibilité du Spectre Inversé) est censée prouver que ma conscience phénoménale ne peut pas se réduire à une relation fonctionnelle à partir du contenu intentionnel

lundi 11 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques VI : L'Argument ontologique "minimal"

 9 Bichat, jour de John Wallis (1616-1703, né 26 ans avant Newton). 

Ce qu'on appelle en philosophie l'argument ontologique (du grec "on, ontos", ce qui concerne l'existence) paraît assez peu convaincant, voire comme un paralogisme qui ne peut convaincre que ceux qui espèrent et désirent déjà croire en sa conclusion. 

La version la plus simple consiste à dire que (1) si je considère un être le plus "parfait" de tous les êtres, il devrait avoir toutes les perfections et que s'il lui manquait des propriétés, alors il serait au moins imparfait dans cette propriété. (2) Or s'il n'existait pas, il lui manquerait certaines propriétés, donc (3) un tel être serait très particulier parce qu'il serait celui dont la définition même serait suffisante pour impliquer nécessairement l'existence. Si l'être le plus parfait n'existait pas, il ne serait pas l'être le plus parfait. (Je ne considère pas les versions plus compliquées comme celle de Gödel). 

L'argument ne convainc pas parce que nous suivons presque tous la réponse que fit déjà Gaunilon de Marmoutiers (vers 1000-1080). Rien ne nous dit que la notion d'être le plus parfait n'est pas vide et c'est donc une pétition de principe que de présupposer déjà qu'il doit y avoir un être qui est le plus parfait et que son existence doive être une des propriétés de "perfection" de l'être le plus parfait. 

Mais une autre solution, qui était proposée par exemple par le philosophe et logicien (athée) David K. Lewis (et qui semble sur certains points assez proche de la version "immanentiste" de Spinoza et peut-être aussi d'une version logique non-modale de Bertrand Russell) est de dire qu'en fait l'Argument ontologique est valide mais qu'il ne prouve pas l'existence d'un être personnel ou "bon" au sens d'une personne qui se soucie de nous. 

On peut appeler cela "l'argument ontologique minimal". 

Pour Lewis, "possible" veut dire "ce qui est instancié dans au moins un monde possible" et nécessaire veut dire "ce qui est instancié dans tout monde possible". Or par définition, il n'existe aucun monde où rien n'est instancié donc c'est une propriété nécessaire en tout monde qu'il y ait quelque chose. Si on appelle "La Réalité" la totalité des mondes possibles (et non pas seulement notre monde) alors par définition la Réalité "est" nécessairement (il n'y a aucun monde possible où on ne puisse pas dire que la Réalité n'est pas instanciée). Donc l'être maximal dont parlait l'Argument ontologique existe nécessairement mais ici "perfection" veut dire le maximum de réalité possible et non pas Dieu. 

Une autre version serait de dire que s'il existe quelque chose, alors il existe nécessairement quelque chose. Pour Lewis, on peut dire qu'il est contingent (non-nécessaire) qu'il existe ce monde-ci et ce qui existe de fait pour nous. Mais il n'est pas contingent qu'il existe quelque chose

Cet Argument est décevant. 

Il ne dit pas qu'il existe nécessairement un "Être ou "Etant" Suprême" ou bien cet "Etant" tel que pour lui l'être ne serait pas une propriété accidentelle extérieure mais qu'il y a nécessairement de l'être et donc qu'on ne peut pas se demander s'il aurait pu y avoir rien à la place de quelque chose

Mais il n'est pas certain que la métaphysique puisse faire nettement mieux que cet argument si minimal ou trivial et qu'on puisse vraiment arriver à un contenu "théologique" ni à un contenu "cosmologique" plus précis de ce qu'un monde devrait nécessairement être (sauf si on prend la solution plus "Spinoziste" de dire qu'il ne peut pas y avoir d'autres mondes que le nôtre et que ce monde-ci est donc non seulement nécessairement une réalité mais même la seule et unique réalité possible). 

dimanche 10 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques V : l'impossibilité d'un langage privé

8 Bichat, jour de François Viète (1540-1603). Viète est un bon exemple d'un savant dont les inventions sont décisives et utilisées assez souvent sans que la plupart des gens (en dehors des historiens) se souviennent de lui. 

