mercredi 29 novembre 2023

Les jeux de plateau "d'immersion narrative" et les jeux de rôle

JeanMichelGrosJeu explique sur sa page YouTube des règles de jeux de plateau complexes et il a un talent rare pour mieux les expliquer que les auteurs de ces jeux énormes, souvent plus Ameritrash ou gros jeux simulationnistes qui doivent vous occuper tout un week-end. Il est aussi l'écrivain de science-fiction Jean-Philippe Depotte

Sur sa dernière vidéo, il a un argument intéressant en faveur de ce qu'il appelle les jeux d'immersion (jeu de plateau qui cherchent plus la simulation et l'immersion qu'une résolution de problèmes) : certains jeux de plateau plus narratifs, à histoire indéterministe sont encore plus réellement bac-à-sable que les jeux de rôle. Cela paraît très paradoxal. Mais en effet certains jeux de plateau sans une seule histoire programmée donnent un cadre et des règles (la connaissance des règles jouant un rôle dans l'estimation des choix et des possibilités pour que ce ne soit pas de l'indéterminisme quasi-complet comme dans Arabian Nights) et les joueurs vont créer une histoire collectivement par leurs choix dans ces règles - alors que dans le cas du jeu de rôle, les joueurs seraient généralement plus encadrés par l'histoire préalablement inventée par le narrateur ou maître de jeu. Le MJ n'a pas nécessairement une fin unique en tête mais c'est quand même lui et non pas l'émergence à partir des choix qui lancent l'histoire. 

Je n'avais jamais pensé à cet argument que certains jeux de plateau pourraient en un sens être considérés comme plus propices à créer des histoires surprenantes que les jeux de rôle. Certains vieux jeux comme Traveller (qui était très adapté au bac-à-sable) étaient curieusement restés plus proches en partie d'un jeu de plateau sur ce point. Dans Traveller, l'Arbitre (referee) pouvait très bien venir sans "scénario" ou avec un scénario très ouvert comme un cadre (les premières aventures étaient parfois simplement un lieu). Les PJ pouvaient aller dans tellement de directions qu'ils pouvaient (sans faire de l'anti-jeu) décider d'explorer le bac-à-sable en refusant toute intrigue préalable. Les PJ pouvaient décider de se consacrer au commerce interplanétaire ou à la piraterie sans faire de scénario tout fait. L'univers était si vaste qu'il semblait vain de dire que les PJ seraient vraiment de simples protagonistes dans l'histoire du MJ. 

De ce côté, certains jeux indie (sans MJ, à narration partagée ou bien où on crée collectivement le cadre) ne font que réactiver cette voie qui avait été un peu oubliée mais qui existaient en partie dans certains jeux old school

samedi 18 novembre 2023

Babylon on Which Fame & Jubilation Are Bestowed (2e)




Babylon on Which Fame & Jubilation Are Bestowed (2e édition, 2020) doit avoir un des meilleurs noms de jeu, tant le titre suffit déjà à suggérer un monde archaïque oublié, un peu comme le faisaient les noms si longs d'objets magiques dans l'Empire du Trône de Pétales

L'auteur GP Davis (qui exerce le métier de juriste dans une autre vie) a tout réalisé seul, avec des images N&B, des gravures du XIXe siècle libres de droit (ce qui explique le faible nombre de cartes), et il a une connaissance étendue de la bibliographie, au point qu'on peut supposer que c'est un des jeux historiques les plus détaillés sur cette période, avec des notes sur la syntaxe élamite ou sur les tribus gutiennes

Un des charmes particuliers de BowF&JaB (appelons le simplement BFJB) est son grand usage des Cunéiformes en Akkadien et on peut même en mettre dans sa feuille de personnage pour les noms de caractéristiques ou le nom du personnage. Je trouve cela assez irrésistible - je ne crois pas qu'un jeu égyptien soit allé aussi loin avec les hiéroglyphes par exemple ?

Le thème du jeu est la célèbre cité de Bāb-ilim ("La PORTE DE(S) DIEU(X)", 𒆍𒀭𒊏𒆠) mais à ses débuts dans un cadre pseudo-historique en l'an 1767 avant notre ère, il y a environ 3800 ans. Nous sommes 25 ans après le début du long règne du célèbre législateur et grand Roi 𒄩𒄠𒈬𒊏𒁉 Ḫâmmu-rapi (ce signe particulier  est en akkadien un /χ/ et en araméen un /x/). Babylone contrôle déjà le centre de la vallée du Purattum (l'Euphrate) mais pas encore l'embouchure des deux fleuves ou le nord (mais Babylon n'atteindra jamais l'extension de l'empire "sargonide" d'Akkad cinq cents ans avant). 

