lundi 26 octobre 2020

Len Lakofka (1944-2020)

Via Imaginos,  Lenard Lakofka fut l'un des premiers joueurs de D&D (et son personnage, le magicien Leomund, a laissé son nom à des sortilèges) et un des premiers co-auteurs à pouvoir développer sa part du monde de Greyhawk, les îles de Lendore, le dieu du Temps et de l'Ennui. J'avais décrit un peu de sa campagne (1e partie). 

jeudi 22 octobre 2020

Nul n'est prophète dans sa propre tête


Elias donnait une formulation intéressante des religions "positives" instituées par Joseph Joubert en parodiant l'argument d'impossibilité d'un langage logiquement privé : tout fidèle reçoit nécessairement sa foi de l'extérieur (par des critères susceptibles d'être rendus publics) et même tout prophète ne peut fonder sa prophétie que sur la foi de ses croyants. Comme disait Putnam dans son célèbre article sur l'externalisme (ou "socialisme") sémantique : "Cut the pie any way you like, meaning just ain't in the head". 

Joubert a des arguments assez ironiques et provocateurs sur la religion, affichant plus encore que Montaigne une forme de scepticisme compatible avec un fidéisme, un pragmatisme feignant le pari pascalien fait pour vexer à la fois le dévot et le libre-penseur.  

S'il n'est pas nécessaire de croire tout ce que les religions enseignent, il serait beau, du moins, de faire tout ce qu'elles prescrivent. Toutes les religions sont bonnes ; la meilleure pour chaque homme est celle qu'il a.  — Il faut chercher par tous les moyens possibles à se la persuader, et à s'en convaincre ; cela importe à nous, à nos familles, à nos voisins, et au genre humain. I1 est nécessaire d'y croire; il ne l'est pas qu'elle soit vraie. — Toute religion est toujours d'une vérité suffisante pour faire mieux que si on ne l'avait pas. — Ce n'est pas la vérité de ce qui est l'objet de la foi, mais la nécessité de croire qu'il faut démontrer... Dieu ne nous doit point la vérité, qui est son partage; il ne nous doit que la persuasion, qui nous suffit. — Il suffit que la religion soit la religion, il n'est pas nécessaire qu'elle soit vérité. Il y a des choses qui ne sont bonnes que lorsqu'elles sont vraies. Il y en a d'autres qui, pour être bonnes, n'ont besoin que d'être pensées. — Qu'importe la vérité historique, où est la vérité morale ! — La vérité ? oui, la vérité qui sert à être bon, mais non pas la vérité qui ne sert à être savant. — Je crois (philosophiquement parlant, c'est- à-dire abstraction faite de toute autorité, et en préférant l'expérience qu'on a à celle qu'on n'a pas) que la religion est encore plus nécessaire à cette vie qu'à l'autre." (cité par Paul Masson, La religion de Jean-Jacques Rousseau, 1928, p. 302)

Lien social

L'argument de Joubert sur la définition constitutive de la religion inverse par avance un argument favori de l'athée Richard Dawkins. 

Dawkins dit souvent que la "preuve" triviale de la fausseté des religions instituées est qu'une forte majorité des croyants (non-convertis) n'ont fait que reprendre la religion du groupe où ils étaient socialisés (il répète souvent aux fondamentalistes "Vous auriez adoré Thor il y a quelques siècles" et cela sonne comme une sorte de réduction à l'absurde dans sa bouche). Une religion "révélée" est un fait empirique et contingent qui prétend ne pas l'être (et qui peut confondre dans son écriture des traits contingents de telle époque avec une caractéristique éternelle et nécessaire de toute humanité comme telle religion qui professe que ses Saintes écritures seraient incréées ou co-éternelles à Dieu, tout en ne faisant référence qu'à des préjugés, un style, des coutumes ou des anecdotes singulières de l'époque de sa "récitation" par l'Ange Messager). 

Mais Joubert transforme ce fait de contingence en la nécessité de cette facticité (comme dirait Quentin Meillassoux). On pourrait y voir (en exagérant sans doute) un argument transcendantal, c'est-à-dire remontant à une condition de possibilité de ce fait, l'origine de la religion comme nécessité d'une intersubjectivité constitutive. Et, comme dit Elias, cela implique l'impossibilité d'une religion logiquement privée en notre époque libérale de "privatisation" (ou communautarisation) du fait religieux. Cette intersubjectivité inévitable du fait religieux rappelle le théologico-politique contre la neutralisation du champ politique (et l'extension de la sphère économique). 