***

L'Argument le plus célèbre de Ludwig Wittgenstein s'appelle l'Argument du Langage Privé (ou comme on peut l'appeler plus précisément "Argument d'impossibilité d'un Langage absolument "privé"). Il le formule à la fin de sa vie dans quelques paragraphes des Investigations philosophiques (1953). 

Mais pour comprendre son argument, il faut remonter en fait à un de ses "maîtres", Bertrand Russell et à des livres comme Our Knowledge of the External World (1913). C'est surtout Russell que Wittgenstein veut réfuter ici, même si son argument peut s'étendre à d'autres théories philosophiques. 

L'argument "constructionniste" de Russell

Bertrand Russell, au début du XXe siècle, cherchait un moyen de dépasser un dualisme cartésien classique et un simple naturalisme matérialiste. Il retrace donc une sorte de genèse imaginaire de l'origine de notre rapport aux choses et au langage. Russell est avant tout un Hume qui veut partir de la logique, de la psychologie et de la physique de son époque en réécrivant son propre Traité de la nature humaine (si ce n'est que Russell part de la position de relations comme une sorte de fait objectif connaissable a priori, ce qui est donc le contraire de Hume). 

Nous commençons par saisir (par fréquentation ou connaissance directe) des qualités sensibles immédiates qui sont les éléments de base de la connaissance. Ces qualités sensibles ne sont pas encore Le Rouge (comme propriété universelle) ou La longueur d'onde 650 nm (comme propriété scientifique) mais tel événement de telle nuance singulière, telle tache à tel endroit de l'espace-temps. Il précisera par la suite que ces événements de base ne sont ni des impressions subjectives dans mon esprit ni des propriétés physiques objectives mais l'élément de base d'une expérience qui apparaîtrait sous ces deux formes, comme l'expérience d'un sujet et comme réalité physique. 

Je pourrais donner un Nom propre à cet événement particulier. Appelons cette impression de tache de couleur Pim

Puis j'associe diverses qualités sensibles immédiates en des régularités par des relations. A force de voir telle nuance Pim, Pam ou Toto, etc. je commence à former des "complexes" de comprésence de qualité. Et je peux donner former une description définie : tel être qui a telles et telles relations avec Bob ou Bill qui sont les Noms propres de ses traits. Par exemple Pim pourrait être l'odeur de maman ce jour-là et Poum pourrait être le son perçu de sa voix à 11h07... et le complexe pourrait être "Maman". Mais quand je la nomme Maman, je ne fais pas référence à une substance mais à ce complexe qui renvoie aux qualités sensibles immédiates que j'ai perçues de manière privée. 

Nous sommes ici dans cette reconstruction hypothétique avant que ne se crée un langage public mais déjà apparaît dans cet acte de baptême ou de nomination un premier langage, le langage mental, qui est un langage "privé" par définition. L'être qui est Maman est une entité publique mais sa référence a été fixée par un ensemble de qualités qui dépend en fait d'expériences privées. Si un autre sujet entre en interaction avec cette Maman objective (avec un ver spatio-temporel qui est l'agrégat que moi j'associais à Pim, Poum et Toto), il lui associera d'autres descriptions définies et d'autres références à des données des sens complètement subjectifs. Notre référence publique qui semble avoir le même contenu intentionnel (l'objet visé par notre pensée ou notre discours) reposent sur des contenus phénoménaux subjectifs séparés que nous ne pourrions pas comparer. 

Russell garde donc une base quasiment "solipsiste" où on part uniquement de représentations privées comme si les autres n'existaient pas. C'est comme une théorie leibnizienne des Monades mais sans Dieu pour les coordonner. Mais ensuite, il veut éviter cette fondation qui semble si "solipsiste". Il fera comme Hume en disant que ce "point de vue" est lui-même construit à partir de toutes ces impressions, sans aucun Ego transcendantal. Son argument sera repris ensuite sous des formes différentes par Carnap (Aufbau) et par Nelson Goodman (Structure of Appearances). 

La réponse de Wittgenstein

Wittgenstein trouvait ce scénario de genèse de Russell complètement absurde et inutile. Il admire une partie des innovations logiques de Russell mais est généralement très sceptique contre ses projets philosophiques de fondation du savoir. Russell est resté bien plus "cartésien" ou plus "classique" que l'Autrichien. 

Il l'expose par un argument qu'on peut appeler l'argument du Blog - ok, l'argument du "Journal Intime". C'est une réduction par l'absurde contre l'argument de Russell. 