C'est la période du premier essor de l'Ancienne Babylone alors que le seul livre que j'ai pu lire sur Babylone parlait plutôt de la Babylone "chaldéenne" de Nabuchodonosor II, vers -580, donc 12 siècles après ce supplément (l'époque de l'effondrement des Assyriens, des Jardins suspendus, de la déportation des Juifs du Royaume de Juda et de la naissance de l'Empire perse avec Cyrus). GP Davis a fait tellement de travail sur la première dynastie babylonienne que je serai sans doute trop paresseux pour chercher à le transformer pour l'adapter vers Nabuchodonosor (même si ce contexte me paraît sur certains points plus facile à utiliser). 




A noter que Mythic Babylon, le supplément pour Mythras, a choisi aussi la même période que Davis (et ce dernier a plutôt aimé son concurrent direct, avec une admirable honnêteté). 

Le livre fait 308 pages. 

Après une courte nouvelle, l'Auteur explique son projet dans cette seconde édition avec un système bien plus allégé (la première édition était OGL) et plaisante sur le fait que personne ne lit ce genre d'introduction dans un jeu de rôle. 

CREATION DE PERSONNAGE

Il y a 3 caractéristiques : le zumrum (𒋢 le corps), le ṭēmum (𒌆 l'esprit) et le bāštum (𒌨 "l'aura", la dignité). On peut répartir 12 points entre les 3 caractéristiques avec un maximum de 6 ou utiliser un système aléatoire (on peut dépasser le score de 6 ensuite avec des talents spéciaux). Un personnage plus "âgé" peut décider de se donner un -1 en Corps et +1 en Esprit. On verra seulement au chapitre 8 (p. 109) que le système est simplement de jeter 1d6 en ajoutant la caractéristique en essayant de dépasser 6. 

Une des complexités de l'origine des personnages est qu'on définit la cité et d'autre part l'ethnicité comme certaines cités - comme Bāb-ilim - sont multi-ethniques (le roi Ḫâmmu-rapi est lui-même amorite et utilise la langue akkadienne avec les cunéiformes d'origine archaïque sumérienne). On peut jouer un personnage venu de tribus extérieures mais le jeu est prévu pour le cadre urbain babylonien. Le roi amorite ne discrimine pas contre les akkadiens. Les origines ethniques comptent moins que les classes sociales. 

Il y a les peuples sémitiques comme Akkadiens (notamment à Babylone, dans l'ancienne Ashur, en Eshnunna ou bien au sud dans les cités du royaume rival de Larsa - Ḫâmmu-rapi ne les a pas encore absorbés) ou d'autre part les Amorites (surtout au nord dans le Mari, le Yamhad ou le Qatna) et des peuples parlant d'autres familles linguistiques comme dans les montagnes et le sud de la Perse les Elamites ou au nord de la Syrie les Hurriens. Le livre distingue aussi en plus des cités plusieurs tribus pastorales qui se rattachent à ces groupes. 



La liste des noms de personnage pour les différentes ethnies est impressionnante et offre aussi l'inscription en cunéiformes (p. 33-46 !). 

On choisit une classe sociale : Wardum (esclave), Muškēnum (libre pauvre) ou Awīlum (libre "noble") et le choix de la classe décidera (dans le chapitre 4, p. 48-82) quelles professions sont disponibles (si ce n'est que l'esclave peut aussi avoir des compétences dans une profession secondaire en tant qu'assistant). Les professions sont nombreuses et celles qui sont réservées à la "noblesse" (Astrologue, Bureaucrate, Devin, Docteur, Exorciste, Prêtre ou Nadītum - les femmes consacrées au Temple et qui sont très proches de "nonnes" ou de Bene Gesserit si on veut). 

Chaque Profession a en plus de talents liés et un équipement une capacité spéciale en termes de jeu ou de méta-jeu qui ne sont pas toujours si évidentes (comme des droits de relances de dés). 

Un des métiers féminins est particulièrement "mésopotamien" : la Vendeuse de bière ou tenancière d'auberge (la sābītum), qui était un des statuts qui donnait le plus de liberté aux femmes non-mariées. En revanche, les célèbres Prostituées sacrées des Temples d'Ishtar (ou "Eštar") qui étonnaient tant Hérodote mille deux cents ans plus tard ne semblent pas encore exister à l'époque de la Babylone ancienne d'Ḫâmmu-rapi (les prostituées ou courtisanes ont donc un statut moindre et ne doivent pas être confondues avec les Nadītum, les "prêtresses"). 

Les talents (p. 83-96) comprennent aussi les sortilèges qui sont ouverts aux professions sacerdotales. Les rituels ressemblent un peu à ceux de Runequest mais il y a quelques "fléaux" puissants comme Seisme ou Peste. Je regrette un peu que l'auteur ait décidé de simplifier sa première édition où les sorts étaient beaucoup plus dépendants de chaque Culte comme dans Runequest. Ils sont devenus plus génériques dans cette 2e édition. 