Le mystère du dogme ne peut être fondé sur la raison ou même sur une intuition subjective d'un individu élu parce qu'il présuppose aussi une doxa d'une communauté qui donnerait son sens à ce secret "à ne pas communiquer". Pour utiliser le plus de jargon grec possible : pas de gnose du myste pneumatique sans la doxa des profanes hyliques et sans leurs rites

Mysticisme & monadologie

Le mysticisme peut chercher à contrer cela dans une relation de couple-solipsiste du Je et du Tu

Même en dehors du Mysticisme individuel, on peut retrouver cela dans des églises. Certains Quakers, radicalisant l'idée protestante de l'examen de conscience subjective, iront jusqu'à refuser une liste de dogmes ou la moindre facticité empirique pour que chaque sujet ne soit directement confronté qu'à l'Esprit saint, à l'expérience de "sa" révélation (d'où l'expérience de ce mystère faisant trembler des Quakers) et non aux pierres apostoliques comme ruines de l'assemblée des fidèles (c'est le courant qu'on appelle aux USA "unitarisme universaliste"). Cela donne donc une forme de religion avec un contenu dogmatique très réduit à ce refus de le refermer (ce qui pourrait contredire la définition durkheimienne d'une religion comme une communauté séparant des croyances obligatoires). 

Thérèse d'Avila a une relation complexe avec ce couple-solipsiste du Moi et du Tu. Si le Moi n'est rien, il s'agit de s'anéantir en Dieu, de ne se connaître que comme kénose de l'être plein, Moi comme Non-Dieu dans la solitude, mais aussi de prendre conscience de l'Amour divin (qui dépasse l'être et est donc inconnaissable en tant que tel, même notre propre Amour envers Dieu) à partir de l'amour envers son Prochain, envers la Créature, qui demeure donc essentiel comme degré pour accéder au Créateur. 

Cependant, le thème principal demeure celui de la méditation esseulée. Thérèse d'Avila écrit dans son Libro de la vida, 1588, XIII, 9 « [L'âme] ne doit prendre soin que d'elle-même, et rien ne lui peut être plus utile que de se considérer seule dans le monde avec Dieu seul» (sólo tener cuidado de sí sola, y hacer cuenta que no hay en la tierra sino Dios y ella). 

Leibniz aime citer ce passage comme un analogue de sa propre monadologie ou de l'entr'expression sans fenêtre, par harmonie préétablie (Cf. lettre à A. Morell, 10 décembre 1696 : «Quant à Sainte Thérèse, vous avez raison d'en estimer les ouvrages. J'y trouvai un jour cette belle pensée que l'Âme doit concevoir les choses comme s'il n'y avait que Dieu et elle au monde. Ce qui donne même une réflexion considérable en philosophie, que j'ai employé utilement dans une de mes hypothèses.», Textes inédits, édités par Grua, p. 103). 

La monadologie leibnizienne est une tension qu'on peut toujours formuler comme contradictoire en apparence. Tout est simple mais tout est relié. Tout est relation mais tout est intériorité repliée sur soi. Tout est immanent mais ces intériorités sont connectées par un seul être transcendant. Chaque être simple est individuel, isolé de fait comme une cellule abyssale mais nul être n'est une île isolable de tous les autres du point de vue surplombant tous ces replis infinis.  Chaque sujet reflète tous les autres sujets à condition que cela ne repose que sur la coordination des relations en un seul sujet, l'entendement divin. Loin que ce soit la religion qui reflète autrui, c'est le lien avec autrui qui a pour fondement une simplicité absolue. 

La relation sans la religion

La modernité recherche une monadologie sans Dieu (point commun entre le perspectivisme de Nietzsche, la construction phénoméniste de Russell ou la phénoménologie de Husserl) et Feuerbach revient (en un sens assez différent de Buber et Lévinas) vers cette idée que la religion serait fondée sur ce rapport du Je et du Tu dans son livre Philosophie de l'avenir (1843, §32 - dont j'ai parlé il y a 11 ans) puisque la religion consisterait à hypostasier le rapport au Tu au lieu de mettre au centre cette relation (et même comme fondamentalement un rapport physique et sensible et non pas seulement intellectuel : le Moi n'est qu'entendement, activité ou rapport théorique au monde, le Tu est amour, affection et rapport pratique et ce n'est que par l'affection dans la sensibilité que le moi se dépasse dans le dialogue). La vérité de la religion est l'éthique (Joubert le dit aussi, en insistant plus sur les œuvres que sur la foi plus haut) et ce serait un point commun de la pensée critique entre Kant et Feuerbach si Kant ne se méfiait pas tant des déterminismes de la sensibilité et si Feuerbach n'insistait pas tant à inverser l'idéalisme allemand vers l'épicurisme des Lumières. 

Religion naturelle et religion sociale

Le déisme de la religion naturelle est la volonté de déprendre une partie du contenu de la croyance de cette relation intersubjective de la religion révélée "positive", en une pure relation avec le monde et non plus avec la société

C'est la querelle théologique entre deux Îles Désertes, entre "La Vie de Vivant Fils de l'Eveillé" (Philosophus Autodidactus) d'Ibn Tufayl (Aboubacer) et sa réponse,  Le Traité de Kāmil (Theologus Autodidactus) d'Ibn al-Nafis

Le premier invente le thème de l'enfant abandonné sur une Île Déserte pour se demander ce que le sujet peut connaître de Dieu par le pur raisonnement ou l'expérience, par auto-constitution (la traduction de ce livre serait même connue des premiers empiristes britanniques). Le Philosophe a trouvé la vérité par lui-même et la religion révélée n'est citée que comme bonne pour les masses qui n'ont pas eu toute la rigueur pour s'en passer (et c'est une lecture commune de l'averroïsme comme tentative de concilier la philosophie païenne avec la Création monothéiste). Le héros se retirera même pour fuir les persécutions des dévots. 