Supposons que j'aie un état phénoménal complètement subjectif et PRIVE. 

Supposons que je l'appelle dans mon "langage privé" Pim

Je suis censé savoir subjectivement ce qu'est Pim mais sans pouvoir en donner une description, ce n'est qu'une pure dénotation sans description ou ce que Russell appellerait un "Nom propre" au sens logique (et non pas une abréviation de descriptions comme les Noms propres au sens commun). 

Je peux retranscrire dans le langage public sur mon Blog : "J'ai ressenti Pim subjectivement" mais je ne peux rien en dire de plus que ce Nom propre dans le langage privé. Pim veut dire quelque chose qui m'est directement accessible mais qui n'est accessible que pour moi par définition. J'ai un privilège dans la connaissance de Pim et ce privilège vient de l'accès "privé". 

Le Retour de PIM ?

Supposons que je retrouve à nouveau d'autres qualités et supposons qu'elles soient très similaires à "Pim". Puis-je noter dans mon Blog : "Tiens, j'ai ressenti à nouveau Pim, appelons-le Pim2" ou bien "Ce qui était là partageait des propriétés communes avec Pim mais c'est assez différent, appelons-le Poum" ? 

Pour Wittgenstein, de deux choses l'une : 

(1) Soit je ne peux vraiment rien dire sur Pim et alors je ne pourrais pas comparer Pim et Pim2 et savoir si c'est en fait bien Pim2 ou bien un Poum. Il se peut que ce soit le cas mais je n'aurais aucun moyen de le savoir.

(2) Soit je peux vraiment distinguer des états proches et justifier si le second état était bien ou non la simple reproduction du premier ou un nouveau vaguement similaire. Mais alors il a fallu que je puisse me décrire à moi-même par des critères que je peux rendre publics les différences entre ces deux événements. Ils ne peuvent donc pas être purement "privés" sinon, je n'aurais rien à en dire. 

La Boite Vide

Wittgenstein se moque du privilège du sujet sur ses propres pensées avec un autre argument qui est la boite de scarabée. Supposons quelqu'un qui ait une boite où il ait enfermé quelque chose (qu'il appelle un "scarabée") mais supposons qu'il n'aurait aucun moyen d'ouvrir la boite pour y revoir ce qu'il y a mis. Du point de vue fonctionnel des effets de cette boite, cela serait exactement pareil qu'une boite vide s'il ne peut pas l'inspecter et décrire l'intérieur. Cette boite serait l'état des données immédiates de la conscience dans la tradition post-cartésienne. Wittgenstein ne dit pas que ces états internes n'existent pas mais qu'il n'y aurait rien à en dire si on ne pouvait pas parler des fonctions où ces états vont entrer dans nos règles et usages pratiques (ce qu'il appelle nos "jeux de langage"). 

Récapitulons. 

Si je croyais avoir une référence interne absolument privée, je n'aurais aucun concept sur cet état interne. Je ne peux connaître et discuter que ce dont je pourrais donner des critères publics. Donc le langage mental privé, à supposer qu'il existe, n'aurait aucun effet et aucun contenu dans nos usages. 

L'argument est très ingénieux mais je ne suis pas persuadé qu'il puisse suffire à prouver qu'un état mental ne puisse pas avoir un rôle fonctionnel dans mes pensées sans que je sois capable de le décrire ou bien qu'il ait un rôle interne dans ma psychologie tel que nécessairement un observateur extérieur puisse toujours le réduire à quelque chose d'observable. 

samedi 9 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques IV : l'être n'est pas un "genre"

7 Bichat, jour de Galilée

Platon avait tenté de dresser une liste de ce qu'il appelait les plus "Grands Genres", les plus universelles de toutes les "Idées", dans son dialogue, le Sophiste (236d-264b), et il était arrivé à seulement à 5 : l'être, l'identité (le Même), la différence (l'Autre), la permanence et le mouvement (le changement). Je ne comprends pas bien pourquoi Platon ne voulait pas réduire la différence à une sorte de négation de l'identité, ou engendrer le mouvement par combinaison de l'être et de la différence, mais il avait l'air de vouloir les admettre comme tous irréductibles, contre Parménide qui aurait dit qu'il n'y avait que l'être et qu'il était identique à l'identité et à l'immobilité. Platon arrivait à ce paradoxe dans sa Dialectique que ces Grands Genres pouvaient "se croiser" puisque l'immobilité ou la différence avaient tous les deux de l'être et donc tombaient tous sous ce Grand Genre. 