La liste des équipements (p. 98-106) a une tarification qui se veut assez "réaliste" et historique (d'après des vraies tablettes sur le commerce) mais j'imagine qu'il a dû faire des adaptations pour la jouabilité. Les armes paraissent assez économiques par rapport à d'autres jeux, quelques "shekels" d'argent. Mais de manière générale, les jeux de rôle ont besoin (en dehors de la recherche de l'atmosphère) d'une tarification "non-réaliste", par valeur d'usage et non par valeur d'échange, où l'objet vraiment utile en termes de jeu doit coûter proportionnellement plus cher que des objets valorisés socialement mais avec moins d'utilité. Si une épée fait en fait moins de dégâts qu'une hache mais coûte plus cher pour des raisons sociales, aucun joueur n'achèterait plus d'épée. 

LE SYSTEME

BFJB a gardé des Niveaux (qui sont les mêmes quelles que soient les professions) et ils donnent simplement des talents en plus (un talent tous les 4 niveaux) ou progressivement la possibilité d'un bonus dans une caractéristique (un +1 au niveau 5 puis 9, 14 et 18). Je regrette qu'il ait gardé un système de points d'expérience qui paraît un peu trop "granulaire" (voir p. 272-273 où on est censé calculer les points d'expérience gagné en combat selon le différentiel de Niveau entre les adversaires). 

Comme on l'a déjà dit, le système de résolution n'arrive qu'au chapitre 8 puis le combat au chapitre 9. Pour toucher on doit faire au moins 7 avec la caractéristique CORPS - le score d'Armure (plus ou moins des bonus selon les talents). Tenter une action sans rapport avec sa Profession ou Talent donne un malus -3 sur le d6. La caractéristique CORPS représente à la fois la rapidité physique, la coordination et la force physique, elle décide donc de l'initiative en combat (sauf pour les sortilèges où l'initiative dépend d'ESPRIT). 

Il y a un tableau des blessures critiques quand la caractéristique CORPS est tombée à 0. La probabilité d'éborgner la cible est assez élevée (14%). On a 5% de chances d'être tétraplégique et 3% de chances de mourir... 

Je ne détaillerai pas tous les systèmes plus précis qui sont donnés mais il y a aussi un chapitre sur les maladies avec leurs noms babyloniens (p. 139-143). 

LE MONDE

Le chapitre 12 (p. 145-172)  décrit le monde et la société. 

Une petite déception ici est que la liste des divinités de la région (p. 152-158) ne reprend aucun mythe. L'auteur dit que les lecteurs trouveront facilement des documents sur ce sujet. Sur ce point j'ai préféré le chapitre sur les dieux dans le supplément Mythic Babylon (p. 86-101) qui a des encadrés sur quelques mythes. BFJB présuppose plus que les histoires porteront sur des intrigues urbaines où les religions sont avant tout des institutions de pouvoir terrestre (les dieux sont avant tout des cultes de telle cité) et l'auteur doit avoir moins de goût pour un jeu plus épique ou mythologique. 

Mais le jeu admet le surnaturel et les Démons (qui apportent les malédictions ou les maladies) seront peut-être plus importants dans la vie quotidienne que les Dieux. 

Le chapitre 13 (p. 173-210) décrit uniquement la Cité de Babylone en 1767 avant J.-C. (avec les cités voisines et quelques autres cités hors du royaume p. 211-235). L'auteur précise quand il a dû inventer certains détails ou extrapolé à partir des données et je trouve que les designers de jeux devraient l'imiter sur ce point. La grande Tour du Temple de Marduk qu'on associe à la Tour de Babel ne devait pas encore avoir atteint sa taille maximale de 91 mètres et n'était peut-être encore "que" de 60 mètres (sachant que la Grande Pyramide de Chéops atteignait les 140 mètres).  

Une carte de la ville est p. 176 mais on peut trouver d'autres cartes comme celle-ci, qui ajoute des éléments plus tardifs


En plus de la description quartier par quartier, le jeu a des PNJ (p. 184-193) et la première édition du jeu avait eu aussi un supplément de 28 pages avec 25 PNJ). Les PNJ sont ce qui fait resplendir un supplément urbain et il y a là des éléments pour construire des scénarios. 

