lundi 2 octobre 2023

Plus que quelques heures pour le foulancement pour L'Œil Noir : Les Royaumes Ennemis

Ce foulancement sur Game On TableTop porte sur cette extension pour L'Œil Noir sur les deux Royaumes de Nostria et Andergast (près de 200 pages) mais aussi avec l'option d'avoir de nombreux autres suppléments dont des scénarios dans cette région et un guide sur la magie. Il se termine ce soir à minuit. 


Les deux Royaumes sont au nord de l'Empire du Mitan (Mittenreich) et on pourrait en gros dire que c'est un peu les Pays-Bas (pas dans les sonorités mais dans la position par rapport à l'Empire). Nostria de la Reine Yolande II (fille de Casimir IV) est un pays maritime sur la côte de la Mer des Sept Vents (au nord du célèbre port impérial de Havena) et son éternel rival de l'autre côté de la grande Forêt sauvage est le Royaume de l'Andergast, (peut-être un peu plus Bohème ?) est un territoire de bûcherons qui est actuellement dirigé par le "Prince Consort" Efferdan (venu de l'Empire Horas). L'Andergast est une société patriarcale avec des Druides des forêts profondes alors que la Nostria est bien plus égalitaire. L'Andergast est connu pour ses chênes de pierre, des bois résistant au feu, et ses chevaux. La cité de Joborn entre les deux Royaumes est le lieu habituel des guerres perpétuelles entre les Royaumes Combattants et est actuellement sous le contrôle de l'Andergast (même s'il y a aussi des indépendantistes). 

dimanche 1 octobre 2023

Les Domaines des Héros de Thandar

J'avais déjà essayé il y a 4 ans le petit jeu de cartes de science fiction Star Realms qui n'était pas très original mais très facile à utiliser. On a une "main de départ" faible qui peut soit attaquer soit acquérir de nouvelles cartes et on augmente petit à petit à partir des mêmes cartes son deck avec des cartes défensives, offensives ou servant à acquérir plus de cartes par la suite. Progressivement, son deck augmente et on doit se demander quelles mains futures on va obtenir quand on rebat ses cartes. Il y a plusieurs "couleurs" de cartes et on optimise les effets si on tire des cartes de la même couleur, ce qui oriente les achats (par exemple dans Star Realms entre la couleur "imperiale" plutôt offensive ou "fédération" plutôt défensive). Mais contrairement à Magic, on peut quand même jouer si on choisit d'avoir des couleurs hétérogènes. 

On a donc essayé cette semaine la version heroic fantasy, Hero Realms, dans la version de base compétitive. Au lieu de jouer un empire et une Flotte de vaisseaux ou de stations spatiales, on joue un personnage qui va recruter peu à peu toute une équipe et apprendre des capacités pour éliminer le personnage opposé. Les Bases de défense deviennent donc des Gardes du corps (qu'il faut assommer avant de pouvoir frapper le personnage). Les Points d'Influence galactique de votre Empire deviennent donc simplement des Points de Vie. 


Mon fils Mellon a 11 ans maintenant et me bat régulièrement dans tous les jeux de plateau et il m'a très vite écrasé, ce qui prouve que cela ne doit pas être un jeu si aléatoire que je le pensais. J'ai de nombreux biais dans la construction de mon deck dans ce type de jeu et je ne sais pas du tout anticiper les stratégies. 

Il y a un petit monde d'arrière-fond relativement peu "manichéen" comme les joueurs doivent pouvoir mettre dans leur deck des factions très différentes. L'Empire humain est allié aux Dragons (dont un Dragon bleu qui a des pouvoirs de Guérisseur) et les Elfes de la forêt peuvent aussi s'allier aux sauvages Orcs, ce qui change un peu. Le cadre du jeu s'appelle la Cité frontalière de Thandar où l'Empire draconique cohabite avec les elfes et orcs des Terres sauvages, avec les Guildes (qui sont officiellement des "commerçants" mais contrôlent aussi la Pègre) mais aussi avec des Cultes de Nécromanciens, Vampires et Démonologues. 

Il existe de nombreuses expansions. On peut décider d'une classe de personnage (Guerrier, Sorcier, Prêtre, Archer, Voleur, Ranger) et d'une espèce pour rendre les cartes de départ plus personnalisées. La version Donjon permet de collaborer ensemble contre un paquet scénario et l'aventure de la première campagne commence par une bagarre dans une auberge. Ce premier scénario s'appelle Ruin of Thandar et j'avais pris le titre à la lettre comme "une ruine à Thandar" alors que cela semble plutôt signifie La Destruction de Thandar (si on échoue, j'imagine). Le nouveau Kickstarter a ajouté de nombreuses classes de PJ (Alchimiste, Barbare, Barde, Druide, Moine, Nécromancien). 

Une rétrospective sur le premier numéro de Chroniques d'Outre-Monde

 Sur Scriipt

J'aimais bien de nombreux aspects de COM - comme l'énorme Panorama de 180 jeux de rôle dans le n°6 avec le célèbre collectionneur Patrice Mermoud (voir par exemple sa photo de ses étagères). 

Leur jeu de rôle réaliste contemporain Trauma ne m'a en revanche jamais donné envie. J'avais l'impression que par défaut on devait jouer des Bob Denard et ce n'est pas un type d'aventure qui m'intéresserait (mais Imaginos mentionnait des versions de Trauma moins réaliste). 

Mythes argiens (3) Danaos

Dans l'épisode précédent, Io avait eu Epaphos en Egypte et Epaphos avait eu avec Memphis une fille Libye qui avait eu avec Poseidon deux jumeaux, Belos et Agenor, dont les noms semblent plus phéniciens qu'égyptiens. Et Belos va s'unir avec Anchinoé, une fille du dieu du Nil pour avoir à nouveau deux jumeaux, Danaos et Egyptos. La Gémellité va devenir un thème récurrent de cette dynastie avec Danaos/Egyptos ou Proetos/Acrisios ou Melampous/Bias. 

Les Jumeaux en mythologie peuvent souvent être des figures positives de "médiation" comme les Dioscures Kastor & Polydeuces ou à Thèbes Amphion & Zethos (sans parler des mythologies non-grecques, par exemple en Amérique ou chez les Ashvinau indiens où ce rôle positif semble prédominant). Mais dans la mythologie grecque, les Jumeaux humains sont souvent le contraire de ce dépassement de l'altérité. Ce sont alors des figures de conflits dynastiques. Leur lien est alors vu comme une discorde (un peu comme chez l'ethnie Efik du sud-Nigeria où les Jumeaux étaient vus comme un mauvais présage et même tués à la naissance). Au lieu de représenter la fécondité de la 3e fonction comme dans la théorie comparative de Georges Dumézil (sur les "Jumeaux divins"), les Jumeaux humains représentent alors plutôt un danger pour la 1e fonction royale, la dissension, la guerre civile, un excès d'identité qui devient une opposition. Malgré tout le culte des Dioscures, la Gemellité n'est souvent pas une harmonie sereine, elle est plus souvent vue comme une anomalie ou une monstruosité de la nature. Poseidon (père de Belos et Agenor) est aussi lié aux Jumeaux comme il est un géniteur de Monstres en général. 

Le conflit

Danaos régnait sur la Libye et Egyptos régnait sur l'Arabie mais conquit le Nil et lui donna son nom. Ils se disputèrent alors l'héritage de leur père Belos. Danaos eut de nombreuses épouses dont Europe (peut-être sa cousine, fille d'Agénor, dont on dit qu'il aurait aussi épousé une des filles de Belos. On cite aussi une certaine "Elephantis", dont le nom évoque l'Ivoire, comme mère d'Hypermnestre. De ces diverses mères de statut parfois différent, il eut 50 filles et de même son frère ennemi Egyptos eut 50 garçons (Hécatée dit qu'ils n'étaient que 20 chacun). 

La (re)colonisation d'Argos

Egyptos proposa à Danaos de mettre fin à leur conflit par un mariage entre leurs cent enfants mais un oracle révéla à Danaos que c'était un piège. Sous les conseils d'Athéna, Danaos inventa le premier Navire (peut-être une galère à 50 rames dit Paul Mazon ?) pour s'enfuir avec ses 50 filles et après un détour par Rhodes (où Danaos créa le temple d'Athéna Lindia) ils vont vers Argos. Une légende rhodienne prétend que les trois cités principales de Rhodes furent fondées par trois des Danaïdes (et Graves affirme que ces trois Danaïdes sont en fait les Trois Moires). 

Là, Danaos et les Danaïdes en fuite demandent l'hospitalité du Roi Pelasgos, fils de Palaichton (Terre Ancienne). C'était le sujet de la pièce d'Eschyle, les Suppliantes (vers -460), où les filles se défendent elles-mêmes contre l'Hubris de leurs cousins, sans avoir besoin de leur père face au Roi autochtone. 

Or le contexte historique athénien fait une lecture très différente de la nôtre. La coutume du mariage des "épiclères" était qu'une fille qui serait l'héritière des biens de son père devait épouser son plus proche parent du côté paternel (y compris un oncle) pour que les biens restent dans la famille. Les Danaïdes disent qu'elles refusent de payer pour devenir servantes. Mais c'était là la loi domestique athénienne et le public masculin devait donc s'interroger devant cette révolte des filles. Elles ne citent pas explicitement la question d'un inceste avec cousins parallèles mais Emile Benveniste commente dans son article que la question de l'endogamie ou de l'exogamie devait être un des thèmes sous-jacents inconscients : les Egyptiades considèrent que l'endogamie entre consanguins va de soi et les Danaïdes se révoltent contre cette structure familiale en réclamant une loi d'exogamie et Pelasgos finit par leur donner raison. Le conflit garderait la mémoire d'une lutte sur des systèmes matrimoniaux. 

Un argument de ces réfugiées est alors qu'elles ne font que revenir vers le sol de leur ancêtre Io et qu'elles ont donc un droit du sang à revenir vers ce sol. Dans la version d'Apollodore (II.1.4), c'est le Roi Gelanor ("Rieur") qui les accueillit (Graves commente qu'il dut "rire" des prétentions de Danaos à le remplacer). Les Danaïdes auraient apporté avec elle d'Egypte les Mystères des Thesmophories consacrées à Déméter (où les femmes jeûnaient et jetaient des graines pour assurer la fertilité du sol). 

Gelanor aurait cédé son trône à Danaos à cause d'un présage d'un Loup qui était venu dévorer le troupeau. Danaos consacra cela en fondant un temple pour "Apollon Lycien" (le Loup). Le Loup (comme l'Ours) est plutôt associé à l'Arcadie voisine de l'Argolide qui prétendait maintenir des traditions plus archaïque que l'Argos colonisée par les Doriens (des coutumes comme les Thesmophories). 

Amymoné et Poséidon

Quand elles arrivèrent, Argos était frappé par la sécheresse. Poséidon avait asséché les eaux pour punir la région d'avoir choisi Héra comme déesse tutélaire. Danaos envoya ses 50 filles chercher des sources, et c'est une des raisons pour lesquelles elles sont représentées avec des cruches d'eau et cela va justifier aussi la forme de leur châtiment. Peut-être étaient-elles en fait des nymphes des eaux avant d'être considérées comme des mortelles ? 

L'une d'elle, nommée "Amymoné" ("Innocente"), qui chassait un cerf, fut assaillie par un Satyre et sauvée par Poseidon, qui s'unit à elle (est-elle "innocente" parce qu'elle échappa au viol du Satyre ou bien parce qu'on ne peut lui reprocher son union avec le dieu ?). Poseidon lui donna alors les sources de Lerne, juste à l'ouest d'Argos (là où l'Hydre plus tard installa son repaire - une version dit que l'Hydre avait non pas 7 mais 49 têtes) et un des cours d'eau qui coulaient là s'appelait l'Amymoné. 