Le second insiste au contraire sur la part qui ne peut relever justement que de la nécessité de la rencontre avec autrui et de ce qu'on pourrait appeler une intuition par ouï-dire par le texte du Livre révélé qui ne pourrait pas être complètement engendré par la connaissance naturelle : privilège de la connaissance du Premier Genre, des idées inadéquates ou de l'imagination sur celles des autres Genres des philosophes. Ce livre utilise aussi une asymétrie dans le temps : le savant peut induire à partir du passé observé mais il faudrait une donation exceptionnelle pour avoir l'intuition de ce qui échapperait à l'induction (ici, d'ailleurs, la Fin du Monde plus encore que l'idée de Création). Le ton apocalyptique de la Révélation ne serait donc pas qu'une caractéristique optionnelle de telle religion messianique mais l'élément essentiel qui ne peut pas reposer sur la connaissance naturelle (alors que notre propre ton "apocalyptique" est bien plus désespérant en ne se fondant que sur une froide induction et en ne laissant donc aucune place à ce qui pourrait prévenir la catastrophe annoncée). 

La foi voit dans la religion naturelle un fragment minimal insuffisant, un fantôme abstrait alors que la raison ne voit dans la religion révélée qu'un ajout accidentel et populaire, une idole pour ceux qui n'arriveraient pas à s'élever à cette illumination purement intellectuelle. 

Ces deux enfants des Îles désertes ont une caractéristique qui est de se former peu à peu comme adulte sans vivre l'expérience réelle de l'enfance désarmée. De ce point de vue, on pourrait presque opposer ces enfants sauvages à l'expérience de pensée de Donald Davidson (dans "Knowing One's Mind", 1987, repris dans Subjective, Intersubjective, Objective, 2001) dite de "l'Homme du Marais" (Swampman). Pour Davidson, une difficulté du matérialisme est que si un hasard miraculeux créait un double indiscernable physiquement de vous mais sans aucun passé, on ne pourrait pas dire qu'il pourrait penser quoi que ce soit du tout au début et en tout cas pas la même chose que vous (car ses connexions neuronales n'auraient aucun lien causal avec la moindre expérience ou fait social). Ces enfants, au contraire, auraient plutôt l'intelligence innocente d'Adam créé adulte (comme dit Hume) et ils arriveraient à penser mieux que nous en ayant mieux fondé leurs connexions à l'expérience sans aucun fait social, alors que notre intelligence aurait été déformée par toutes les idoles de la caverne inculquées depuis l'enfance. 

Le fait de la pluralité

Le modus ponens de Dawkins plus haut peut aussi être un modus tollens. Pour Dawkins, si Dieu existait, la pluralité des religions et leur évolution historique au gré des modes serait à expliquer puisque si on imaginait qu'une religion soit vraie, il faudrait expliquer pourquoi elle serait si minoritaire. La probabilité que je sois né comme par hasard dans la vraie religion serait trop faible pour que je puisse la prendre au sérieux. 

Thomas More se demandait dans l'Utopie si le fait que les religions soient plurielles et que Dieu n'ait pas voulu l'abolir ne devait pas être admis par chaque croyant comme un signe de Dieu qu'il voulait ce pluralisme. (Et là encore, Joubert a pu s'approcher de la même idée)

L'argument ne se sert pas seulement ici du libre arbitre des créatures (Dieu n'interviendrait pas pour nous laisser notre liberté, il laisserait faire notre ignorance pour ne pas nous contraindre) mais bien d'une intention active du créateur qui voudrait en quelque sorte "ressentir" son unicité diffractée par la sensibilité individuelle de ses créatures. La vérité de l'Un désirerait se ressaisir dans le multiple. La pluralité des consciences, et non pas seulement l'Espace absolu de Newton serait le sensorium Dei. Ce scandale de la pluralité, cette chute dans la diversité des hérésies serait alors une part de l'itinéraire de la conscience divine pour se connaître et sortir de son unité absolue, ce qui commence à sonner très hégélien sans qu'on sache vraiment vers quelle finalité devrait aller cette pluralité irréductible. 

(On remarque un rapprochement possible avec la décevante "ontologie fondamentale" d'un certain Nazi que je n'ose citer pour qui la différence entre l'être et l'étant qui ne cesse d'être répétée n'est finalement plus guère que l'histoire des différentes manières dont l'être "se révèle en se voilant" sous l'étant : tout ce qu'on peut dire de l'être ne serait que l'histoire de son oubli.)