Par exemple, les trois Reines Šaddašu, Dan-erēssa et Lālûtum ont quelques conflits divers avec le Roi Hammourabi : la première sur leurs enfants, la seconde sur le pouvoir, la troisième souhaiterait repartir chez son frère le roi d'Eshnunna. Sîn-bēl-aplim, le ministre des affaires étrangères, a un réseau d'espions dans la Mésopotamie. Ruttum est une influente Vendeuse de Bière qui protège bien des activités occultes dans la ville. Taklāku-ana-Marduk est le grand prêtre de Marduk (mais dans le supplément on peut ajouter la nonne Amat-Marduk qui dirige les archives de tablettes ou Lu-Enlilla le grand exorciste). Pour les campagnes plus surnaturels, le sorcier Utu-andul est un dangereux nécromancien et on peut aussi ajouter dans le supplément Ayya-šemeat la Dame du Désert qui dirige une cour de Démons près de la cité de Dilbat.

Carte du sud de la Mésopotamie tirée de BFJB

Les autres cités proches comprennent Borsippa (cité des scribes de Nabu), Dilbat (cité de la déesse Uraš, une femme d'Anu, où vivent des tribus hurriennes), l'antique cité sumérienne de Kish (cité du dieu de la guerre Zababa), Rapiqum, Sippar (cité du dieu solaire Shamash, carte p. 204 - la cité de Larsa aussi a choisi Shamash comme dieu tutélaire mais est plus opposée à Hammourabi). Dans les autres cités plus lointaines, il y a par exemple aussi les ruines d'Eridu (cité du dieu de l'eau Ea / Enki), la cité sainte de Nippur (un ensemble de sanctuaires pour l'instant contrôlé par Rim-Sîn, Roi de Larsa) ou Isin, cité de la déesse guérisseuse Gula. Chaque ville a quelques idées d'aventure. 

Je me demande si on pourrait créer une carte qui soit un compromis entre les cartes historiques modernes et une représentation plus archaïque comme la carte babylonienne du monde sur une tablette du IXe-VIIe siècle avant notre ère trouvée à Sippar et qui viendrait de Borsippa. 




Le chapitre 15 (p. 235-273) est un grand "bestiaire" avec les animaux réels, une grande liste de PNJ pré-tirés et des monstres surnaturels. 

Le chapitre 16 est une liste d'objets magiques (qui mentionne même des objets des mythes en précisant bien qu'aucun personnage-joueur ne devrait pouvoir s'en approcher). Je remarque surtout un objet pour scribe le stylet magique (p. 284) qui peut écrire sur n'importe quelle surface. 

Le livre se finit avec un glossaire (p. 287-296), une bibliographie et une chronologie des événements passés (avant et après le "présent" de 1767 avant JC : Hammourabi va vaincre successivement l'Eshnuna, puis Larsa puis Mari et Babylon va atteindre son sommet historique - deux cents ans plus tard les Kassites vont remplacer les Amorites). 




Comme vous l'avez déjà deviné d'après la longueur de cette description que j'écris depuis assez longtemps, j'ai beaucoup aimé Babylon on which Fame & Jubilation are Bestowed. Si vous êtes intéressé.e par cette Cité si symbolique ou sur la naissance de l'écriture, alors vous ne pouvez pas ne pas jeter un coup d'oeil sur BFJB

L'auteur a sorti depuis une aventure The Cursed Colony of Meslamtaea que je n'ai pas encore achetée mais qui a l'air d'avoir le charme effrayant et gothique d'une nouvelle des pulps. Ce mystérieux dieu Meslamtaea est un gardien des enfers et une des nombreuses divinités mésopotamiennes qui montrent la richesse de ce cadre. 

Add. 
Alea iactanda est a réalisé plusieurs versions de "Tablettes" de personnage pour BFJB dont une entièrement en akkadien ou bien une en "bilingue" akkadien/anglais recto/verso comme une pierre de Rosette, et une table de rencontres aléatoires en ville. 

jeudi 16 novembre 2023

Car la vie est un songe un peu moins inconstant (Le Guern 662)

Dans le rêve, je dois faire une conférence (sur Hegel) dans une sorte d'association de chercheurs qui possède un hôtel particulier (sans doute en souvenir de certaines maisons possédées par le CNRS). Mais ce n'est pas du tout comme une salle de conférence, c'est plutôt comme une salle d'examen où je parlerais face à un jury derrière une table. Ils sont tous plus jeunes que moi, des étudiants d'une vingtaine d'années. Aucun n'a de visage, mais je n'ai pas une imagination très visuelle. 

J'arrive sans avoir rien préparé et ma conférence est d'une grande médiocrité, un tissus de banalités et de remplissages qu'on pourrait trouver sur Wikipedia. 

Pourtant, je crois au début avoir réussi à faire illusion avant qu'ils m'interrompent au milieu de mon exposé sans trop d'explication comme s'ils s'étaient lassés. Ils ont clairement décidé de ne pas perdre plus de temps à écouter un texte aussi peu original qui ne leur apporte rien. Ils me laissent à ma place d'orateur mais commencent à parler longuement entre eux des affaires internes de leur association comme si je n'étais pas au centre de la pièce devant eux. Je rougis de honte et je me tais, toujours assis devant eux alors qu'ils continuent l'ordre du jour de leur réunion. 