Robert Graves analyse l'Hydre comme une allégorie pour les Prêtresses des Eaux. Les Danaïdes et ensuite Héraclès de Tirynthe représenteraient alors des conflits théologico-politiques sur le pouvoir de ces Prêtresses. 

Amymoné, fille de Danaos le Premier Navigateur, donna naissance à un enfant nommé Nauplios ("Le Navigateur"), fondateur du port de Nauplie. Ce Nauplios est un personnage contradictoire dans la mythologie et dans la "chronologie" car il serait donc né aux origines des premières cités grecques et pourtant le même Nauplios serait censé toujours régner à l'époque de la guerre de Troie et être le même que le père de l'habile Palamède. Apollodore dit qu'il mourut ensuite noyé après avoir naufragé tant de navires. 



Certains identifient cette Amymoné la Sans-Faute et Hypermnestre, qui, dans certaines versions, est très attachée à sa virginité, et d'autres disent bien qu'elles étaient deux Danaïdes distinctes. 

Les Noces des Danaïdes

Egyptos donne l'ordre à ses fils les Egyptiades de retrouver leurs cousines pour les tuer. Il accompagne aussi leur expédition, ou alors il les envoie seuls et survivra en revenant en Egypte. 

Ils arrivent en Argos et tentent même d'assiéger la Cité pour qu'on leur livre leurs cousines et fiancées. Le Roi Pelasgos refuse au nom de l'Hospitalité. Ce serait pendant ces combats que meurt le Roi Pelasgos, tué par les Egyptiades. 

Finalement, Danaos feignit d'accepter la réconciliation mais il demanda à ses 50 filles d'assassiner leur mari pendant les noces avec le couteau (ou une longue épingle cachée dans leurs cheveux) qu'il leur donna. 49 acceptèrent (et elles enterrèrent les 49 têtes dans les sources de Lerne) mais une seule, l'aînée, Hypermnestre, refusa de tuer son mari Lyncée. Selon Apollodore, c'était parce que Lyncée seul n'avait pas tenté d'abuser d'elle pendant cette nuit. 

Lyncée alla se cacher et Danaos organisa alors un procès contre sa fille Hypermnestre. Eschyle a écrit une pièce perdue sur ce procès et il semble qu'Aphrodite intervenait alors pour sauver la jeune épouse (qui dédiait ensuite une statue à la Déesse de l'hyménée). 

Le mythe a ici plusieurs contradictions. 

(1) Etait-ce vraiment les Egyptiades qui avaient au début voulu tuer leurs épouses ? Mais en ce cas, pourquoi s'étaient-il laissé faire ensuite pendant la nuit de noces ? Le crime des Danaïdes n'était-il qu'une sorte de légitime défense ? 

(2) Apollodore dit que Zeus demanda à Athéna et Hermès de purifier les 49 Danaïdes (dans les eaux sombres de Lerne) et cela signifiait donc qu'il pardonnait leur crime et qu'elles furent amnistiées. Pourtant toute la tradition suivante dit qu'elles furent condamnées à l'éternité au Tartare pour ce crime contre l'Hospitalité en ayant tué leurs cousins sous leur toit. Le mythe originel défendait-il les Danaïdes avant d'inverser l'interprétation ? 



(Pseudo-)Apollodore dit que Lyncée, qui aimait Hypermnestre, se réconcilia avec Danaos et les Danaïdes. Certains textes indiquent même que les Danaïdes eurent le temps d'avoir des enfants et même de se remarier après avoir organisé des "Jeux Hyménéens d'Argos" pour choisir les prétendants (comme dans l'ancienne coutume indienne du svayaṃvara où les épouses pouvaient choisir elles-mêmes grâce à une compétition).  Cf. Pindare, Pythiques IX, 112 : "Autrefois dans Argos, Danaos fixa promptement l'Hymen de ses 48 filles avant que le Soleil eut achevé la moitié de sa carrière. Il plaça ses filles à l'extrémité de la lice et voulut que parmi tous les prétendants, le vainqueur à la course méritât seul de devenir son gendre." (Pindare dit 48 parce qu'il ne compte ni Hypermnestre ni Amymoné). 

Ce genre de compétition se retrouve aussi dans la Course d'Atalante qui refuse de même le mariage tant qu'on ne la battra pas à la course (et de même Pelops doit participer à une course en char pour avoir la main d'Hippodamie). Les Danaïdes avaient donc pu préserver leur honneur tout en gardant le droit de rester fertiles. 

D'autres versions disent que Lyncée tua les 49 (ou 48 ?) Danaïdes et que c'est ainsi qu'elles partirent expier dans le Tartare en devant remplir une jarre percée. Graves pense que les représentations anciennes des Naïades avec des tamis ne furent plus comprises et que cela donna ensuite le mythe de leur châtiment infini.  

Qu'il y ait eu réconciliation ou pas, Lyncée succéda à son beau-père sur le trône d'Argos et il eut avec Hypermnestre Abas, ce qui commença la dynastie danaïde d'Argos. 

La Danais d'Elis

Dans les mythes de l'ouest du Péloponnèse, du côté de l'Elide et de Pise, on dit que Pelops s'était uni avec une nymphe des eaux nommée Danais et qu'ils eurent un enfant nommé Chrysippos (Cheval d'Or), qui d'après Pseudo-Plutarque (Parallela Minora 33) fut ensuite enlevé par Laïos et tué par Atrée et Thyeste. (Chrysippos de Tyria, époux de Chrysippé, serait aussi le nom d'un des 50 Egyptiades)

Cette Naïade dont le nom même est "La Danaïde" est encore un argument pour dire que les Danaïdes étaient des nymphes des eaux et on voit une constante dans les mythes argiens sur l'importance des sources d'eau (Inachos, Lerne...). Argos était parfois appelé "la Cité bien arrosée" parce que sa plaine était moins sèche que les collines d'autres régions. 

Spéculations

Il ne reste plus grand crédit aujourd'hui pour les théories frazeriennes de Robert Graves où Danaos et Eguptos sont un Roi Sacré régnant 49 mois (ou 50 semaines ?) et lié à une Déesse de la Lune Io/Danaé. 

Danaos est un personnage étrange du mythe grec. La version classique ne le rend pas particulièrement sympathique dans son assassinat de ses gendres (même si on atténue le crime en disant qu'il n'était que préventif et que les Egyptiades avaient la même intention) et en même temps les Hellènes de l'Iliade le considèrent comme leur fondateur en s'appelant les "Danéens" (le terme le plus courant dans le texte est "Achéens"). A l'époque homérique, les auteurs de l'épopée identifient "les Grecs" à ces régions argiennes et ont encore le souvenir des cités déclinées de Mycènes et Tirynthe. 

Il y a plusieurs coïncidence avec le mythe celtique irlandais. Dans le Livre des Conquêtes, les Tuatha dé Danann sont la Tribu de Dana. Ils viennent en Irlande en navire comme les Danaïdes. Ils affrontent leurs ennemis les Foimorés mais tentent de résoudre le conflit par un mariage (entre Elatha des Formoriens et Eri des Tuatha dé Danann et entre Cian fils de Dian Cecht et la Foimoré Ethniu fille du géant Balor). Leur héritier est Lugh, qui est donc cousin des deux branches mais la fusion des deux branches échoue : Bres, le fils du Fomorien Elatha, est un tyran qui avantage le clan de son père mais Lugh prend parti pour la famille de son père contre le clan de sa mère. Ils sont une colonisation archaïque et sont ensuite remplacés par les tribus celtiques humaines avant d'aller vivre dans l'Autre Monde sous la terre. Ce nom de Dana aussi fait une référence matrilinéaire même si Lugh résout la guerre en soutenant sa famille paternelle et en tuant son grand-père maternel. Mais cette Dana semble être une déesse de la Terre, pas un Roi mortel ou une Nymphe de l'eau. Les deux syllabes sont très fragiles pour comparer l'invasion danaïde dans le Péloponnèse et l'invasion de l'Irlande (où il n'y a aucune idée d'un retour aux sources mais bien d'invasion). 

Sans vouloir trop projeter d'anthropologie du XIXe siècle sur un prétendu droit maternel originel (théorie de Bachofen), l'interprétation contemporaine par structure familiale est assez plausible. Les Argiens se disent fils de Danaos et disent ensuite qu'il n'eut que des filles mais que les héritiers mâles descendaient ensuite de cette fille de Danaos (via son cousin parallèle Lyncée). On aurait alors dans le mythe le souvenir d'une fin de structure matrilinéaire pour passer vers la structure patrilinéaire

Il y une analogie claire entre les deux Jumeaux Danaos (père des Danaïdes) /Eguptos et la génération suivante des Jumeaux d'Argos Acrisios (père de Danaé) /Proetos, même si cela ne prouve pas la théorie de Graves que Danaé (qu'il considère comme une Déesse lunaire) est le vrai nom de la déesse qui fut ensuite dissimulée sous le nom du Roi Danaos. 

samedi 30 septembre 2023

Le début d'El Criticón

Vers 1650, le père Baltasar Gracián, SJ, fit paraître son roman allégorique El Criticón. qui est un vaste "roman initiatique" suivant deux personnages opposés, l'Homme social déçu de tout et l'Homme de la Nature plein d'étonnement, le sage désabusé et l'élève. En complément de notre métaphorologie du naufragé et de l'enfant-trouvé, le roman commence avec ces deux thèmes à la fois qui correspondent aux deux protagonistes. Le naufragé est l'homme élevé en société mais qui est dépouillé de toute sa société (la robinsonnade est une sorte d'ἐποχή anthropologique) et l'enfant trouvé est la figure symétrique, l'homme de la nature qui doit se plonger dans la société et nous permet de nous défamiliariser de nos habitudes sociales. Toute cette épopée pseudo-picaresque, la "satire ménipée" néo-stoïcienne repose sur ces antithèses de ces deux parties de la conscience entre la résignation de l'entendement et l'espérance de la volonté.  

Le livre est divisé en Quatre saisons : l le printemps de l'enfance, 2 l'été de la jeunesse, 3 l'automne de l'âge viril et 4 l'hiver de la vieillesse. Chaque partie d'El Criticón est divisée en XIII "Crises" à la place de chapitres. Je ne résume ici que les 6 premières "Crises" de la première partie. 

I L'île (Crises 1-3)


Dès le début, le personnage de Critilo ("Celui qui juge"se retrouve naufragé sur l'île de Sainte Hélène dans le sud de l'Océan Atlantique. L'île de 120 km2 (à peu près la même taille que Jersey) est à environ 2000 km de l'Angola (à l'époque de Gracián, elle est déjà perdue pour les Portugais et est convoitée par les Néerlandais et les Britanniques). Critilo rencontre sur l'île un jeune Européen abandonné qui ne sait parler aucune langue humaine et qui pourtant sait déjà bien penser. Il est l'enfant de la nature comme Critilo est le fils de la société. Il le nomme "Andrenio" (l'Homme) et lui apprend le langage qui va achever de faire de lui un être humain. 

Andrenio raconte avoir grandi enfermé dans une montagne de l'île en étant nourri par une bête qu'il avait prise pour sa mère. Mais après qu'un séisme l'eut délivré du ventre de cette grotte, il prit conscience qu'il n'était pas identique à ces animaux et commença à se poser la question de son identité. Il en déduisit qu'il devait y avoir un divin Artificier qui soit créateur aussi distinct de lui qu'il l'était de la bête. 

Critilo admire alors la capacité d'admiration d'Andrenio. Etant comme un Premier Homme, il n'est pas aussi blasé que nous et s'étonne encore de toutes les réalités, redescendant de la contemplation du Soleil à toute la diversité de la nature et aux conflits internes dans nos passions (en l'homme "tout est guerre").