La patrie terrestre et le législateur exilé

Le proverbe cité par Jésus ("Nul n'est prophète dans sa patrie", Luc 4:24 : Matthieu 13:57; Marc 6:4 ; Jean 4:44) ) semblait seulement signifier que les Nazaréens ne le prenaient pas au sérieux car il n'était qu'un mortel fils du charpentier parce qu'il leur est trop familier (ses compatriotes s'étonnent et disent "Mais c'est le fils de Joseph", il est mortel car il est  quelque part de quelqu'un alors que l'incarnation consistera à refuser que son origine de descendant de David ait quoi que ce soit à voir avec son père "adoptif"). Par la suite, la phrase prendra aussi un sens plus "paulinien" où il aurait en fait prédit ironiquement qu'il devra universaliser la Bonne nouvelle non seulement au-delà des Nazaréens mais au-delà de la seule communauté juive. 

Mais on pourrait aussi y donner un sens plus proche de Joubert : nul n'est prophète chez soi car il faut une extériorité, une fondation externe pour qu'une autorité puisse devenir du Sacré et il faut un Messager venu du dehors, comme Jonas à Ninive (ou Moïse, si on suit Freud, ou Paul Muad'dib chez les Fremen). Les mortels n'extériorisent le divin que s'ils n'ont pas l'occasion de voir de trop près la contingence de sa naissance, de sa famille mortelle. On dit qu'en Corée du Nord, la doctrine Juche enseigne très sérieusement dans son culte de la personnalité une sorte d'Incarnation divine pour fonder la Nécrocratie où le second leader éternel Kim Jong-il n'a pas pu avoir de naissance humaine et où il faut donc gommer toute véracité historique sur sa naissance en URSS. 

Quand on n'appartient pas à telle religion instituée, on est toujours choqué que les fidèles de cette religion acceptent si facilement ces traits contingents tribalistes de tel "clan" qui deviennent ensuite plus métaphoriques quand la religion s'étend sans perdre pour autant une part de provincialisme exotique. 

Espèces ET & D&D dans l'espace

 

TSR a tenté dans son histoire plusieurs jeux de SF. Le premier fut Star Frontiers (1982) qui avaient les espèces principales suivantes : 

(1) Dralasites : amibes gris et sans forme, maladroits mais résistants

(2) Vrusks : arthropoïdes (leur torse ressemblerait à celui d'une grande fourmi mais posé sur 8 pattes) rationnels et ploutocrates. Il est rafraichissant d'avoir un jeu de sf où des insectoïdes ne sont pas qu'une race de "Bugs" envahisseurs. 

(3) Yaziriens : mammifères ressemblant à des primates minces ou plutôt à de grands écureuils volants nocturnes, très agiles. Ils doivent porter des lunettes en permanence face aux lumières vives. Une de leurs coutumes est de se choisir individuellement un ennemi qu'ils se consacreront à combattre pendant toute leur vie. 

Avec les Humains, la Fédération des Planètes Unies luttait contre les Sathars qui ressemblaient à des Vers intelligents. 




16 ans plus tard, TSR essaya un second jeu de sf générique, Alternity (1998). Le premier univers de space opera (baptisé Star*Drive) était assez humanocentrique mais avait quand même aussi des espèces intelligentes : 

(1) Fraals : les Petits Gris de l'Ufologie, nomades spatiaux et télépathes, plus avancés et plus intelligents que les Humains, physiquement fragiles. 

(2) Mechalus (aussi appelés Aleerins) : espèce de cyborgs. 

(3) Sesheyan : ressemblant à de grands chiroptères ou des gargouilles, moins avancés technologiquement, ils peuvent voler. 

(4) T'sa : petits reptiliens technophiles, agiles. 

(5) Werens : grands hommes-bêtes comme le Sasquatch et avec de grands crocs (qui jouent donc le même rôle de Wookie que les Yaziriens). 



Par la suite, TSR/Wizards of the Coast a édité d20 Future (2004) qui adaptait les règles de D&D3 (d20 Modern) pour la sf et incorporait toutes les 8 espèces de Star Frontiers & Star*Drive. Ils proposaient plusieurs cadres dont Star*Drive ou bien "Star Law" où on jouait une police de l'espace pour Les Frontières Unies. 

Depuis 2017, Paizo a créé un jeu de "Space Fantasy" qui est littéralement leur version de D&D3 dans l'espace, Starfinder

On est dans le futur de leur univers de Pathfinder, dans le même système solaire qui a été colonisé et terraformé par de Grands Anciens si bien que quasiment *toutes* les planètes sont habitables (il y a même des colonies d'adorateurs du soleil à la surface de l'astre). Les Dieux de Pathfinder existent toujours (même si certains ont changé, notamment un Dieu-IA, Triune, qui a une importance singulière puisque c'est lui qui a créé le seul moyen d'aller plus vite que la lumière et l'exploration interstellaire vient à peine de commencer) et la Magie est toujours là (mais sous une forme un peu plus faible que dans la fantasy standard comme les sortilèges sont limités au Niveau 6). Golarion, la planète de Pathfinder, a mystérieusement disparu et il y a eu un événement cosmique mystérieux, une anomalie temporelle ("The Gap", la Lacune) qui a effacé les souvenirs de ce qui s'est passé. Dans des systèmes proches se trouve un Empire agressif qui est dirigé par des Humains (oui, cela a donc l'originalité de faire d'un groupe humain l'espèce hostile du jeu, même s'il y a aussi de nombreux Humains dans le système de Golarion). 