A ce moment, je me suis réveillé pendant quelques minutes, me suis souvenu clairement de mon rêve et me suis rendormi. 

Je ne me souviens pas qu'un rêve se soit ainsi continué en deux phases avec une continuité aussi claire qui créait une étrange irréalité. 

Je rêve à nouveau. Je suis toujours dans le même hôtel particulier aux murs blancs où j'avais eu mon fiasco de conférence. Je crois que c'est à Paris mais le contexte semble impliquer que moi je ne dois pas habiter Paris car les organisateurs me disent que je resterai dormir ici dans la chambre prévue pour les invités. C'est une sorte de salon qui ressemblerait à un salon privé mais qui est utilisé par l'association pour leurs réunions. Je défais ma valise, je vais me coucher dans une sorte de canapé-lit ouvrable, et quand je me réveille, toute l'association est présente depuis déjà longtemps dans le salon devant mon lit défait. Les gens y sont habillés de manière formelle comme pour un colloque alors que je ne suis pas du tout en condition d'être vu en public. Pourtant mon irritation envers leur impolitesse commence à l'emporter sur mon embarras. 

Et je me réveille à nouveau avec des sentiments tourmentés. 

dimanche 12 novembre 2023

Des suites sans prospérité de Robinson

Lorsqu'un livre devient un classique, il paraît naturel de présumer que la suite doit parvenir au même succès. Daniel Defoe a fait deux suites à son Robinson Crusoe (1719), sans doute un des plus influents romans jamais écrits, mais ces deux volumes The Farther Adventures of Robinson Crusoe (publié la même année que le premier tome) et Serious Reflections During the Life and Surprising Adventures of Robinson Crusoe: With his Vision of the Angelick World (1720) semblent être tombés dans un oubli complet au point que je ne crois même pas qu'ils aient été traduits ? 

Dans le tome 2, Robinson n'arrive pas à se réhabituer à la vie anglaise, repart dans son ancienne île du Désespoir au large du Venezuela avec Friday (qui se fera tuer par des cannibales) et il commence alors tout un tour du monde avec diverses aventures et mutineries passant par l'Afrique, puis la Chine et revenant par la Russie (il aurait passé 28 ans sur son île, de 1659 à 1686 et son tour du monde lui prend presque 11 ans de 1694 à 1705). 

On peut imaginer que les lecteurs (qui croyaient d'ailleurs au début à l'authenticité du récit attribué à Robinson) trouvaient que ces aventures de circumnavigation affaiblissaient le mythe de la solitude qui les avait intéressés dans le premier. 

Dans le troisième volume ("Serious Reflections"), le personnage de Robinson, revenu plus sage (il a plus de 73 ans à son retour), médite sur la religion, ce qui permet de comprendre pourquoi ce tome ne pouvait pas avoir la même popularité. Je serais curieux de voir ce qu'il peut y dire tant certains passages sur la religion du premier roman semblent parfois suggérer une ironie secrète, assez relativiste (quand il dit que les cannibales ne peuvent pas être jugés responsables de leurs moeurs). Defoe était pourtant un Chrétien Puritain austère (un Presbytérien persécuté par la société de son époque comme trop calviniste). Il voulait injecter l'idée que Robinson va retrouver la vraie Foi dans sa solitude en confrontation avec sa Bible et avoir un Progrès du Pèlerin. Pourtant, le roman paraît subvertir parfois la parabole chrétienne. Malgré son puritanisme, Defoe semble avoir du goût pour Montaigne et ses textes sur les pirates ont l'air de jouer déjà un siècle avant avec un romantisme libertaire. 

Sur la question du relativisme, le Gulliver (1726) de Jonathan Swift ira bien plus loin dans la satire et il semble bien en partie une réaction contre les paraboles de Defoe. 

Le vrai Alexander Selkirk (1676-1721) n'avait passé que 4 ans (1704-1709) sur son île au large du Chili et n'a jamais eu de Vendredi (même si son île avait eu sporadiquement des habitants, dont Will, un Indien mosquito laissé là par des pirates quelques années avant et qui aurait inspiré Vendredi). Mais lui aussi avait eu sa Bible comme compagne principale. Corsaire britannique contre les Espagnols, Selkirk y avait été abandonné volontairement par suite d'une mutinerie contre le capitaine parce qu'il pensait (avec raison) que leur navire ne pourrait pas tenir face aux tempêtes (l'équipage fut échoué et capturé par les Espagnols). Selkirk revint avec d'autres Corsaires et publia son histoire en 1713, six ans avant le roman de Defoe. 