II Embarqués (Crise 4)

Quand les navires apparaissent près de l'île, Critilo est déçu de retrouver la compagnie des humains et il explique toute sa misanthropie à Andrenio. Il raconte en une version nouvelle du Mythe de Prométhée que le divin Artificier a fait l'Homme si dépouillé, avec peu d'armes naturelles en dehors de son ingéniosité et de son Langage parce qu'Il savait que les Hommes sont si méchants qu'ils se seraient détruits s'ils avaient eu les mêmes capacités physiques que les bêtes. Notre vulnérabilité est faite pour nous protéger de nos propres vices.  

Critilo enseigne plusieurs langues et différentes connaissances à Andrenio sur le bateau. 

Il lui raconte alors son histoire avant son naufrage. Il était né dans une famille riche de négociants, sur un navire pendant une tempête alors qu'ils allaient dans les Indes Orientales à Goa (qui appartient au Portugal depuis le début du XVIe siècle, on est sous Philippe II et le Portugal était uni à l'Espagne jusqu'en 1640). Grandissant dans la colonie, Critilo fut (comme Sinbad le Marin ?) un enfant trop gâté, joueur et mal élevé. 

Il tomba amoureux de la belle Felisinda mais les parents de Critilo s'opposaient à cette union. Il dut attendre la mort de ses parents pour pouvoir demander sa main. C'était trop tard car les parents de Felisinda l'avait fiancée à un neveu du Vice-Roi des Indes. Critilo le tua alors en duel. Emprisonné, il perdit toute sa fortune et tous ses amis et était donc déjà dépouillé de tout bien avant le naufrage, par les tempêtes de la vie. Les parents de Felisinda décidèrent de quitter les Indes. Dans sa geôle, Critilo changea complètement de vie et devint un philosophe en étudiant Platon et les Stoïciens. "Con esto pasaba con alivio y aun con gusto aquella sepultura de vivos, laberinto de mi libertad."

Libéré (peut-être grâce à l'intervention lointaine de Felisinda ?), Critilo devait repartir des Indes vers l'Europe et il s'embarqua. Il crut pouvoir lier amitié avec le capitaine du navire mais il ignorait que ce navigateur voulait en réalité servir la vengeance du Vice-Roi. Quand ils furent en pleine mer, le capitaine le jeta à la mer. L'équipage, qui ignorait la trahison, eut le temps de lui jeter une planche de salut et c'est ainsi que Critilo se retrouva sur l'île de Sainte Hélène. 

IV L'arrivée dans le Monde (Crises 5-6)

L'auteur (qui semble bien plus proche du pessimisme de Critilo que de l'innocence d'Andrenio) explique que si nous avions tous assez de savoir avant que de naître, aucun de nous ne l'accepterait jamais (on comprend que cela ait été un des livres favoris de Schopenhauer). Et Andrenio sert donc d'un Adam qui aurait l'intelligence avant l'expérience, de l'esprit avant même que d'avoir vraiment vécu dans le monde. Mais c'est là sa chance aussi d'avoir une raison si peu dépravée par le monde social. L'ironie pessimiste du texte vient de cette naïveté du point de vue d'Andrenio, bien plus approfondie que celle de Candide un siècle plus tard. 

Celui-ci (qui a un fort désir de se trouver une mère, comme Critilo est devenu son père adoptif) admire la gentillesse et la tendresse touchante de "mères" (bergères) envers l'armée de leurs "enfants" avant de découvrir qu'elles les mènent en fait à l'abattoir. La plupart des expériences sont alors de ce type, des illusions et des déceptions dans une ambiance onirique où on ne sait ce qui vient des erreurs d'interprétation d'Andrenio et d'une possibilité de fantastique. Une autre femme, plus belle que la première, vient sauver une partie des agneaux et les emmène hors de leur massacre vers un refuge. Critilo explique que ce n'était là qu'une scène allégorique et que la première bergère séductrice et trompeuse était l'Appétit, la tentation de Nos Penchants Sensibles et que la seconde femme était La Raison, qui n'arrive toujours qu'en second et doit donc lutter d'autant plus contre le commencement trompeur. 

Critilo montre alors le Carrefour de Mercure et reprend le mythe de Prodicos. Il fait l'éloge du Juste Milieu contre les voies des différents vices. Dédale a su éviter à la fois l'excès du Soleil et le défaut de la noyade. 



Ils rencontrent le centaure Chiron qui enseigne une sagesse cynique et dit qu'il n'a jamais rencontré de vrais êtres humains mais que des humains sujets à leurs appétits bestiaux. Il leur explique que ce monde serait parfait mais que les humains l'ont inversé en une "nef des fous" comme celle peinte par Bosch. Les tyrans sont adorés et les sages sont ridiculisés. 

Pues advertid, dijo Quirón, que éste es un error muy común, una desesperación transcendental, necedad de cada día y mucho más de nuestros tiempos.

La suite du "roman" est une quête pour retrouver Felisinda (Le Bonheur), qui serait l'aimée de Critilo mais aussi une mère pour Andrenio et qui se trouverait sur l'Île d'Immortalité

mercredi 27 septembre 2023

[Vie brève] John Bowring


John Bowring était fils d'un commerçant britannique de tissus qui travaillait déjà avec la Chine au début du XIXe siècle. Il commença à faire des affaires en Espagne pendant les guerres napoléoniennes mais malgré son don peu commun pour apprendre les langues, il n'avait pas beaucoup de chance dans le commerce dans la péninsule. Il devint en revanche un des leaders de l'église "unitarienne" qui était encore privée de ses droits au Royaume-Uni. 

En 1820, deux ans après s'être marié, il rencontra le juriste et philosophe Jeremy Bentham. Bowring avait 28 ans, Bentham 72. Bentham, lui, ne s'était jamais marié, n'a jamais eu de compagne (même s'il a eu des correspondances amoureuses) et reste comme l'un des premiers philosophes à avoir rédigé une défense morale de la dé-criminalisation de l'homosexualité. Bentham écrivit aussi un livre entier pour dénoncer comme Antéchrist Paul de Tarse (celui qui a introduit dans le christianisme les condamnations les plus célèbres de l'homosexualité). Je ne connais aucun biographe qui considère Bentham comme un homosexuel dans le placard mais l'hypothèse paraît assez vraisemblable. En tout cas, Bentham fut pris d'enthousiasme pour le jeune marchand qui commençait à défendre les thèses libérales et réformistes du Parti whig sur la liberté des échanges. Bowring devint un des auteurs de la Westminster Review, la revue dirigée par James Mill (le père de John Stuart Mill et ami de Bentham). Bowring écrivait surtout sur le libéralisme économique mais il défendait aussi des thèses plus radicales sur l'abolition de l'esclavage, de la peine capitale ou pour le droit de vote des femmes. 

Bowring continua diverses aventures commerciales, aussi dans la Grèce qui était en train de se libérer des Ottomans et on l'accusa de ruiner les finances du vieux Bentham. Bentham échoua à le faire nommer Professeur à Londres mais Bowring réussit à soutenir aux Pays-Bas une thèse sur la littérature néerlandaise. Bowring compose des Hymnes pour l'Eglise unitarienne et il publie des traductions de poésie allemande, espagnole, russe, serbe et polonaise. 

Bentham, qui avait du respect pour sa culture polyglotte, en fit son exécuteur testamentaire, juste avant de mourir en 1832 "dans les bras de Bowring". C'est donc Bowring qui se chargea de publier les oeuvres complètes du philosophe (dont il censura les textes sur la sexualité). Le travail dura dix ans en onze volumes. 

En 1835, il est élu député en Ecosse mais perd ce siège dès 1837. Il est ensuite élu en 1841 dans le Lancashire. Il devient de plus en plus un spécialiste des missions internationales à travers l'Europe et en Egypte. Il publie une traduction de poésie magyar puis de poésie tchèque et investit massivement dans une des premières compagnies ferroviaires de Londres, ce qui le laissera à nouveau ruiné. 

En 1846, les Whigs reprennent le pouvoir avec comme Premier Ministre Lord John Russell (1792-1878), le grand-père du futur Bertrand Russell, et Palmerston comme éternel Ministre des Affaires étrangères. John Bowring, ruiné, est nommé Consul à Canton et il tente de négocier avec l'Empire de la Dynastie Qing. 

Il est anobli par le Vicomte Palmerston (devenu Premier Ministre) et devient Gouverneur de Hong Kong en 1854, en pleine Guerre des Taiping. 

Le poste est dangereux. Sir John Bowring doit s'opposer à la fois (1) aux autorités coloniales comme il demande (un peu) plus de représentation démocratique et (2) aux autorités chinoises comme il prétend lutter contre la corruption de l'administration (mais au nom des intérêts commerciaux britanniques). Avec la Guerre de l'Opium en 1858, il est victime d'un empoisonnement à l'arsenic auquel il survit mais qui tue son épouse et il devient nettement plus conservateur. Il est accusé de corruption et notamment d'avoir soutenu les affaires des entreprises de son fils en Chine. Il soutient donc la Seconde Guerre de l'Opium au nom du libre-échange et de l'accès au marché de Canton mais il est rattrapé par ses scandales. Son poste se termine en 1859 et il se remarie. Il sera envoyé au Royaume du Siam, à Singapour et à Hawaii puis dans divers pays d'Europe comme négociateur représentant le Royaume-Uni. Le Roi Rama IV Mongkut du Siam (1804-1868 - célèbre personnage du Roi et Moi) a tellement d'amitié pour Bowring qu'il lui donne la nationalité thaïlandaise et le fait ambassadeur de son Royaume. Il revint mourir dans son Exeter natal en 1872. 

Sir John Bowring prétendait pouvoir parler une centaine de langues et en comprendre encore plus mais il semble avoir eu une certaine tendance à l'exagération sur ce point. 

mardi 26 septembre 2023

Barbie et la Barbe de Platon

Un article du prof de philosophie Nathan Sheff sur le film Barbie comme une allégorie de la caverne inversée : un monde lumineux d'idéaux vides et une descente "en enfer" vers les désillusions des réalités singulières où l'individu doit apprendre à s'écarter de ces modèles idéalisés. 

lundi 25 septembre 2023

Quelques questions homériques

  • Mon ami helléniste Kyrnos / Theognis m'écrit pour me dire que je commets une erreur dans mon texte sur Homère et la fin de l'Iliade. Je disais qu'Achille n'a pas de vraie "rédemption finale" si c'est Zeus qui lui dit que son destin est de rendre Hector à Priam. Mais comme le dit Theognis, même si Zeus dit souvent la phrase qui choquera tant Descartes, que "le Destin est au-dessus de lui, que même lui ne pourrait pas le changer", Homère n'a pas une vision si fataliste ou déterministe que le pensent les philosophes (et il faudrait lire le livre de Bernard Williams Shame & Necessity pour voir l'archéologie fine qu'il en fait dans la Grèce antique). Zeus admet parfois aussi, de manière contradictoire, qu'il peut infléchir dans les détails certains déroulements même s'il connaît le futur dans les grandes lignes (sinon, toutes les scènes nombreuses de supplications ne serviraient à rien). Achille reste responsable de son choix car il aurait la possibilité de s'obstiner. Il a un peu de recul sur sa colère. Le dieu extérieur correspond ici à sa propre humeur et il ne fait pas que céder le corps à Priam par une sorte de piété ou de déférence envers Zeus. 