Si Starfinder est du Pathfinder dans l'espace, ils ont en revanche décidé de réduire la place des espèces habituelles de la fantasy (Nains, Elfes, etc.) qui n'existent plus que sous forme de quelques enclaves. En plus des Humains et des Androïdes, les espèces ET jouables par défaut dans le système sont cinq : 

(1) Les Kasathas : Des êtres gris au grand crâne oblongue et à quatre bras. Ils ont immigré d'un autre système (d'une planète désertique) et vivent dans un Vaisseau-Monde entre la 4e planète et la ceinture d'astéroïdes. Traditionnalistes, mystiques et martiaux. Un mélange des Martiens Verts de Barsoom et de Fremen ou de Klingons. 

(2) Les Lashuntas  : Humanoïdes avec de grandes antennes (qui leur donnent un pouvoir télépathiques). Ils ont un dimorphisme entre deux sous-espèces, soit combattifs mais impulsifs, soit intellectuels mais plus fragiles. Ils viennent de Castrovel, la 2e planète du système (l'équivalent de la Venus des Pulps, pleine de jungles, d'Elfes et de Fourmis intelligentes). 

(3) Les Shirrens : Insectoïdes /humanoïdes qui ont rompu avec un Essaim collectiviste et qui sont devenus par réaction individualistes et plutôt pacifistes. Ils se sont répandus dans tout le système, notamment Verces (la 4e planète) et forment parmi les fondateurs influents du "Pacte", la Confédération qui unifie presque tout le système. 

(4) Les Vesks : Sauriens massifs et martiaux. Ils viennent du système voisin, le "Veskarium", où ils ont conquis tous les autres mondes. Mais après des années de guerre contre le Pacte, ils viennent de signer un traité contre un ennemi commun (hé, oui, encore des Insectoïdes, baille...). Encore des Klingons, en somme. 

(5) Les Ysokis : de petits hommes-rats de la 3e planète du système. 



Il y a de nombreuses autres espèces dont une planète de Morts-vivants (si c'est une "espèce" entière, n'est-ce pas alors simplement une forme de "vie" différente, qui parasite simplement des corps morts ?) et surtout les petits Skittermanders aux fourrures multicolores, qui ressemblent à des Gremlins velus mais avec la gentillesse des Mogwaï, loyaux et trop enthousiastes serviteurs des Vesks. Ils ont dû avoir un certain succès si Paizo en sort maintenant même des peluches... 


Certaines de ces espèces peuvent aussi évoquer celles du jeu de rôle français Oreste (les Solariens pourraient un peu être des Fraals avec un peu de Lashuntas, les Déchus ressembleraient plus aux Aleerins / Mechalus, les Khrones évoqueraient légèrement les Kasathas ou les Vesks... ). 

Générateur aléatoire d'Azgaar

 Ce générateur de cartes de mondes fantastiques, "Azgaar", me donne des complexes parce qu'avec cette fonction de zoom fractal, avec ses routes et ses reliefs, il est clair que l'ordinateur peut réussir en une seconde ce qui donnerait des mois à la main. 

Sur le site du studio 4d2 (les mêmes qui filment une campagne de Runequest), ils ont une campagne D&D5 que je n'ai pas regardée mais qui a une carte hyper-pro, le monde de Sara'Mandra

mardi 20 octobre 2020

Tenir les deux bouts de la chaîne (2)


Quand des fanatiques assassinent et que les iconoclastes voudraient dicter ce que nous pouvons représenter et montrer, notre époque sidérée cherchent des responsables à accuser. Les idoles des iconoclastes ont au moins le bon goût de ne pas exister. Il y a bien entendu parmi des responsables - au-delà de la main brute du sicaire qui a tenu le couteau - tous ces offusqués complaisants qui exhibent leur ressentiment en disant qu'on leur manque du respect qu'ils n'ont pas l'air de vouloir reconnaître à autre chose qu'à leurs propres superstitions. Mais on peut toujours chercher plus loin, dans les politiques qui sont accusés de jeux hypocrites sur la laïcité, dans le Ministère de l'éducation nationale qui a exigé ce cours d'EMC après les attentats de 2015 (comme si une nouvelle discipline arrêtait des déferlements géopolitiques de terreur) mais qui recule ensuite devant les "Vagues" qu'il risquerait de produire. L'extrême droite a tant pris l'habitude d'appeler au bucher contre tous les enseignants que tout en parlant d'un "martyr", elle aimerait en même temps, avec leur courage habituel, mettre aussi en accusation posthume le Témoin en disant qu'il a lui-même violé la laïcité en étant trop prudent face à ses élèves de 4e et qu'il leur a donné trop de trigger warnings