Daniel Defoe inverse l'histoire de Selkirk dans sa version entre le naufrage et la mutinerie : Robinson est le seul survivant d'un naufrage quand il arrive, mais il sera finalement sauvé quand un navire anglais dirigé par des mutins vient abandonner son capitaine et que Robinson aide le capitaine contre son équipage. Tout comme Robinson, le vrai Selkirk semble avoir eu du mal à se réhabituer à la société (il repartit et mourut sur un navire négrier au large de l'Afrique après la parution du livre de Defoe). Mais Defoe utilise d'autres sources que le seul Selkirk et on cite aussi un certain Henry Pitman qui avait fui les Caraïbes et se retrouva aussi perdu sur une île déserte. 

Même dès le premier volume de Robinson, il y a des parties qui ne sont pas tellement conservées dans notre conscience commune : Robinson (qui serait né en 1632, 44 ans avant Selkirk) commence avec un navire négrier dans les années 1650, est sauvé par un Africain qu'il vend ensuite au capitaine du navire (sans que je sache clairement si Defoe y entende vraiment une satire sur son ingratitude). Après son retour en Angleterre, il y a aussi des aventures en France qui sont assez hors sujet où Robinson traverse les Pyrénées avant de revenir au bercail (comme si Defoe voulait faire de la France de Louis XIV une contrée aussi exotique et dangereuse que l'embouchure de l'Orénoque). 

Michel Tournier a écrit une courte nouvelle appelée "la Fin de Robinson Crusoë" (1978, repris dans ses Sept Contes - ses deux romans sur Vendredi sont de 1967 et 1971) qui imagine qu'après leur retour, Vendredi devient dépressif et meurt alcoolique en Angleterre et que Robinson décide de repartir sur son île déserte. Il ne la retrouvera jamais et dit qu'elle a dû trop changer pour qu'il puisse y revenir. "Ton île a changé autant que toi." 

samedi 11 novembre 2023

Le point de vue d'un LLM et le point de vue d'un photon

Pendant les Utopiales, lors d'une conférence sur la vitesse de la lumière, un des membres du public avait demandé (en se servant de notions qu'on retrouve en effet souvent dans la vulgarisation) si on pouvait encore dire que le temps s'écoule si on était du point de vue d'un photon. Roland Lehoucq lui a répondu que la question était mal posée dans la vulgarisation et qu'un photon allant à la vitesse de la causalité ou la vitesse d'Einstein ne pouvait pas être lui-même un référentiel. 



Je vous demande pardon de contribuer à nouveau à la publicité pour ces outils étranges mais j'ai demandé à un Large Language Model bien connu la même question pour voir si la vulgarisation massive qui l'a formé allait décider statistiquement de sa réponse ou s'il tomberait plus près de la réponse plus rigoureuse donnée par R. Lehoucq. 

Mais en effet une réponse plus précise corrige cette expérience de pensée dès le 3e paragraphe à la fin de cette réponse, il est capable de remettre en cause la formulation même de la question, ce qui est une simulation assez vertigineuse d'une "intelligence" : 

In the framework of special relativity, time dilation occurs as an object approaches the speed of light. As the speed of an object with mass approaches the speed of light, time appears to slow down for that object relative to a stationary observer. However, the situation is a bit different when considering photons. 

Photons, particles of light, travel at the speed of light, c, according to special relativity. According to the theory, time dilation becomes infinite as an object with mass approaches the speed of light. This is because the Lorentz factor, which governs time dilation, contains the term 1−v2 /c2 , and when v is equal to c, this term becomes zero, resulting in an undefined (infinite) Lorentz factor. 

From the perspective of a photon, if one were hypothetically able to "ride" along with it, the concept of time as experienced by slower-moving observers becomes somewhat undefined. Time dilation suggests that time would appear to stand still for the photon, and its journey from emission to absorption might be instantaneous from its point of view. 

However, it's important to note that the notion of "standing on a photon" is a bit problematic, as photons are massless and do not have a rest frame. They always move at the speed of light and, according to our current understanding, are not subject to the effects of time dilation as experienced by massive objects. 

In essence, the question of what you could measure from the perspective of a photon is somewhat moot, as photons don't have a rest frame or a reference frame in the way that massive particles do in relativity. Special relativity and its time dilation effects are more directly applicable to objects with mass. 

It's also worth noting that the complete behavior of massless particles, like photons, is more accurately described by the framework of quantum field theory, rather than the classical mechanics of relativity. In quantum field theory, the notion of "riding along with a photon" is not well-defined in the same way it might be in classical mechanics.

Un air de famille "[post-] éganien"

J'avais raté cette discussion sur le renouveau de la Hard Science baptisé de "post-éganien" (où le grand auteur/éditeur Gérard Klein intervient et dit ne pas être d'accord avec le critère proposé). 