  • Je lisais le jeu de rôle d'Eunostos sur la mythologie grecque, Kosmos, et j'avais oublié une chose qu'il fait remarquer : que toute l'histoire de l'invulnérabilité d'Achille, le Styx et le talon, n'apparaissent jamais chez Homère. Ce sont tous des mythes plus tardifs que l'Iliade. Il n'y a que Héraclès qui soit admis comme vraiment surhumain dans l'arrière-fond de l'histoire, Bellérophon n'a même pas de Pégase (chant VI) alors que la vaillance d'Achille ou d'Enée reste plus humaine. Homère n'aime pas tellement le surnaturel quand il touche directement les humains mais en même temps il ne cesse de faire se rencontrer les mortels et des dieux métamorphosés. Ces métamorphoses des dieux jouent un rôle parfois obscur : le dieu se cache et se révèle aussitôt après comme s'il se cachait seulement par jeu pour voir si le mortel est capable de le reconnaître. Pourquoi Hermès prend-il le temps de se faire passer pour un Grec en aidant Priam alors qu'il décide de lui révéler son identité aussitôt après ? 

  • Enfin, pour quitter Homère mais en restant sur le statut des dernières Troyennes : L'Andromaque de Racine me paraît sur bien des points meilleure que celle d'Euripide.
    Chez Euripide, Ulysse a tué Astyanax à la chute de Troie, Neoptolème a violé sa captive Andromaque et elle a donné naissance à Molossos, bâtard du fils de l'assassin de son mari, Hermione épouse Néoptolème et elle veut se débarrasser d'Andromaque et de Molossos, Andromaque n'est pas isolée comme elle a aussi son beau-frère et futur second mari le devin Helenos (le frère de Cassandre) avec elle.
    Chez Racine, Andromaque a pu sauver Astyanax (il y a eu un subterfuge quand les Grecs ont cru tuer le Prince), Neoptolème est vraiment amoureux d'Andromaque et n'a pas abusé d'elle, il veut l'épouser et est même prêt à s'opposer à Ménélas, voire à restaurer la Troie qu'il a détruite, Hermione est sincèrement éprise de Neoptolème et pas seulement jalouse d'Andromaque, même si sa passion va être aussi destructrice, Neoptolème refuse d'épouser Hermione. Comme dit Racine, le lecteur moderne aurait du mal à comprendre que la veuve d'Hector ne se soit pas suicidée et ait accepté de rester auprès de Neoptolème s'il n'y avait pas l'enjeu de l'otage, du dernier fils de Hector. Certes, le vrai centre de la pièce est la passion d'Oreste et celle d'Hermione (donc des deux enfants des Atrides) mais le personnage d'Andromaque a plus de grandeur. En revanche, je n'ai pas compris pourquoi le royaume de Neoptolème est en Epire. Racine confond la Phthie thessalienne avec le pays où partit Molossos chez Euripide ?

Tégée, Mantinée & Megalopolis

Carte qui montre le Pays Tégéen dans le Péloponnèse

Pour changer un peu de la mythologie grecque, on va parler un peu d'histoire grecque dans le Péloponnèse. 

Tégée et Mantinée sont deux Cités rivales d'Arcadie, dans une vallée à côté du Mont Mainalon, à environ 15km l'une de l'autre. Tégée est à 30 km à vol d'oiseau d'Argos et à 40 km de Sparte. Les deux Cités apparaissent toutes les deux dans le Catalogue des Vaisseaux de l'Iliade (II, 604-606), même si Mantinée a été synoecisée (en absorbant les villages aux alentours) plus tard. 

"Et ceux qui habitaient l'Arkadia, aux pieds de la haute montagne de Kyllènè où naissent les hommes braves, auprès du tombeau d'Aipytios ;
et ceux qui habitaient Phénéos et Orkhoménos riche en troupeaux, et Ripè, et Stratiè, et Enispè battue des vents ;
et ceux qui habitaient Tégéè et l'heureuse Mantinéè, et Stymphèlos et Parrhasiè, étaient commandés par le fils d'Ankaios, le roi Agapènôr."

Cet Agapenor, un des chefs achéens, était Roi d'Arcadie et il aurait régné depuis la cité de Tegéa (et la "Tégéatis" aux alentours). A son retour de Troie, il s'échoua sur Chypre et y fonda Paphos qu'il consacra à Aphrodite (dans la réalité historique, la cité fut bien une colonie arcadienne). 

Son aïeul Echémos, le Roi de Tégée (et époux d'une des filles de Léda et Tyndare, ce qui en fait un beau-frère des Atrides) avait réussi à repousser le premier assaut des Héraclides doriens en Arcadie en tuant Hyllas en combat singulier. Ce mythe explique pourquoi les Tégéens, comme d'autres Arcadiens, prétendent toujours être plus proches des Autochtones du Péloponnèse que les Doriens comme les Lacédémoniens. 

Mantinée (Mantineia) aurait été fondée par un Mantineos, fils de Lycaon. Son dieu protecteur était Poséidon (sans doute plus pour la rivière que pour l'océan). La reine Autonoé d'Arcadie (épouse de Lycurgue, grand-mère d'Agapenor) aurait reçu l'oracle de suivre un serpent le long de la rivière de Mantinée pour fonder plus au sud la cité de Tripoli. 


Petite chronologie de Tégée, Mantinée et Megalopolis

Tégée aurait été dominée au début par les Rois d'Orchomène d'Arcadie plus au nord (à ne pas confondre avec la plus célèbre Orchomène de Béotie, la cité d'Orion). Une légende de Tégée raconte que lorsque le tyran Aristomelidas d'Orchomenos tenta de violer une vierge prêtresse d'Artemis à Tégée, elle se suicida. Celui qui l'avait amenée, Chronios, fut alors saisi par une vision de la Déesse arcadienne et tua le tyran. Chronios demanda l'asile au Temple d'Artemis Hégémoné

Première Olympiade (vers - 775), le Roi (eurypontide) Charilaus, neveu de Lycurgue, et premier monarque historique de Lacédémone, alla voir l'Oracle de Delphes qui lui dit qu'il pourrait prendre l'Aegys, un morceau de Tegeatis s'il en consacrait une moitié à Apollon (on dit que c'est la plus ancienne réponse de la Pythie dont on ait gardé une trace historique). Après cette victoire, Charilaus offrit bien la moitié à Apollon mais demanda s'il pouvait continuer à conquérir Tégée. L'Oracle répondit qu'il pourrait bientôt en mesurer le sol. Les Spartiates crurent que cela leur assurait la victoire, ils furent vaincus et en "mesurèrent le sol" en labourant pour les Tégéens. (Hérodote, Histoire I, 66). 

9e Olympiade (vers -743) Sparte attaque la Messénie. Les Tégéens vont soutenir les Messéniens. 

14e Olympiade (vers -722) Sparte bat les Messéniens et capture les derniers qui s'étaient réfugiés sur leur Mont Ithome. 

669 Bataille de Hysiae : Les Argiens de Pheidon battent les Spartiates. Pheidon va jusqu'à capturer Pise (brièvement) et les Jeux Olympiques qui appartenaient à Elis. 

30e Olympiade 660-650 Les Hilotes messéniens se révoltent. Le Roi Aristocrates d'Orchomène, corrompu par les Spartiates, trahit les Messéniens et les abandonnent. Il est lapidé par les Arcadiens quand ils apprennent sa trahison. 

55e Olympiade (-560) L'Oracle de Delphes dit que les Spartiates ne battront Tégée que lorsqu'ils auront retrouvé les ossements d'Oreste. Les os sont retrouvés et ils sont gigantesques.  Sous les rois de Lacédemone Anaxandridas II (Agiade) et Ariston (Eurypontide), Tégée est vaincue et devient une alliée de Sparte, dans ce qui va devenir plus tard la Ligue du Péloponnèse. 

Vers -550 Demonax de Mantinée est un législateur à Cyrène. 

480 2e Guerre médique, 500 Tégéens sont aussi présents aux Thermopyles et 1000 à la bataille de Platée. 

Vers 476-470 Le Roi spartiate (eurypontide) Leotychidas II est accusé de corruption pour avoir arrêté la guerre en Thessalie et s'enfuit en demandant l'asile au Temple d'Athena Alea à Tégée. Le régent (agiade) Pausanias avait été accusé aussi de corruption perse et s'était réfugié dans le Temple d'Athéna Chalkioikos à Sparte où il avait été emmuré en y mourant de faim vers 477. Les opposants laconiens prennent l'habitude de partir à Tégée. 

475 Bataille de Tégée : Les Tégéens qui avaient essayé de quitter l'hégémonie spartiate de la Ligue du Péloponnèse en s'alliant à Argos sont vaincus. 

465 Ils tentent à nouveau une ligue arcadienne (sauf Mantineia) contre Sparte et sont vaincus à la bataille de Dipaea, dans les montagnes au nord ouest de Tegea. C'est la fin pendant un siècle (jusqu'à Epaminondas) de la politique de résistance à Lacédémone à Tegea. 

Carte réalisée par Marsyas

464 Argos soutient un essor de Mantinée qui absorbe les villages aux alentours entre le Mont Mainalon et le Mont Artemision. Mantinée s'oppose à sa rivale Tégée mais soutient pourtant Sparte contre une révolte de Hélotes. 

Vers 440 (?), Socrate aurait rencontré Diotima, prêtresse d'Eros venue de Mantinée, qui lui aurait enseigné la thèse mystique de l'Eros pour le Beau idéal. On ignore si c'est un personnage fictif. En revanche, la philosophe Lasthénie de Mantinée aurait étudié à l'Académie de Platon et aurait été la compagne de Speusippe. 

430 Début de la (2nde) Guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes : Tégée reste alliée à Sparte pendant toute la guerre (même s'il existe une faction anti-laconienne aussi) alors que Mantinée veut en profiter pour lutter contre l'hégémonie spartiate. Tégée est aristocratique alors que Mantinée est démocratique comme Argos (mais la constitution de Mantinée, écrite par Nicodore, insiste sur une démocratie indirecte)

418 Première Bataille de Mantinée : Sparte & Tégée (et certains autres Arcadiens) battent Mantinée, Argiens, Eliens et Athéniens. 

415 Les Tégéens participent aussi à l'expédition spartiate à Syracuse qui bat l'armée athénienne. 

396 Le Temple d'Athéna Alea à Tégée brûle dans un incendie et il est reconstruit. Ce serait le plus grand Temple de toute l'Arcadie selon Pausanias. 

387 Après la Guerre du Péloponnèse et la Guerre Corinthienne, Sparte ravage la cité arcadienne qui s'oppose le plus à elle, Mantinée

370 Epaminondas de Thèbes vainc les Spartiates, libère les Hilotes, fonde la Cité de Messene en Messénie et Megalopolis en Arcadie (siège de la Ligue Arcadienne pour affaiblir les Lacédémoniens), restaure la cité de Mantinée qui avait été détruite quinze ans avant, avec le soutien de Lycomède de Mantinée, qui devient un général de la Ligue Arcadienne. Tégée entre en guerre civile entre faction pro-laconienne et faction pro-arcadienne et finit par rejoindre la nouvelle Ligue Arcadienne de Mégalopolis. 

366 Lycomède de Mantinée tente de négocier une alliance de la Ligue Arcadienne avec Athènes pour ne pas trop dépendre de Thèbes mais son navire échoue chez des Arcadiens exilés et il est tué. 


364 Les Arcadiens battent les Eléens pour prendre le territoire de Triphylia (entre le fleuve Alphée et la Messénie) mais les Tégéens et les Mantinéens se battent ensuite entre eux pour contrôler le Trésor d'Olympie. 

363 La Ligue arcadienne de Megalopolis explose en un camp pro-tégéen et le camp pro-mantinéen. Dans un renversement d'alliance, la démocratique Mantinée s'allie à Sparte. 

362 Seconde Bataille de Mantinée : Epaminondas de Thèbres (allié d'Argos et de Megalopolis) bat la coalition de Sparte, Athènes, Elis et Mantinée (mais Epaminondas est tué pendant sa victoire, ce qui conduira à l'effondrement de la brève hégémonie thébaine). 