La victime de l'assassinat aurait donc été à la fois un horrible islamophobe pervers et obscène pour l'extrême droite islamiste (ou une partie de la gauche woke) et un épouvantable islamo-gauchiste indulgent selon l'extrême droite xénophobe (ou une partie du Printemps républicain vallsiste). On retrouve l'évolution fréquente : on ne croit plus aux Héros mais on ne croit même plus à l'innocence des Victimes et on doit donc en faire des bouc-émissaires, même de ceux dont on disait qu'ils "témoignaient" de quelque chose. 

Mais sans masochisme expiatoire et sans trop de narcissisme, je me demande si on ne peut pas faire aussi son propre mea culpa. Aurais-je vraiment été lucide et judicieux si SP avait été mon collègue si seul et isolé ? Aurais-je pensé immédiatement à le défendre face à sa hiérarchie et surtout face aux pressions extérieures de la société civile ? Aurais-je été mou et dit "Oui, je te soutiens sur le principe mais...  mais quand même tu aurais dû être plus prudent encore, tu n'aurais pas dû choisir ce dessin-là pour ne pas leur donner le risque de t'attaquer, blablabla". Même le vieux lecteur de Charlie comme moi aurait-il trop donné de poids aux affects des parents d'élèves toujours prompts à nous traîner en justice ? Je ressens la faute (potentielle) de ce mais qui nous entoure même dans les soutiens émus. On peut prévoir que ceux qui voudraient actuellement le panthéoniser et l'instrumentaliser comme un martyr de la liberté d'expression joueront ensuite de mais pour nous rappeler à l'ordre et "ne pas jeter de l'huile sur le feu". Les contrats saoudiens vaudront bien de nous demander de mettre les Lumières en veilleuse. 

Mon propre cours d'EMC suit une méthode d'une double vérité, à la Boèce de Dacie et avec un peu de duplicité "straussienne". Je suis personnellement un athée virulent et "gnostique" (je pense que la possibilité de la vérité d'une religion institutionnelle est suffisamment basse pour être écartée raisonnablement à peu près au même niveau que la possibilité d'être un cerveau dans une cuve ou une simulation) mais mon masque d'enseignant a choisi tout l'inverse, une laïcité oecuménique de syncrétisme ou de synthèse à la Aristide Briand, bienveillante, consensuelle et presque "positive" (même si on sait toutes les compromissions ce terme a pu couvrir, chez le BJP en Inde par exemple). Je reprends la voie kantienne : intransigeance seulement sur les questions de sciences de la nature où la superstition n'a pas le droit d'intervenir mais discours vague sur les intérêts psychologiques ou sociaux supposés des croyances religieuses pour éviter le nihilisme ou l'anomie contemporaine ("On est quand même bien content qu'ils fassent des ONG caritatives ou des soupes populaires", "Ca donne un sens à sa vie", "Ce qui compte est l'efficacité pragmatique de la foi"). J'utilise donc une catégorie d'arguments auxquels je ne crois pas vraiment et certains de mes élèves me voient donc comme un démocrate chrétien tolérant et pas comme un bouffeur de l'infâme et je trouve ce double jeu assez sain. J'approuvais de la tête quand mes élèves me demandaient si la laïcité ne devait pas aussi protéger les religieux contre un Etat désenchanté et espérais que cette laïcité n'était qu'un vestibule avant la sortie de la religion. J'ai trop tendance à croire que ma propre pusillanimité face à des enthousiasmes est une Ruse de la Raison avant d'atteindre les Fins de l'Histoire. 

Avant ce monstrueux assassinat, je m'étais formulé un précepte non-politique de "tact" vis-à-vis des croyances surnaturelles et des pratiques qui sont fondées sur elles : enseigner comme si ma mère était une fidèle pratiquante portant le voile et que je ne voudrais pas trop violemment blesser mais comme si je me souvenais aussi que mon enfant avait été égorgé par ces mêmes fidèles pour avoir été un apostat. Mais ce genre d'étiquette de "tact" avec une pensée de derrière n'est pas un principe généralisable assez cohérent. Il faut, au-delà de la délicatesse, une liberté d'offenser sans léser des droits généralisables, donc une liberté d'une "violence symbolique" qui n'autoriserait pas cette violence réelle. 

On parle beaucoup à gauche de la "ligne de crête" difficile à tenir entre différents identitarismes, le discours indigéniste toujours favorable aux religions par une sorte de fascination paternaliste, la prétendue neutralité au nom d'une continuité nationale majoritaire et, d'autre part, le mépris direct contre tous ceux qui ne partagent pas encore le Grand Récit émancipateur post-religieux. Et J.L. Mélenchon (qui devrait plutôt appartenir à une tradition anti-cléricale) a réussi à être complètement illisible par plusieurs revirements sur ces questions entre plusieurs ailes de son mouvement, entre laïcisme et entrisme confessionnel, entre des ambiguïtés passées et son attaque actuelle contre LA communauté DES Tchétchènes (comme il jetaient naguère l'anathème sur LES Lituaniens, ce que lui permet sa russophilie pour ne pas parler d'autres enjeux que de guerres du Caucase). 