Aristote va refuser ce choix de ces Cinq Grands Genres son maître dans sa Métaphysique

Il définit le Genre (génos) non pas comme une entité réelle (qui chez lui, s'appelle une "ousia") mais une sorte de classification logique. Il y a des Genres (comme les "classes" pour nous) et des Différences et les Différences donnent les espèces (les inclusions de sous-classes). 

Comme il l'explique dans sa Métaphysique (notamment dans les problèmes posés au début en III/B, 2 (3e aporie) et en IV/Γ, 2), l'être ne doit pas être pris comme un "Genre" sinon on arriverait à une contradiction où le Genre "Être" se diviserait lui-même en plusieurs espèces distinguées par des Différences. Mais chaque différence interne à l'être devrait bien participer de l'être (il faut bien que ces différences soient toutes quelque chose), ce qui serait circulaire. Donc l'être (et de même pour l'Un) n'est pas un Genre. L'être est au-dessus de toutes les hiérarchies logiques des Genres et des Espèces (même si la logique plus tardive finira par réduire l'être à un concept simplement comme le plus général de tous). 

Cet argument a l'air simple mais il peut presque anticiper sur beaucoup d'autres paradoxes classiques de la logique comme la difficulté à définir sans contradiction une classe universelle de toutes les classes. 

L'être est donc très particulier car il est équivoque : il peut vouloir dire simplement exister au sens d'être une "ousia" (une réalité concrète). Ou bien il sert dans les relations logiques pour désigner ce qui définit un être (être essentiel) ou bien ce qui le détermine sans le définir (être accidentel). Ces différents "sens" de l'être s'appellent les "Catégories (le verbe "kategorein" veut dire ici attribuer à quelque chose, ce sont donc les manières d'affirmer quelques chose). Aristote donnera environ une dizaine de catégories : la substance et les différentes propriétés "accidentelles". 

***

Excursus : et que produit cet argument par la suite. 

***

L'être partage avec un autre terme, l'Un, cette équivocité fondamentale et Aristote maintient l'idée que ces deux notions sont très similaires et liées. 

Par la suite, il y aura une tension sur la hiérarchie à adopter entre ces différentes notions. 

Les Néo-Platoniciens considèrent en effet que l'Un et le Bien sont des termes qui dépassent l'être (d'après une interprétation à la fois du Parménide de Platon et de la République). 

Mais au contraire, une partie des Aristotéliciens vont insister sur la primauté de l'être. Porphyre (qui était néo-Platonicien mais plus syncrétique dans son "Néo-Aristotélisme") avait admis dans son Introduction aux textes logiques d'Aristote son argument que l'être ou la substance n'étaient pas des Genres.

Un événement important qui change tout est qu'avec le Monothéisme créationniste, on commence à dire que tout reçoit son être d'un étant parfaitement bon et qu'il faut distinguer dans l'être l'être créateur qui reçoit son être de lui  même (vraie substance première) et l'être créé qui n'est qu'un être second qui a besoin de le recevoir. Aristote n'avait jamais dit cela mais la théologie monothéiste va devoir composer un mélange du Bien platonicien ("au-delà de l'ousia") et de la théorie que l'être n'est pas un Grand Genre.  

Le grand métaphysicien persan Ibn Sina (qui fut l'un des plus influents dans la Scolastique médiévale même si c'est dans des traductions fautives où on lui attribuait parfois les thèses qu'il critiquait) dit que la science recherchée est celle de l'être (ou du "quelque chose") et non du Bien suprême de Dieu puisque celui-ci participe de l'être mais qu'on ne peut pas dire que tout étant et tout étant-possible participe de Dieu. Chez Ibn Sina, l'être est un Principe pour arriver à fonder l'être de Dieu, qui est ce qui nous occupe ensuite plus : la Théologie nous "intéresse" plus que l'Ontologie mais elle reste "seconde" dans les principes.  