338 Philippe II de Macédoine donne aux Arcadiens et aux Argiens certains territoires contre les Spartiates. 

332 Tégée soutient Sparte dans une révolte contre les Macédoniens mais ils sont vaincus par Antipater. 

319 Guerre des Diadoques : Tégée soutient Polyperchon contre Cassandre. 

267 Guerre chrémonidéenne : Tégée et Mantinée s'allient à Athènes et Ptolémée II contre Antigonos II de Macédoine qui gagne la guerre. 

235 Megalopolis rejoint la nouvelle Ligue achéenne contre Sparte. Mantinée et Tégée aussi, ainsi que presque toutes les cités arcadiennes aussi. 

228 Le Roi (agiade) Cleomenes III conquiert Tégée et promet à Mantinée d'autoriser leur démocratie. 

222 Le Roi de Macédoine Antigonos III, avec la Ligue achéenne, reprend Tégée et rase Mantinée (mais elle sera reconstruite sous le nom d'Antigonia). Le Roi spartiate Cléomenes III rase Megalopolis avant d'être vaincu à son tour par les Macédoniens à la Bataille de Sellasia (30 km au sud de Tegea, juste au nord de Sparte((). 

218 Le Roi (eurypontide) Lycurgue reprend Tégée mais les Tégéens se réfugient dans l'acropole. 

207 Troisième Bataille de Mantinée (Antigonia) : Philipoemen de Megalopolis (Ligue achéenne), "Le Dernier des Grecs", vainc encore une fois les Spartiates. Tégée rejoint la Ligue achéenne, qui sera finalement vaincue par les Romains au siècle suivant. 

31 Même après la conquête romaine, la rivalité entre Mantinée et Tégée continue. "Antigonia" est la seule cité arcadienne à prendre parti pour Octavien pendant la Bataille d'Actium. Tégée est punie par Octavien pour avoir soutenu Marc Antoine et les trésors du Temple d'Athéna Alea sont pillés par les Légionnaires, y compris les défenses du Sanglier de Calydon (qui mesuraient 90 cm de long). 

130 L'Empereur Hadrien redonne à "Antigonia" son nom de Mantinée perdu 350 ans avant et y installe une statue de son amant Antinoüs. 

1830 La ville de Tripoli, rasée par les Turcs pendant la Guerre d'Indépendance est reconstruite comme nouvelle capitale de l'Arcadie entre Mantinée et Tégée. 

2011 Tripoli absorbe les communes de Tégée et Mantinée. Le Musée archéologique de Tegea (fondé au début du XXe siècle) est situé dans le district d'Alea à 9 km au sud de Tripoli. On trouve toujours au sud de Mantinée (près de Chania) un site en ruines appelé le Tombeau d'Epaminondas

Bas-relief de Mantinée, avec Apollon et le satyre Marsyas (photo par Marsyas)

Première lecture de l'Iliade

Je me souviens que quand j'étais enfant, il n'y avait pas de livre chez moi à part (1) pour ma mère, un recueil de nouvelles d'Agatha Christie (Les Douze Travaux d'Hercule Poirot, volume 1), (2) pour mon père portugais, la version espagnole de Sinouhé (1945) de Mika Waltari, (3) mes Journaux de Mickey, mes Picsou Magazine, mes Strange ou mes albums Spider-Man. J'avais quelques bd bizarres, dont un vieux magazine en français de Laurel & Hardy et un autre pour Nestor le Pingouin. Et c'était toute notre bibliothèque, avec déjà quelques prédispositions pour l'Antiquité. 

Pour l'anniversaire de mes 8 ans, en CE2, un camarade d'origine grecque nommé Théodore A., m'offrit L'Iliade d'Homère qui venait de sortir en 1979 chez Gallimard dans la collection Les 1000 Soleils Or (455 pages). C'était en fait une reprise par Gallimard d'une traduction d'un siècle avant, en 1871 par un certain "P. Lagrandville" (sur lequel je ne trouve aucune trace). Une des choses qui m'étonna assez vite quand j'en pris conscience était que tous les noms grecs avaient été romanisés comme on le faisait encore au XIXe siècle (Jupiter au lieu de Zeus, Venus au lieu d'Aphrodite, etc.).  Il n'y avait aucune préface, aucune note, aucune explication, ce qui était le choix ambitieux de cette édition pour enfants. Mais le texte était complet, même si la traduction avait beaucoup vieilli. 



Cette version de 1979 avait des gravures (qui furent retirées ensuite). Elles venaient de versions (par le graveur Jean Dambrun) faites d'après Clément-Pierre Marillier (1740-1808) pour une édition d'Homère juste avant la Révolution. Je trouvais que ces Grecs faisaient décidément trop romains (et c'est pourquoi j'aime bien la traduction de Leconte de Lisle qui fait le choix inverse de ne rien romaniser et dit "Hektôr", "Akhileus" ou "Odusseus"). 



Nous avons déménagé peu de temps après, j'ai perdu tous mes livres laissés dans un garde-meubles impayé, sauf cette Iliade que nous avions gardé dans la valise. J'ai perdu la trace de ce camarade de classe Théodore A. qui avait tant perturbé mon imaginaire. J'ai retrouvé son nom sur Internet 40 ans après et n'ai pas osé le contacter mais c'est drôle de penser qu'il ne peut pas se souvenir de moi alors qu'il ignore qu'il (ou plus vraisemblablement ses parents qui ont dû faire le choix du cadeau d'anniversaire) a changé toute ma vie. C'est assez romanesque d'imaginer quels sont tous ces petits effets papillon sur autrui qu'on ne mesure pas dans nos actions. 

J'étais un enfant qui ne lisait pas, à part Strange des éditions Lug, et je suis tombé amoureux de ce livre, même si je me souviens avoir eu beaucoup de mal à avancer. La lecture m'était physiquement très difficile et je ne savais même pas tenir un livre si lourd. La grande chance était ces illustrations. Comme beaucoup d'enfants habitués aux illustrés, je lisais comme si j'étais en apnée en attendant d'arriver à nouveau sur une gravure, comme si c'était une bouée ou une oasis dans le désert. Pourtant, lorsque j'ai lu le Catalogue des Vaisseaux qui rebute certains lecteurs dans l'Iliade, j'étais aussi fasciné que si cela avait été une porte dimensionnelle directe vers un autre univers, un peu comme le fut le Silmarilion. L'Odyssée ne me procura jamais le même choc. 

Achille a un côté Louis XIV sur ces gravures

Puis vers 1981, j'ai trouvé (au Hall du Livre de Nancy) un second livre, plus important encore, le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Joël Schmidt chez Larousse (1e édition 1965) que j'ai lu et re-lu de A à Z. Je n'ai découvert le dictionnaire de Pierre Grimal que plus tard et il est meilleur du point de vue de l'érudition car il donne les sources mais je n'ai jamais eu pour Grimal l'affection que j'avais vers dix ans pour le premier choc initial avec Schmidt. Il y a un lien plus indélébile avec les commencements, quelle que soit leur contingence, indépendamment de toute qualité intrinsèque. Les premiers livres sont ceux qu'on a reçus plus naïvement et qu'on a relu cent fois dans notre mémoire. 

Enfin, ma mère, qui était agente de voyages, rencontra une cliente (une certaine Nicole K.) à qui elle parla de mon goût un peu obsessionnel pour la mythologie. Elle lui donna alors généreusement un vieux livre d'André Bellessort (1866-1942), Athènes et son théâtre (1934). Bellesort prend la peine d'expliquer les tragédies, de citer des extraits et leur contexte. Mon édition était fautive et il y manquait quelques pages dont une photo censée être le Carrefour du "Laïus", où Oedipe tua Laïos ! J'ignorais que Bellesort (de l'Académie française) était un vieux fasciste mais cela ne se remarque pas du tout dans ce livre (à moins que j'aie été simplement assez aveugle à l'époque). Ce vieux traducteur de Virgile me semblait même souvent plein d'empathie dans ce livre de popularisation (quand il semble ironique sur le vieil Eschyle se moquant des Perses) et on n'y détecte pas facilement ses idées d'extrême droite (alors que son élève Brasillach claironne immédiatement son nazisme dans un autre texte bref qu'il a écrit en préface à une édition de Virgile). Je dois avouer que les livres de J. de Romilly sur les tragédies ne m'ont jamais autant plu que ce vieux bouquin du traducteur fasciste. 

L'Iliade, Joël Schmidt, Bellesort. Ces 3 livres, surtout celui de Schmidt, c'était là toute ma mythologie et je ne me rendais pas compte du tout de l'étendue de tout ce que je n'avais pas. Avant d'aller à la bibliothèque de Beaubourg pour pouvoir y lire les Eddas, je n'imaginais pas une seconde qu'il y avait beaucoup plus de livres disponibles sur les mythes. 

Puis j'ai acheté Bilbo le Hobbit pour l'anniversaire de mes dix ans en début de CM2 et j'ai basculé vers autre chose en plus, mais la fantasy et le jeu de rôle étaient un peu des exutoires pour retrouver des mythologies qui ne seraient pas déjà épuisées dans des anthologies. 

mercredi 20 septembre 2023

Mythes argiens (2) Io


Dans la première partie, on avait vu comment les mythes d'Argos ont l'originalité de parler d'une origine contradictoire, soit autochtone sortie du fleuve Inachos, de Phoronée (qui est parfois vu comme Le Premier Homme, dans des mythes distincts de ceux de Prométhée et Deucalion) soit d'un retour de descendants allogènes (les jumeaux Danaos et Egyptos). 

Le centre est le personnage si mystérieux d'Io (Ἰώ). 

Isis cornue

Voir cette page encyclopédique qui recopie même de nombreuses sources et Timothy Gantz, Early Greek Myth, vol. 1 p. 198-204. 

Io est le plus souvent décrite (par exemple chez Eschyle, Callimaque, Pausanias, Hérodote, Diodore de Sicile, Virgile, Ovide...) comme une nymphe des eaux, tirée directement d'Inachos, ou une mortelle prêtresse de Héra (et parfois identifiée à Callithya, "Belles-Offrandes", première prêtresse de Héra). Pseudo-Apollodore (2.5) et Pausanias (2.16.1) évoquent la version où elle est fille du Roi Iasos (fils d'Argos fils de Niobé fille de Phoronée). 

Io gardait les clefs du Sanctuaire de Héra de l'Heraïon d'Argolide et Zeus tombe amoureux de la servante de sa femme. Dans la version d'Eschyle dans le Prométhée enchaîné, Io avait fait un rêve qu'elle devait se rendre à Lerne (juste à côté d'Argos) pour s'unir à celui qui lui avait envoyé le songe. Inachos avait interrogé Delphes et Dodone avant qu'Apollon réponde qu'il devait accepter d'envoyer Io ou bien son Royaume serait dévasté.  

Lorsque Héra se doute de son adultère, Zeus jure "qu'il ne l'a pas touchée" et Apollodore commente que cela prouve qu'en cas d'amour on a le droit de mentir puisque Zeus le faisait. 

Il y a plusieurs versions de la métamorphose et le mythe n'est pas clair sur les motivations : protéger Io de la jalousie de Héra ou au contraire sous l'effet de la jalousie. Les mythes ont souvent ces indécisions où on a un fait mais où les interprétations deviennent opposées. 

Zeus transforme Io en une génisse pour qu'elle lui échappe mais sa ruse échoue car Héra exige qu'il lui offre l'animal. 

Dans la version d'Eschyle dans les Hiketides, c'est l'inverse, c'est Héra qui transforme Io en vache pour empêcher Zeus de continuer sa relation avec elle (ce qui fit que Zeus prit une forme de Taureau, comme pour Europe). Dans la version de Prométhée enchaîné, Io est transformée (sans doute par Héra, même si ce n'est qu'une hypothèse de Prométhée) avant même que Zeus ait pu commencer la relation annoncée dans le rêve. 