Je ne suis pas tellement d'accord avec l'essayiste Usul, très souvent car il se réclame d'une partie de la "gauche" néo-identitaire (avec une autrice comme la sociologue Christine Delphy) et je ne crois pas le suivre sur toute l'interprétation du projet du Libéralisme autoritaire derrière le couvre-feu actuel (qui est peut-être insuffisant ou peu cohérent mais pourrait avoir d'autres justifications qu'un hypothétique panoptique) mais une chose m'a plutôt touché vers la fin de sa dernière vidéo, sur la différence entre 2015 et 2020. En 2015, nous étions plus dans le chagrin que dans la rage désespérée, et nous avions ce vieil édile ex-socialiste de synthèse qui parlait encore un peu de vivre-ensemble avant de passer vers des délires de déchéances de nationalité. En 2020, notre édile (physiquement jeune) est un directeur de ressources humaines, un manager franchisé qui veut jouer au prédicateur et toute la société est usée par l'échec de notre ligne de crête. La plupart des Musulmans, y compris ceux qui combattent ce cancer islamiste en leur sein, écoutent de moins en moins le discours de "laïcité" qu'ils ne voient plus que comme un prétexte de mauvaise foi pour les stigmatiser seulement eux. Et parallèlement, la plupart des non-Musulmans sont devenus prêts à abandonner toute distinction et à stigmatiser dans leur ensemble tous ceux qui voudraient encore avancer un début timide de Pasdamalgame. Même un peu de tact poli commence à sonner à certains comme une compromission avec le projet théocratique obscurantiste. On ne peut même pas parler de mélancolie mais bien de désespoir face à une évolution qu'on ne saisit plus du tout. Notre corps enseignant désespère tant qu'il ne veut plus que déplacer le terrain contre la cruauté de notre administration. Et comme dit Usul, nous n'avons plus vraiment de contre-récit unificateur face aux récits identitaires. Le radicalisme était parfois prêt à quelque chose qu'on peut accuser de gauchisme islamo-compatible (Badiou et Zizek théorisant que les dévots religieux réactionnaires étaient des alliés objectifs à cultiver contre l'homogénéité capitaliste, ce n'est pas qu'une invention de la presse réac et xénophobe) mais la "radicalité" risque de se réfugier uniquement dans la collapsologie, dans un survivalisme individualiste, comme un nouvel ascétisme extra-mondain comme seul ersatz à l'abandon des combats sociaux (il faut cultiver son Jardin). 

Son nom même d'Usul est un commentaire ironique que le Désert continue de croître mais qu'on n'est pas prêt de revoir fleurir cent fleurs de terraformation. Et ce n'est pas seulement un Désert nihiliste de ceux qui ne croient plus dans les idoles mais aussi les ombres de ces idoles qui continuent de dévorer dans son feu tout ce qui pourraient vivre librement hors d'elles. 

Tenir les deux bouts de la chaîne

 L'évêque (et courtisan gallican, apologète du despotisme et de l'esclavage) Bossuet défend dans son Traité du Libre arbitre (qu'on date de 1677 - donc peu de temps après la première édition de La recherche de la vérité de Malebranche et vingt ans après Les Provinciales) un très classique "compatibilisme" entre libre arbitre et providentialisme tout en expliquant que la compatibilité est incompréhensible pour notre Raison. Mais sa stratégie (qui annoncerait celle de Kant dans la Dialectique transcendantale et doit reprendre en partie une tradition "averroïste" sur le rapport de la Foi et de la Raison qu'on doit retrouver même dans l'orthodoxie thomiste) est de généraliser ce Mystère du libre arbitre en disant que notre entendement humain se confronte à de nombreuses antinomies de ce genre, comme sur l'indivisibilité des corps (Descartes vs Gassendi, Stoïcisme v. Epicurisme) ou d'autres contradictions de métaphysique où Bossuet paraît parfois plus sophistique dans sa dialectique. Leibniz (qui sera en controverse avec Bossuet une douzaine d'années plus tard sur la question de l'irénisme et de la réconciliation entre Catholiques & Luthériens) n'a normalement pas pu en prendre connaissance comme le Traité ne sera publié que bien après leur mort à tous les deux (en 1731), mais c'est lui qui rapprochera "les deux labyrinthes" de la volonté et du continu en tentant de trouver une racine commune qui serait l'Infini (chez Leibniz, la différence entre faits nécessaires et faits contingents mais nécessaires ex hypothesi étant analogue à celle entre les nombres rationnels et nombres réels transcendants).