Dans les commentaires, le philosophe "continental" (il se réclame de Deleuze, Laruelle, Badiou, Stiegler...) australien (mais résidant en France) Terence Blake (voir aussi son blog sur la SF, XenoSwarm) ajoute dans les commentaires de cette conversation une liste de plusieurs critères plus précis que de mettre seulement "les sciences" au "centre" : 

"L’expression “post-eganien” n’est forcément chronologique, elle peut être typologique. Elle ne veut pas nécessairement dire « ce qui vient après » ou “qui ressemble à » l’œuvre de Greg Egan, mais peut nommer un ensemble un peu flou de traits qu’on trouve groupés aujourd'hui mais qui peuvent exister ensemble à d’autres époques : décentrement cosmique et narratif, vastitude relativiste, grande multiplicité (essaims et réseaux), hasard non-seulement existentiel mais ontologique (quantique), indifférence (froideur et sombreur [noirceur]), et éclatement des interprétations (non-sens)."

Certes, en un sens, toute fiction spéculative opère une sorte de décentrement mais Egan dans son post-humanisme sans naïveté politique et sans le millénarisme gnostique de l'idéologie transhumaniste allait bien plus loin.

jeudi 9 novembre 2023

JdR en format magazine

Geek Magazine annonce en foulancement un hors-série avec 3 jeux de rôles tirés de trois romans français de Mnemos : un jeu steampunk, un jeu Renaissance fantastique et un jeu de SF. 

mardi 7 novembre 2023

La dialectique de la statue


Le célèbre argument de la "Statue" de Condillac (dans le Traité des sensations, 1754) part d'un organisme vivant qui n'aurait strictement aucun mouvement et donc aucune kinesthésie, et qui ne ne serait défini que par une seule capacité réceptive, un seul sens, l'olfaction, considéré comme le moins intellectuel, le moins localisable puisque la Statue n'a aucun autre sens (pas encore de toucher) pour former un "sens commun". L'animal était défini comme "âme sensitive et motrice" et la Statue est pure âme sensitive sans aucune motricité, une plante sentante. Son immobilité signifie qu'elle est pure passivité. 

On peut comprendre alors l'argument comme une sorte d'anti-Cogito

Descartes disait que si on niait tous les sens, il ne restait plus alors qu'une pure intuition de la pensée consciente et donc que cela prouvait l'indépendance de cette pensée par rapport à nos sens (et donc indépendance de l'activité par rapport aux mouvements physiques). 

Condillac suppose que sa Statue n'a aucune conscience de soi, il nie donc toute intuition intellectuelle, toute réflexion et arrive à une sorte d'expérience d'une sensation "pure", ce qui est donc le symétrique de l'épokhé cartésienne. 

Il n'y a pas un pôle égo mais uniquement l'identité de l'être et de la sensation. La première pensée n'est alors pas Cogito ni même Variae Cogitationes Cogitantur comme chez Leibniz mais "tout être = cette odeur ici maintenant". Il n'y a pas de Moi et de Non-Moi et ce Moi = Moi est "Je suis/Je sens ceci" (sans qu'on puisse encore dire si cet océan de perception a une "unité"). Les phénoménologues semblent croire trouver une donation pure d'un pôle égo dans leur conscience mais la variation que permet la Statue serait cette sensation pure antérieure à tout égo. L'égo n'est plus premier, il est constitué. 

Mais ensuite, c'est dans la négation de cette odeur dans le temps que la pensée va se re-saisir comme distance interne entre la rétention de l'odeur passée et le désir du retour de l'absente. La sensation et sa négation suffisent alors pour faire la généalogie de la mémoire et de la volonté du sujet, avant même que l'effort actif du sujet ne transforme ce désir en activité et mouvement physique. 

Le raisonnement de Condillac ne se contente pas de d'affirmer que nous pensons à partir de sensations, il fait une reconstruction de la genèse possible de la conscience de soi et des facultés intellectuelles sur ces sensations. Ce qui l'intéresse n'est pas seulement de dire qu'on doit partir des sensations pour les idées, ou un naturalisme mécaniste mais qu'on n'a même pas à présupposer la forme vide de la réflexivité et qu'on peut même la produire comme un résultat, ce que Locke n'aurait pas osé faire. 

Descartes disait que l'événement mécanique ne peut être que passivité et que la pensée suppose un véritable acte, une activité d'un sujet. Ici, c'est le jeu des passivités de la sensibilité qui va produire l'activité. 