Héra fait garder la génisse à Némée (ou dans un bosquet d'olivier près de Mycènes) par Argus Panoptès ("Le Brillant Tout-Oeil"). Soit il aurait quatre yeux autour de la tête soit (chez Ovide) cent yeux. Dans les images, ses yeux sont souvent répartis sur tout le corps. Il serait soit un géant fils de Gaia soit un fils d'Apis, un oncle ou un des cousins de Io. 

On dit qu'Argus avait été un héros qui avait tué le Taureau d'Arcadie et qu'il s'habillait donc de sa peau (et comme Inachos est appelé le dieu "aux deux cornes", cela fait beaucoup de divinités bovines dans cette famille). Dans certaines images, il a une peau de bête mais on peu douter que ce soit une peau de taureau. C'est aussi lui qui tua la femme-vipère Echidna, la Mère des Monstres, ce qui accentue la ressemblance avec Héraclès (qui tua tant d'enfants d'Echidna) et il vengea Apis tué par Thelxion et Telkhis. 


Hermès, le dieu Cyllénien (son mont de naissance est à l'ouest du Lac Stymphale) est envoyé à Némée pour délivrer Io. D'après Eschyle, il l'endormit avec sa flûte bien qu'Argus ne dorme jamais. Il allait délivrer Io quand Argus se réveilla et Hermès le frappa avec un rocher (dans les vases, il le tue toujours avec une épée). Cela lui donna à Hermès son surnom si fréquent chez Homère d'Argeiphontes ("le Tueur d'Argus", certains supposent que ce surnom était plus obscur et que le mythe fut crée pour expliquer rétroactivement l'épithète). Héra ramassa les yeux de son fidèle gardien bouvier et elle en fit son oiseau, le paon. Puis elle envoya un taon (qui serait le fantôme d'Argus) pour piquer Io et la poursuivre. 

Vase Londres B164 (vers -540 à Vulci : Argos y a deux visages. 

Le passage de la Vache

Après sa "libération" par Hermès, Io est harcelée par le taon (οἶστρος, le mot veut dire aussi dard, aiguillon ou incitation comme dans le mot oestrus qui désigne le désir d'accouplement). Elle part vers l'île d'Eubée (Euboa, nommée ainsi Bonne Vache), puis traverse le Bosphore (Passage de la Vache). La Mer Ionienne aussi lui devrait son nom. 

Partout, Io sous sa forme de vache est adorée comme une compagne de Zeus. Elle va rencontrer Prométhée enchaîné dans le Caucase et va aller chez les Scythes, le second Bosphore dans le Pont Euxin (en Crimée), ensuite chez les Grées (les Vieilles sorcières), les Arimaspiens (à un seul oeil), les Pygmées et les Ethiopiens avant d'arriver en Egypte. 

Io aurait alors implanté le culte d'Isis - même si cette identité de vache fait plus penser à Hathor. Elle s'y serait mariée avec un roi local nommé "Télégonos" (sans aucun lien donc avec le fils de Circé). 

Là, Zeus vient la toucher (ou lui souffler dessus) et de ce "contact" elle tombe enceinte d'Epaphos ("Toucher"). D'après Strabon, Epaphos naquit au début du long voyage, dès Eubée mais d'habitude, Io s'arrête finalement en Egypte. Certains vont même se demander si cet Epaphos que les Grecs associent à Apis ou ensuite Serapis pourrait aussi être lié à la divinité Apophis (voire le pharaon hyksos du XVIe siècle avant notre ère Apophis). Hygin (Fabulae 277) dit qu'elle enfanta ainsi Harpocrate (Harsomtous), le Horus Jeune, fils de Horus et de Hathor.  

D'après Diodore de Sicile (III, 74), l'enfant de Io et Zeus serait le second Dionysos, né en Egypte avant le fils de Sémélé. Robert Graves (qui a pourtant une tendance à des identifications globales assez rapides) se demande si tous les voyages d'Io ne sont pas des analogies tardives des Grecs entre différentes Grandes Déesses, de Déméter, Héra, Astarté, voire de la Mahadevi shivaïste. Mais ces voyages apparaissent dès Eschyle au minimum. 

Epaphos, qu'on associe à Apis égyptien, épouse Memphis, fille du Nil et fonde ainsi la cité du même nom (dont un des noms en égyptien était Men-nefer). C'est à Memphis qu'était adoré Ptah et c'est son Temple de Memphis, Hut-ka-Ptah (Maison du Ka de Ptah) qui donnera aux Grecs le mot Aïguptos qu'ils donnent au Nil et à l'Egypte. Sa fille Libye donnera le nom de tout ce continent (ce que nous appelons l'Afrique) et Libye s'unira à Poseidon pour avoir deux jumeaux plus associés à la Phénicie : Belos (dont le nom ressemble un peu à Baal) et Agenor (père d'Europe, de Phoenix, l'éponyme de Phénicie, et de Cadmos). 

Belos et Agénor donnent donc les deux Maisons différentes, Danaos et Cadmos, autrement dit Argos et Thèbes, l'Argolide et la Béotie. 

La version antiochéenne de Malalas

Cf. Robert Graves, Les Mythes grecs, p. 302 ; Maurice Sartre, Histoires grecques, "Sur les traces d'Io" p. 209-220

Le chroniqueur byzantin du VIe siècle Jean Malalas a tenté de faire une grande Chronographie universelle où il mélangeait l'histoire biblique et une mythologie grecque évhémérisée. Il venait lui-même d'Antioche sur l'Oronte et cette partie sur Io se rattache chez lui aux origines de sa Cité. 

Inachos était un homme et non un Fleuve, un fils de Iapetos (ce qui en ferait un frère de Prométhée, Epiméthée et Atlas - mais ici, chez Malalas, c'est Japhet, fils de Noé). Il fonda en Argolide la ville d'Iopolis en l'honneur de la Lune Io et appela de même sa fille Io. D'autres Byzantins répètent ce fait que "Io" serait un nom argien de la Lune dans les Mystères. 

Mais le Roi Zeus Picos [Graves insiste sur ce totem du Pic-vert] fit enlever Io et elle enfanta Libye. 

Io, honteuse d'avoir été violée par ce Roi Zeus, s'enfuit alors en Egypte mais elle découvrit que c'était un autre fils de Zeus, Hermès (Thot ?) qui y régnait et elle repartit. On remarque que la relation Io-Hermès est ici inversée : au lieu d'être délivrée par Hermès et de s'enfuir vers l'Egypte, elle fuit l'Egypte pour éviter Hermès. 

Elle mourut finalement en Syrie, sur le Mons Silpius (ou Silpium, qui serait l'actuel Mont Nacar ou Neccar). 

Inachos envoya ses fils la chercher (comme Agénor envoie ses fils chercher Europe). Ils trouvèrent alors dans le Mont Silpius son fantôme sous forme de Vache et ils fondèrent là en son honneur une seconde Iopolis (qui fut plus tard une des villes absorbées par Seleucos Ier Nicator pour fonder sa ville d'Antioche sur l'Oronte en -300 (en l'honneur de son père Antiochos). Cela ferait alors de la Iopolis syrienne une ancienne colonie argienne. 

Depuis, les Argiens (et ensuite les Antiochiens) ont des cérémonies de deuil pour apaiser l'âme morte d'Io. 

mardi 19 septembre 2023

Quelques itinéraires péloponnésiens

Nous commençons (collectivement) à songer à un voyage dans le Péloponnèse sans doute en avril 2024 et je suis désolé de vous ennuyer avec mes notes mais cela me forcera à le préparer.

Le Péloponnèse est plus petit que la Normandie, 21 500 km2 mais est très montagneux au centre et l'est : le Massif du Taygète  qui sépare Sparte et Messénie (moderne Kalamata) du centre au cap Tenare fait 100 km de long, "le Prophète Elie" monte à 2400 m, le Mont Cyllène (Kyllini) au nord du Lac Stymphale 2300 m, le Mont Erymanthe  au centre de l'Arcadie 2200 m. Les seules plaines sont soit à l'ouest, soit les vallées de l'Eurotas (Sparte) ou de l'Inachos ou de l'Erasinos (Argolide). 

Un itinéraire en une semaine est donc un compromis entre nombre de sites et nombre d'heures en voiture dans des cols de montagne [surtout que mes enfants peuvent être malades en voiture]. 

Les itinéraires que je linke ici s'imitent tous un peu les uns les autres. Pour un amateur un peu monomaniaque de mythologie comme moi, c'est intéressant qu'ils ajoutent aussi des idées de sites plus tardifs auxquels je n'aurais pas pensé (comme les forteresses de Mystras au centre ou Monemvasia au sud-est qui reviennent dans presque tous les guides). 

TripSavy

Jour 1 D'Athènes à Corinthe 1h30. Explorer Acrocorinthe (il garde l'Isthme pour le dernier jour au retour). Il conseille d'aller visiter des vignes de Némée mais franchement, les viticulteurs, bof. Musée archéologique de Némée ou Archaia Nemea à la place. Ou alors directement au Lac Stymphale ? Soirée à Nafplio (Nauplie)

Jour 2 De Nauplie à Mycènes. 1h. Matinée à Mycènes. 1h vers Epidaure. Retour à Nauplie. 

Jour 3 Matin : Visite de Nauplie et de son Musée. 2h pour descendre jusqu'à Kalamata. Plage à Mikri Mantinea. 

Jour 4 Voyage en montagne sur le Mont Taygète jusqu'à Mystras, forteresse médiévale dans les hauteurs. Village de Neo Mistra. 

Jour 5 Rouler vers les producteurs d'Huile de Laconie, jusqu'à la presque-île fortifiée de Monemvasia sur la côte ouest

Jour 6 Visite de Monemvasia

Jour 7 Retour par autoroute 4h30 vers Corinthe et visiter l'Isthme de Corinthe. Retour à Athènes (1h30 de plus). 




Ce site a le grand mérite de préciser les autoroutes et les durées de route. Je suis d'accord pour se limiter à la côte orientale du Péloponnèse, tant pis pour Olympie ou Pylos des Dunes. Franchir le Mont Taygète vers Kalamata n'est peut-être pas indispensable et le voyage du retour a l'air trop fatiguant avec 6 heures de voiture ! On remarque qu'il y a Mycènes mais pas Tirynthe, ce qui doit faire en effet doublon (en fait, aucun itinéraire ne met jamais Tirynthe). J'aime bien le fait d'avoir deux jours à Nauplie et à Monemvasia. Est-ce que Kalamata vaut vraiment le coup ? Je crois qu'on ne peut pas couper à Sparte même si j'imagine qu'il ne reste rien à part des pièges à touristes (ce qui d'ailleurs prouve la faiblesse de cette anti-civilisation de Sparte). 

TheWorldWasHereFirst

Jour 1 Corinthe, Nafplio

Jour 2 Epidaure

Jour 3 Sparte et Mystras

Jour 4 Monemvasia

Jour 5 Péninsule de Mani et Kalamata

Jour 6 Kalamata

Jour 7 Olympie

Pas Mycènes du tout ?? Beaucoup trop rapide. 

NothingFamiliar

Jour 1 Athènes à Monemvasia

Jour 2 Monemvasia

Jour 3 petit port de Gytheio avec son chalutier échoué et rouillé, de l'autre côté du Golfe de Laconie

Jour 4 Mani

Jour 5 à 7 Kalamata

C'est un guide qui ne doit pas trop aimer les références mythologiques : ni Epidaure ni Mycènes !

KimKim

1 Corinthe

2 Nauplie, Epidaure

3 Mystras & Gythio

4 Olympie

5 Pylos & Messene

VivreAthenes

Jour 1 Vins à Némée, Epidaure, Nauplie

Jour 2 Nauplie, Mycènes, Mystra (??? le même jour ?)