Ce n'est qu'au XIIIe siècle que la Scolastique en tirera une doctrine qui s'appellera les "Transcendantaux" (avec un traité sur le Bien d'un certain Philippe le Chancelier de Notre Dame de Paris, 1160-1236, même s'il n'utilise pas le terme exact de transcendantalia). Les notions comme "être" ou "vrai" ou "un" ou "bon" sont trop au-delà des Catégories logiques ("transcatégoriales") et elles sont liées entre elles (on parlera de la "conversion" des transcendantaux). La Scolastique se disputera ensuite entre ceux qui pensent que l'être est trop équivoque ou "analogique" pour être dit également de Dieu et des étants créés (Thomas d'Aquin) et ceux qui disent que l'être doit être, comme pour Ibn Sina, le terme commun malgré toutes ses acceptations (Duns Scot). C'est la dispute entre Ontologie et Théologie comme vrai fondement de la métaphysique, qui existe depuis les passages contradictoires d'Aristote à ce sujet. 

Quand Kant reprend ce terme de "transcendantal" au XVIIIe siècle pour désigner "ce qui est une CONDITION DE POSSIBILITE de la connaissance sans pouvoir être objet de connaissance", il le reprend déjà à une tradition de la philosophie wolffienne, où la métaphysique est définie comme une science des concepts transcendantaux. Pour Christian Wolff (Cosmologia, 1731), la science "transcendantale" est l'ontologie générale (de l'ens comme possible) et la cosmologie (étude de ce qui fait un monde en général, avant la physique empirique). Mais Kant, avant d'écrire la Critique, est aussi influencé dans les années 1760-1770 par un autre texte, non strictement wolffien, la Métaphysique (1739) d'Alexander Baumgarten qui distingue transcendantal (nécessité essentielle) et métaphysique. et ensuite Christian Crusius qui va affaiblir le sens de transcendantal dans un sens de "logique général".

C'est ainsi que le terme qui désignait ce qu'il y a de plus total au-delà des êtres créés va devenir ce qui désigne dans l'épistémologie et la nouvelle métaphysique "critique" une pensée au-delà des concepts et de l'expérience possible. Il est assez paradoxal que le terme de "transcendantal" désignait dans la Scolastique ce qui dépasse les catégories logiques et que dans le criticisme cela va désigner au contraire le fait que la logique formelle (la table des jugements) nous fournit le modèle des catégories pures et des conditions de l'expérience possible (l'unité synthétique de l'aperception transcendantale). On passe de l'Un métaphysique à l'unité synthétique comme condition du concept intellectuel, du jugement et de la Raison - en fait les différents transcendantaux de la tradition sont convertis en différentes facultés du sujet : la Raison-Volonté pour le Bien, l'Entendement pour l'Un, le Jugement pour le Vrai (mais dans la Réflexion 4807, Kant dit que c'est parce que la Raison concerne la perfection dans la diversité sensible). Dans la Réflexion 5739, Kant dit que les Transcendantaux renvoient en fait surtout à la Catégorie de la modalité : l'Un est la Possibilité, le Vrai est le Réel et le Bon est le Nécessaire. C'est ainsi qu'on passe du problème métaphysique de l'Hénologie à une épistémologie "formelle". Les Transcendantaux platonico-aristotéliciens au-delà des substances sont diffractés en conditions de la science pour nous autres êtres rationnels finis. Voir Marco Sgarbi, The Historical Genesis of the Kantian Concept of »Transcendental«, Archiv für Begriffsgeschichte, Vol. 53 (2011), pp. 97-117

jeudi 7 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques III : La meilleure vie est la recherche scientifique

5 Bichat, jour d'Edmund Halley (en passant, Bichat devait être génial comme martyr de la science, comme il est mort de ses dissections à 30 ans en 1802, mais il est clair que si Auguste Comte avait vécu un peu plus longtemps, ce dernier mois de l'année se serait appelé Pasteur et pas Bichat - et on mettrait sans doute Darwin à la place de Gall).  

Aristote finit l'Ethique à Nicomaque (Livre X) en se demandant ce qu'est la meilleure de toutes les vies humaines.  

1 Ce n'est bien sûr pas la vie de travail, qui est indigne de l'homme, bonne seulement à chercher de quoi vivre. C'est la vie la plus proche du légume qui ne cherche que de l'eau et de la lumière. C'est la vie des esclaves (qui n'ont pas le choix) et des avides (qui sont vicieux). Aristote ne peut pas du tout imaginer que la modernité inversera toute la hiérarchie en faisant de l'intérêt économique le moteur de toute l'innovation technologique (et vice versa ensuite). 