On peut comparer à une autre expérience de pensée célèbre, celle de l'Homme des Marais (Swampman) de Davidson. Davidson imaginait qu'apparaissait (par quelque accident étrange de comic book comme un éclair de foudre dans un marécage ou autre abiogenèse miraculeuse) un double de mon être qui soit indiscernable physiquement de moi à l'instant t mais qui n'aurait strictement aucun passé, aucune lien avec quoi que ce soit et même pas une relation causale avec moi (on suppose que le Swampman s'est formé complètement par hasard et qu'il n'est mon double que par coïncidence et non par une imitation intentionnelle). Mes neurones ont des connexions qui renvoie à une causalité dans mon expérience : leurs fonctions sont des effets qui permettent de parler d'une intentionnalité. Chez un sujet réel, ce scintillement et ces dispositions de ces excitations physiques ont acquis une représentation du monde. Ces constellations traitent de l'information. Selon Davidson, au contraire du sujet réel, même si toutes les fonctions de l'Homme des Marais étaient par coïncidence analogues aux miennes, on ne pourrait pour autant pas dire que l'Homme des Marais pourrait avoir la moindre pensée consciente (en tout cas au début, avant qu'il ne puisse apprendre quelque chose). Sans l'insertion de tout ce passé causal, il ne serait qu'un jeu mécanique vide privé de toute intentionnalité, une arborescence clignotante sans pensée. Ce "double" sans copie ne serait alors qu'une ombre d'un songe et non un sujet pensant. Il faut un temps d'adaptation pour que notre Homme des Marais trie des stimulations et puisse dépasser la Statue. 

Dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, la conscience sensible devra se nier en observation des propriétés physiques avant de devenir conflit du désir et conscience de soi mais on reste encore assez proche de ce genre de genèse condillacienne dans son amorce (et la conscience sensible immédiate hic et nunc se dépasse elle-même en passant par des "signes" d'un langage possible qui montrent l'insuffisance du Ceci indexical, ce qui plairait aussi à Condillac). L'idée de la Science de la logique sera ensuite de renoncer complètement à cette genèse par le divers sensible en refusant tout "donné" autre que l'être en tant qu'être, en voulant remonter d'un commencement de la pensée à un commencement dans l'étant. Le nouveau commencement dans cet idéalisme n'est plus l'identité de l'âme et de la sensation, du sens et du sensible, l'être comme odeur de rose et sa négation dans le souvenir et le désir, mais l'être et sa négation dans le passage dans le devenir. 

lundi 6 novembre 2023

Les mythes dans nos concepts

A la convention des Utopiales 2023, une des conférences du vendredi 3 novembre (qui avait modifié le programme initiale à cause de la Tempête Ciaran) était faite par la rédaction de la revue scientifique Epsiloon pour expliquer leur dossier (par la journaliste Alexandra Pihen) sur les récits, Homo Fictionalis (dans leur n°20 de janvier 2023). Ils utilisaient plusieurs arguments, soit de psychologie cognitive soit d'anthropologie, notamment à partir de la méthode de statistique phylogénétique utilisée par l'historien des mythes Julien d'Huy, pour montrer que la notion de fiction n'est pas qu'un divertissement mais au centre de notre vie conceptuelle. 

Un argument original (qui vient, je crois, du spécialiste de l'art rupestre Le Quellec, le directeur de thèse de J. d'Huy) est que les Néanderthal avaient un art nettement plus abstrait et moins narratif que celui des Cro-Magnon, ce qui prouverait une spécificité de l'architecture cérébrale de l'homo sapiens dans sa manière de s'adapter au monde par des mises en récit de ses représentations. Le Néanderthal aimerait faire des schémas, l'homo sapiens (homo necans, homme tueur, sacrificateur, disait Walter Burkert) aimerait réunir sa communauté sur un fondement imaginaire (Cornelius Castoriadis, B. Anderson et récemment Harari) en rejouant le récit de ses grandes chasses contre la Nature, du héros tuant la Bête par sa ruse ou par sa force (d'où l'importance du dragon comme mythème d'un Ur-mythe cro-magnon selon la théorie phylo-génétique de Julien d'Huy dans Cosmogonies, 2020). 

La philosophie des formes symboliques d'Ernst Cassirer cite une théorie linguistique de la genèse des dieux chez Hermann Usener dans son Götternamen: Versuch einer Lehre von der Religiösen Begriffsbildung (1896) : les théogonies seraient des épisodes de la genèse des concepts (passage des singularités de situations particulières ou d'événements vers des concepts généraux). 

Qu'est-ce qu'un Nom de dieu sinon un concept transformé en récit, un concept articulé à un "individu" et à des événements qui prennent leur sens dans une analogie avec plusieurs mises en relation d'autres concepts ? De ce côté-ci, parler de récits donne un avantage par rapport à toute la généalogie des concepts à partir de simples métaphores comme chez Nietzsche (ou récemment chez le psycho-linguiste George Lakoff).