Jour 3 Mystra, Monemvasia

Jour 4 Monemvasia puis direction dans le Mani (Magne), au village soit de Limeni ou Areopoli, Kalamata


Jour 5 Kalamata, Olympie

Jour 6 Olympie, centre du Péloponnèse : villages de Dimitsana ou "Kalavrita" (je soupçonne qu'ils veulent dire Karytaina ? comme Kalavryta n'est pas du tout dans ce coin mais plus au nord, près de Zarouchla et Planitero)

Jour 7 Retour par le Mont Chelmos (ou "Aroania"), en Achaïe : villages de Zarouchla ou Planitero, retour à Corinthe


***

Dans les 12 Travaux d'Héraclès, six sont dans le Péloponnèse, 2 sont dans d'autres régions grecques réelles (Crète ou Thrace pour les chevaux du roi Diomède) et 4 sont dans des lieux plus imaginaires ou lointains (Hespérides, Geryon, Amazones et Enfers). 

Les 6 premiers travaux sont : (1) Némée, (2) Lerne, (3) Erymanthe, (4) La Biche de Cérynie (5) Augias (en Elide), (6) Stymphale.  

Le Lac Stymphalia entre Mont Kyllini et Oligirtos n'est qu'à 15 km de Némée (ou 18 km en ligne droite de l'Ancienne Némée) et on peut donc faire les deux, le Premier Travail et le 6e. 

L'ancien marais de Lerne, c'est maintenant Myloi, en face de Nauplie, là où se jette l'Erasinos et il doit être asséché depuis longtemps. 

En revanche, on laisse tomber le Mont Erymanthe, qui est trop au nord-ouest (à 50 km du Lac Stymphale, 100 km de Nauplie). 

Keryneia n'est qu'un petit village d'Achaïe au nord, près de la ville d'Aigio. Mais Héraclès n'arrête pas la Biche là mais en la poursuivant en Thessalie. 

Le Roi Augias, fils d'Hélios ou de Phorbas d'Argos, régnait sur Elis (du côté de l'actuelle Kalyvia d'Elide et de l'actuel Lac artificiel du fleuve Pénée, Pinéios, à environ 35 km au nord-ouest d'Olympie). Il y a certes un petit musée archéologique d'Elis mais je doute que cela vaille la peine d'aller jusqu'à cette plaine du Pénée. (Dans le mythe, c'est l'Alphée et le Pénée qui font tout le Travail comme Héraclès utilise plus la Ruse technique que la seule force). 


ADD : Correctif : il y a un autre site des Douze Travaux dans le Péloponnèse, pour le 12e. Pausanias raconte (Périégèse, II, 35) qu'il y a à Hermione un temple de Demeter Chthonia d'où Héraclès serait passé à son retour de l'Hadès quand il revenait avec Cerbère. Les habitants de Trézène ont aussi (II, 31) un temple des Dieux souterrains où seraient passés Dionysos pour aller chercher sa mère Sémélé et Héraclès. Un 3e site était une grotte dédiée à Poséidon près du Cap Tainare (III, 25) et Pausanias en profite pour dire qu'il pense que Cerbère était juste un serpent et non un chien. 

lundi 18 septembre 2023

Mythes argiens (1) Le mythe des premiers "autochtones"


J'ai souvent eu envie de lire les mythes grecs non pas selon une pseudo-chronologie ou selon les seuls arbres généalogiques mais plus spatialement par zone géographique. Le mythe devait avoir une émergence "locale" qui renvoyait à des cultes et des rites tribaux, avant que les Mythographes ne synthétisent des légendes contradictoires des différents lieux pour forger une "mythologie" de plusieurs tribus. Et de nombreux mythes renvoient à des toponymes qui prennent plus de sens quand on les relie, comme dans le livre de Pausanias, La description de la Grèce. Certes, ce n'est pas toujours pertinent car il y a aussi des mises en correspondances de zones très différentes, ne serait-ce que parce que les Grecs sont des navigateurs et des colonisateurs.

Je commence par le Péloponnèse parce que l'Attique et la Béotie sont globalement assez "bien connus", et plus particulièrement par l'est, par Argos - parce que le héros argien Amphiaraos est un de mes mythes favoris. Cela dit, le mythe de Pelops, qui donne son nom à la région, se centre plutôt sur l'ouest avec l'Elide.

Le décalage historique est que les épopées homériques (peut-être dès le IXe siècle) sont censés décrire des événements fabuleux datant d'environ quatre siècles avant. Mycènes et Tirynthe y sont des cités importantes alors qu'elles ont déjà décliné quand les récits sont chantés. Argos était encore vivace à l'époque des aèdes et a une importance mythologique sans commune mesure avec son rôle de second plan par rapport à Sparte à partir de l'époque classique. Chez Homère, Diomède est roi d'Argos mais vassal d'Agamemnon qui est roi de Mycènes. Comme le dit Thucydide au début de son Histoire de la (Seconde) Guerre du Péloponnèse, Homère ne dit pas souvent "Hellènes" (sauf pour parler de certaines tribus comme les Myrmidons d'Achaïe Phtiotide en Théssalie), il dit d'habitude "Argiens" ou "Danéens", ce qui renvoie bien à une colonisation supposée d'Argos par la nombreuse descendance de Danaos.

Le cadre géographique d'Argos


La péninsule du Péloponnèse fait à peu près 20 000 km2 (plus petite que la Bretagne, la Normandie, la Sicile ou la Sardaigne). On divisait traditionnellement le Péloponnèse en (au moins) sept parties principales :
(1) l'Achaïe (au Nord, appelée "Aegialos" dans les textes homériques, car "Achéen" était beaucoup plus général), (2) l'Isthme de Corinthe (le Nord-Est), (3) les plaines de l'Argolide (l'Est), (4) la Laconie (le Sud-Est), (5) la Messénie (le Sud-Ouest), (6) l'Elide (l'Ouest) et enfin (7) l'Arcadie (le Centre, montagneux et sauvage).

[En réalité, on devrait ajouter une huitième petite région historique, la "Cynurie", sur la côte est entre l'Argolide et la Laconie, mais cette mince ceinture qui était disputée entre Argiens et Lacédémoniens à l'époque historique ne me semble pas jouer un rôle mythique très important - de nos jours elle a été attribuée au nome d'Arcadie pour lui donner un accès à la mer]

L'Argolide (Ἀργολίς) couvre environ 2000 km2 sur l'est de "l'Île de Pélops". Il n'y avait que 11 km entre Mycènes et Argos et 8 km entre Argos et Tirynthe. L'Argolide est bordée par deux Golfes, le Golfe saronique à l'est (qui la sépare de l'île d'Egine, de l'Isthme de Corinthe et Mégare) et le Golfe argolique au sud.



Au nord s'étendent les Mont Apesas (ou Aphesas, 870 m) et Tretos (autour de Némée, célèbre pour le Lion de Némée et les Jeux néméens) qui limite les terres de Corinthe. De ces monts coule vers le sud le fleuve Asterion qui arrosait la cité de Mycènes et disparaissait pour alimenter le fleuve Inachos. Les mythes parlaient d'une rivière disparue à Argos, le Képhisos (qu'il ne faut pas confondre avec d'autres rivières du même nom en Béotie et en Attique).

La rivière la plus importante est l'Inachos qui coule depuis l'ouest de l'Argolide (Monts Lyrkeion) et vient se jeter dans le Golfe argolique au sud entre Argos et Tirynthe, pas très loin du lac de Lerne. Le cours actuel (appelé Panitsa) fait 42 km. Une autre rivière, l'Erasinos coule vers l'est jusqu'à Lerne les Monts Artemision (1800m) entre l'Arcadie et l'Argolide (certaines sources disent que l'Erasinos aurait sa source "depuis le Lac Stymphale" mais celui-ci est beaucoup plus au nord en Arcadie - ce qui n'arrêterait certes pas les mythes des rivières grecques qui aiment souvent inventer des cours qui passent sous la terre et peuvent même traverser la mer, comme l'Alphée ou l'Asopos). Le principal port de ce Golfe argolique est Nauplie (c'est de nos jours la principale métropole de toute la région).

A côté de Mycènes se trouve le Mont Euboia (qui est identifié avec une colline Evvia, 500 m et considéré comme une fille du dieu-fleuve Asterion, avec sa soeur Akraia) et c'est là qu'était le célèbre Heraion, le grand Temple d'Héra à Prosymna.

Plus à l'est de cette péninsule d'Argolide, après les Monts Arachnéens (Arakhnaio) on trouve Epidaure (le grand sanctuaire d'Asclépios) et Trézène (Τροιζήν, ville d'Aethra et donc ville naissance de Thésée).


Plan : les trois périodes des Rois d'Argos

On va voir une superposition de différents noms : Aegialée, Apia et ensuite Péloponnèse. On peut en gros diviser trois grandes périodes mythiques dans les récits d'Argos

  1. les Inachides et les premiers Pélasgiens
  2. l'invasion de Danaos et les Abantides comme Persée
  3. la Triple Monarchie d'Argos jusqu'à la fin des temps mythiques


Autochtonie et origine orientale

Les Grecs sont souvent à nos yeux des ethnocentristes qui refoulent beaucoup d'influences orientales. Mais les mythes du Péloponnèse ont une manière originale de le faire en disant à la fois que les premiers fondateurs furent autochtones ("des Pélasges", le peuple pré-hellénique) et qu'ils furent en même temps les ancêtres de héros orientaux ou héllènes qui revinrent reconquérir le territoire (Pelops est un Lydien ou Phrygien, donc d'Asie Mineure mais Danaos l'Egyptien descend via Io d'Inachos). Ainsi, ils arrivent à admettre à la fois une succession d'invasions et le fait que tout invasion n'est qu'un retour aux sources (ce qui est peut-être une tendance très générale des mythes, de légitimer un état de fait par une origine oubliée puisque tout rite est une répétition et un retour). Sur ce point, c'est assez différent d'Athènes, qui admet moins d'influences étrangères avec ses fondateurs comme Cecrops et Erechtée. Mais à l'opposé les mythes thébains partent d'un fondateur phénicien et du mythe d'Europe (même si on verra que les origines exotiques, égyptienne ou phénicienne, se rattachent toutes à la même "source" dans la version argienne qui est le dieu-rivière Inachos). 

Le mythe originel d'Argos avec la Vache lunaire Io (la Génisse blanche) et ses pérégrinations vers l'Orient semble être en situation d'inversion avec le mythe crétois d'Europe (où Europe suit un Taureau blanc vers l'Occident et où Kadmos suit une Génisse marquée aussi d'un croissant de lune pour venir fonder Thèbes).

L'autochtonie est ici représentée par les cours d'eau de la plaine argienne. Le premier fondateur est Inachos (Ἴναχος). Robert Graves prétend que son nom signifie "qui rend fort" et j'ignore si c'est fiable. C'est le Dieu du Fleuve d'Argolide et il est un fils d'Okeanos et Tethys. Le Romain (Ps.)Hyginus énumère 17 Dieux Fleuves enfants d'Océan, dont 6 seulement sont grecs : "Achelous, Aegyptus (le Nil), Alphée, Axenus (Axios), CéphiseInachus, Indus, Ismènus, Méandre, Oronte, Scamandre, Simoeis, Strymon, Tanais, Thermodon, Tigris & Euphrates".

Stace mentionne une statue d'Inachus "aux doubles cornes" (bicornis, Thébaïde, II, 217) car les dieux des rivières étaient souvent représentés avec des cornes de taureau (cf Aélien, Hist. 2, 33 "Les dieux des fleuves ont souvent une forme bovine et selon les Argiens Céphise a particulièrement du goût pour le bétail").