2 Cela ne peut pas être la vie de plaisirs, qui est certes plaisante mais digne d'une bête qui ne chercherait que survie et plaisirs de divertissements. C'est la vie des tyrans, des sybarites, et elle ne satisfait que des brutes (même si c'est quand même mieux que la vie de travail). J'imagine qu'une grande partie des plaisirs même simples peuvent entrer dans cette vie de fête, même si cela peut finir par confiner à la vie suivante dans les formes sociales de l'amitié. 

On arrive enfin aux vies humaines

La plupart (des Grecs) diraient que c'est donc la vie politique, vie de gloire où l'humain agit pour le bien de sa Cité. C'est Thémistocle ou Périclès ou même la gloire d'Alexandre le Grand. Ce n'est pas nécessairement la Gloire militaire de la conquête, cela peut être aussi la Gloire plus immortelle du Juste, comme Solon, le plus heureux des hommes selon l'opinion grecque. 

Mais Aristote va argumenter qu'il y a mieux que cette forme d'immortalité par les actions. 

Cette vie avec ses vertus pratiques de justice et de courage est certes noble mais elle reste dans la dépendance vis-à-vis de l'opinion dans la Cité. L'homme devrait être heureux dans la Cité, s'épanouir en cherchant ce qui est juste pour sa Cité mais sans rester dans sa dépendance. S'il perd les élections ou si l'opinion volatile du peuple change, il devrait réussir à dépasser ces aléas de la fortune. 

Le problème de la vie politique est qu'elle prend beaucoup de temps qu'on ne peut plus avoir pour soi. On y est vertueux mais cette vertu ne pourra s'épanouir que par les autres. 

La meilleure de toutes les vies est la vie de recherches scientifiques (bios theorétikos), dit Aristote, parce que l'être humain est un vivant défini par sa Raison et que c'est la seule des vies qui puisse épanouir pleinement cette activité. Les humains existent en fait pour faire de l'astronomie, comme disait Anaxagore. L'Humanité est cette partie de l'univers dont la fonction est de pouvoir connaître l'univers, de lui permettre d'arriver à la pensée de lui-même (oui, comme dans le fumeux principe anthropique, qui vient de cette téléologie aristotélicienne). 

Cela ne veut pas dire que le sage doit se désintéresser de sa Cité en s'enfermant dans l'Observatoire ou le Laboratoire. Il doit être citoyen, éduquer le jeune prince macédonien, faire ses devoirs civiques, mais pouvoir garder du temps pour la meilleure des vies, qui est la vie de contemplation de la vérité. 

Seule cette dernière offrira bonheur durable, plaisir qui consiste dans l'acte même de chercher (comme le divertissement dans la forme de vie de plaisir, mais avec un but plus durable). La Science est comme un jeu, mais c'est un jeu sérieux. On pourra certes mieux le réaliser dans un travail d'équipe mais l'individu peut aussi mieux y atteindre ce qu'il y a de plus universel et éternel, la connaissance des théorèmes qui lui survivront. 

Ce qui tombe bien, comme c'est celle qu'Aristote avait choisie en créant son équipe de chercheurs dans les différentes sciences. 

Aristote ne croit pas à l'immortalité de l'âme. La Gloire de la vertu politique (Solon) n'offre qu'une "immortalité" par procuration. Seule la connaissance offre l'éternité. Et c'est mieux que cette prétendue "immortalité" fugace dans la Gloire nationale. 

Certes, l'humain ne peut pas faire que connaître. Il devra travailler pour survivre (vie 1), il devra avoir la chance de disposer de certains plaisirs et d'amis (vie 2). Il ne sera pas dans l'auto-suffisance totale dans sa Cité et cette vie de découverte ne peut durer qu'un temps donné, quelques fragments d'éternité dans la vie des mortels. Mais la meilleure des vies est celle qui doit pouvoir intégrer ainsi cette hiérarchie des besoins humains. 

Si Dieu avait eu la décence d'exister, c'est d'ailleurs celle qu'il mènerait (Métaphysique, Lambda). Donc il convient, dit Aristote, de vivre de la vie la plus divine, qui n'est pas la fête dans un jardin, mais qui serait pour un temps donné l'adéquation parfaite entre la pensée et l'être et la meilleure réalisation du potentiel humain.