Une expression poétique pour parler des Argiens sera souvent les "Inachiens". Sur la côte nord-ouest de la Grèce, en Acarnanie se trouve un autre fleuve nommé également Inakhos (cf. Strabon 326-327) et la mythologie faisait de cette Acarnanie une ancienne colonie argienne (fondée par Alcméon fils d'Amphiaraos).

Mais d'autres versions plus évhéméristes disent qu'Inachos était un humain, le premier héros venu s'installer sur ces plaines. Le Fleuve se nommait alors le Carmanor (nom d'un dieu de la fécondité crétois) et ensuite le Haliacmon ("Enclume de sel", qui aujourd'hui est le nom d'un autre fleuve en Macédoine, le plus long de Grèce). L'auteur du De fluviorum et montium nominibus (18.1) dit qu'Haliacmon de Tirynthe s'était jeté dans le Carmanor parce qu'il aurait vu Héra et Zeus coucher ensemble sur le Mont Coggygion (Coucou) où il faisait paître ses bêtes et qu'il aurait ainsi perdu la raison. 

Inachos aurait été le premier à faire des sacrifices à Héra et aurait été un Roi-Prêtre. Après le départ de sa fille Io, il se serait jeté dans le fleuve (ou y aurait été foudroyé par Zeus après qu'Inachos l'invectivait pour retrouver Io) et la population lui aurait donné son nom.

Le culte d'Héra

A l'origine du monde, les Dieux se disputaient les différents sites et Poséidon, dieu des mouvements brusques, des vagues, des séismes et des chevaux, avait peu de chance comme divinité poliade. C'est un dieu trop instable pour assurer les fondations et il sert souvent de faire-valoir pour d'autres dieux. Une exception à l'est d'Argos était la cité de Trézène, ville "jumelée" avec Athènes qu'il partageait avec Athéna et qui fut d'abord appelé Poséidonia (Strabon 8, 6, 14) ou le port de Nauplie, fondé bien plus tard par un fils de Poséidon (et un petit-fils de Danaos).

Poséidon avait déjà été battu à Athènes, à Corinthe (où il devra partager l'isthme avec Hélios), à Naxos (où il doit céder à Dionysos) et se présenta à Argos contre sa soeur la Reine Héra. Mais le dieu-fleuve Asterion, près de Mycènes, était depuis longtemps un allié de Héra. Ses trois filles, les Asterionides, Akraia ("des hauteurs"), Euboia ("aux beaux bétails") et Prosymna ("Célébrant les chants") furent les nourrices de la jeune Héra (dans un mythe où elle n'aurait pas été dévorée immédiatement par Kronos ? a-t-elle eu un cycle comme le Zeus crétois ?). Pausanias raconte que ces trois noms correspondent à trois étapes du grand temple d'Héra (à 15 stades, soit 2 km de Mycènes) : les collines d'Akraia, le temple sur les pentes d'Euboia et le territoire de Prosymna qui appartenait à l'Héraion. A Larissa, la forteresse près d'Argos, on adore une Hêra "Akraia", des Hauteurs (où Oreste aurait été purifié de son crime dans une version).

Poséidon dut alors pour savoir qui serait le dieu tutélaire accepter l'arbitrage de trois dieux-fleuves : Inachos, Asterion et Kephisos. Malgré toute leur nature aqueuse d'enfants de l'Océan, ils choisirent la Dame Héra contre l'Ebranleur des Terres. Celui-ci aurait réagi par une inondation (comme à Athènes) ou bien plutôt (car Zeus lui avait interdit cette représailles) en desséchant les trois rivières. Ce mythe expliquait pourquoi ces cours d'eau étaient secs en été (le troisième, le Céphise, avait même disparu sous la terre mais les Argiens disaient encore l'entendre couler sous leur cité).

On verra bien plus tard, après la fin des Inachides comment les envahisseurs danéens plurent assez à Poséidon pour obtenir de lui une source d'eau douce près du Marais de Lerne.

Les Inachides

L'encyclopédie Suidas dit qu'Inachos fonda une cité nommée "Io" et que cela signifiait "Lune" dans la langue ancienne. Robert Graves se sert de cette source byzantine pour justifier sa thèse que la fille d'Inachos Io est bien la "déesse-lune" (puisque Graves veut toujours réduire toute mythologie à une déesse refoulée dans les mythes plus tardifs). Le problème de ces identifications est que Héra en Triple déesse-mère tend alors à devenir identique avec sa rivale Io. C'est possible que Héra = Io et que les Grecs l'aient ensuite oublié mais avouons que ce n'est pas du tout le sens du mythe où Io est poursuivie par la haine et la jalousie de Héra et c'est toujours le problème de ce genre de dialectique où les ennemis sont ensuite identifiés. 

Inachos aurait été marié avec sa soeur Mélia ("le Frêne" ? "le Miel" ?), fille d'Okeanos qui est peut-être la même qu'une Océanide nommée Argeia ("la Blanche, la Brillante") qui va peut-être donner son nom au pays argien. Ses enfants comprennent selon les versions Aigialeus, Phoronéus, Mykenè et Io. Apollodore (Epitomé 2.13) dit qu'il aurait aussi pour enfant une nymphe des eaux qu'il appelle seulement l'Argienne ou Naias Argia, la Naïade argienne et qui serait donc différente d'Argeia.

(1) la Maison d'Aigialeus (Αἰγιαλεὺς, Ægialée) et la variante de Sicyone

(Pseudo.)Apollodore dit que c'est un fils d'Inachos et un frère de Phoronée (Bibliothèque 2.1.1) mais Pausanias relate une version de Sicyone qui dit qu'il était le premier habitant "autochtone" (Périégèse 2, 5, 6) et il s'agit donc de deux personnages assez différents. Ce dernier, l'aborigène, fonda une cité qui portait son nom, Aigialea (détruite à l'époque historique par le diadoque Démétrios en -303) et c'était là le nom de tout le nord (l'Achaïe entre l'Elide et Sicyone, Pausanias 7, 1, 1 mais il se peut que cela vienne simplement du mot pour "Rivage"), voire de tout le Péloponnèse à l'origine.

Selon Apollodore, c'est parce qu'Aigialeus fils d'Inachos mourut sans enfant que son frère Phoronée aurait donné son nom au territoire. Au contraire, selon Pausanias, Aigialeus engendra une dynastie en ayant Europs, qui eut Telchis qui eut Apis qui eut Thelxion. Et la succession d'Aigialea continue ensuite Aegyrus, Thurimachus, Leucippus, Calchinia, Peratus, Plemnaeus, Orthopolis, Chrysorthè, Coronus, Corax et Lamédon, avant un changement de dynastie (Pausanias 2, 5, 5-8).

Apis porte le même nom que le Dieu taureau égyptien (fils de Hathor, héraut de Ptah à Memphis). Il voulut être tyran, il débaptisa alors l'Egialée en "Apia", nom qui fut gardé jusqu'à l'arrivée de Pélops, le héros chéri de Poséidon en Elide.

En fait, l'Europs et l'Apis de Sicyone ont leur doublon dans le sud en Argos. Pausanias dit en effet (2, 34, 4) qu'il y eut un autre Europs, fils (illégitime ?) de Phoronée qui aurait été remplacé par le roi Argos. Cet Europs serait le père d'Hermion, le fondateur de la cité d'Hermione au sud-ouest de l'Argolide.

Mais dans la version d'Apollodore (2.1.1), il y a un autre Apis d'Argos, qui est cette fois fils de Phoronée et de la nymphe Tèlédikè, donc frère d'Europs et Niobé (mère d'Argos). Cet Apis Tyran règne sur Argos avant d'être détrôné et tué par une conspiration de Telchis et Thelxion, roi de Sparte (alors que Telchis et Thelxion étaient respectivement le père et le fils d'Apis dans la version de Sicyone). Il serait devenu le dieu égyptien après sa mort.

(2) Phoronéus (Φορωνεύς Phoronée)

D'après (Pseudo-)Apollodore (2.1.1), Phoronée eut comme fils Apis et comme fille Niobé par la nymphe Teledice (Pausanias appelle cette compagne de Phoronée Cerdo, que Robert Graves interprète comme "renarde" et un aspect de Démeter et elle a bien d'autres noms). 

Niobé (à ne pas confondre avec la mère des Niobéides à Thèbes) aurait été, dit-on, la première mortelle à coucher avec Zeus (mais compte-t-on Io, la tante de Niobé, comme une mortelle comme elle était fille du dieu Inachos ?). Niobé aurait eu comme enfant un certain Argus, éponyme de l'Argolide) et Pelasgus, qui donne son nom aux premiers habitants pré-helléniques. 

Argus engendre ainsi plusieurs princes avec une nymphe (soit Evadne, fille d'un fleuve de la lointaine Thrace au nord, soit Ismène, fille du fleuve Asopos juste à côté d'Argos) : Criasus (2e roi d'Argos), Ecbasus (qui sera le père d'Agénor, roi de Phénicie, père de Cadmos et Europe, ce qui relie les autochtones d'Argos aux secondes origines phéniciennes - une tradition fait d'Agénor aussi un fils de Phoronée comme Apis), Iasus (qui dans certaines versions apparaît bien plus tard comme fils de Triopas), Argus Panoptes (qui va être associé à la Déesse Héra), Peiranthus (qui dans certaines versions serait le 2e roi d'Argos et le père de Callithya, première prêtresse d'Héra qu'on identifie parfois à Io) et deux éponymes de cités : Epidauros et Tiryns. Phorbas serait soit un de ces fils d'Argus, soit un fils de Criasus et 3e roi d'Argos. 

Phorbas engendre Triopas (4e ou 7e roi d'Argos), Arestor (qui épousa Mykene, fille d'Inachos) et Pellen (fondateur de la cité de Pellene en Achaïe, près de Sicyone, même si les habitants préféraient prétendre avoir été fondé par Pallas Athéné). Les généalogies de Triopas (que certains considèrent comme un avatar d'un Zeus aux Trois Yeux) sont très contradictoires et en font parfois le père d'Iasus. Après Triopas, Iasus ou Agénor, Krotopos aurait été roi d'Argos. 

La fille de Krotopos, Psamathe, coucha avec Apollon (ou dans certaines versions Eaque) et enfanta Linos ou Phocos qui fut exposé et dévoré par des chiens ou transformé en phoque. Krotopos fit mourir sa fille Psamathe et Apollon envoya alors La Peine (ou La sombre Kère ou la Lamie qui serait un serpent à tête humaine ou une femme avec un serpent sortant de la tête) pour tuer les enfants des Argiens. C'est le héros Koroebos qui tua la Peine mais les Argiens durent apaiser la Peste envoyée par Apollon en vouant un culte à Psamathe (le Rivage) et à Phocos. Krotopos fut banni pour avoir tué sa fille et partit fonder la cité du Tripode près de Mégara (ou dans certaines versions, c'est Koroebos l'Argien qui dut partir avec un trépied fonder cette cité de Tripodiskion au pied du Mont Geraneia pour avoir tué le monstre). 

Krotopos engendra Sthenelos (ou Sthenelas) qui engendra Gelanor, le dernier roi "pélasge" autochtone. Robert Graves suppose qu'on l'appele Gelanor (Celui qui Rit) parce qu'il avait ri devant l'usurpation que va faire Danaos. 

L'espace argien va longtemps garder des oppositions entre Grecs doriens et descendants de l'époque pélasges ou mycénienne. Comme le montre cet article de Clémence Weber-Pallez, la population du sud de l'Argolide (les collines jusqu'à Asiné, Hermione et Trézène) se disait à l'époque classique des "Dryopes", descendants des populations qui avaient résisté aux Héraclides doriens, alors que les plaines d'Argeia étaient dominées par l'envahisseur dorien.