Et c'est dans la suite de ce Traité du Libre arbitre que Bossuet donne sa célèbre règle, chapitre IV (p. 237) : 

"Quand donc nous nous mettons à raisonner, nous devons poser d'abord comme indubitable que nous pouvons connaître très certainement beaucoup de choses dont toutefois nous n'entendons pas toutes les dépendances ni toutes les suites. C'est pourquoi la première règle de notre logique, c'est qu'il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier ; mais qu'il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement les deux bouts de la chaîne quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu, par où l'enchaînement se continue. 

On peut toutefois chercher les moyens d'accorder ces vérités, pourvu qu'on soit résolu à ne pas les laisser perdre, quoi qu'il arrive de cette recherche ; et qu'on n'abandonne pas le bien qu'on tient pour n'avoir pas réussi à trouver celui qu'on poursuit."

Après cette aporie face au Mystère du libre arbitre, la conclusion de ce Traité est plus explicitement Thomiste (ou plus exactement "dominicaine" puisque ce sont les Néo-Thomistes espagnols du XVIIe siècle contre les Molinistes jésuites). Bossuet récuse trois autres solutions (dont la science moyenne des Jésuites) et défend la "praemotio physica", la prémotion, qu'il attribue à Thomas d'Aquin (et qui vient en fait de Domingo Báñez). 

Tenir les deux bouts de la chaîne n'est donc plus seulement la concorde entre Liberté et Nécessité mais surtout une conciliation entre la modernité française du dualisme cartésien de Malebranche (néo-augustinienne) et le thomisme orthodoxe (face aux Jansénistes et aux Protestants). De même, une des des dernières oeuvres de Malebranche fut une Réflexion sur la Prémotion, où l'Oratorien affirme que la Prémotion "thomiste" est particulièrement compatible avec son propre occasionalisme et que la Prémotion signifie simplement que Dieu a donné dans les créatures l'amour du Bien (la Grâce), sans être responsable de la Concupiscence (qui ne vient que de la nature). 

jeudi 15 octobre 2020

Paquets à collectionner


On a tenté une partie de Keyforge et j'ai enfin compris pourquoi je n'aimerai jamais Magic (même si je n'ai jamais essayé ce dernier). 

Je savais que les joueurs de Magic achetaient depuis 27 ans de nombreux paquets pour former le leur mais je n'imaginais pas à quel point cela impliquait de retirer une majorité de cartes non-optimales pour composer leur "Combinaison". En exagérant, un joueur de Magic allait jusqu'à dire que la part essentielle du jeu n'était pas la partie (qui n'est plus qu'un effet) mais tout le temps passé en amont à composer ce paquet. La partie est déjà jouée (en puissance) avant d'avoir commencé. 

Keyforge est une réaction explicite (du même auteur que Magic) à cela puisque ce ne sont pas les cartes mais les paquets (uniquesqui sont à collectionner : on n'a pas le droit de combiner des cartes de paquets différents. On peut donc jouer avec un seul paquet puisqu'on ne peut pas "l'améliorer" (mais les paquets ne sont pas égaux entre eux). L'aspect fascinant est que contrairement à Magic, on peut jouer à Keyforge directement en l'ouvrant, en découvrant le jeu en s'en servant et qu'on empêche tout ce pré-jeu potentiellement infini, jeu dans le jeu qui consiste à calculer comment synthétiser plusieurs cartes. 

Mais pour être franc, je n'ai pas aimé Keyforge non plus. 

L'univers est on ne peut plus générique (sur ce point Magic avait fait plus d'efforts), les illustrations sont moyennes et je n'ai pas vraiment l'impression de jouer une histoire, seulement de chercher quelles combinaisons des cartes de ce paquet unique sont optimales. Je ne suis décidément pas fait pour ce genre de jeux (et tous mes essais de deck-building m'ont plutôt déçu). 

The 'mystique' of Socialism is the idea of equality


Longtemps j'ai voulu résister à Orwell. Je trouvais son ton donneur de leçon et toujours un peu hautain. Seul lui était honnête et écrivait clairement. Tous les autres étaient des menteurs et des hypocrites vains. Il a inventé la Novlangue qui détruit le langage en partie parce qu'il était un Critique qui ne supportait plus tous les jargons des semi-éduqués. Mais "certains sont plus égaux que les autres" m'apparaissait alors comme une parabole un peu lourde et didactique et pas comme une satire si radicale. Le concept de "common decency" me paraissait le plus suspect et superficiel des tours de passe-passe des néo-réacs comme Michéa qui appelait Orwell "anarchiste tory" (expression qu'Orwell ne s'est jamais appliqué à lui-même et qu'il n'a utilisé que pour parler de Swift) - alors que Michéa cherche aussi à vendre sous ce terme populiste ses propres obsessions masculinistes contre certains des aspects égalitaires du "libéralisme" politique. 

Et pendant très longtemps, j'avais une arme secrète contre Orwell, une petite anecdote que j'avais plus ou moins bien retenue. C'était vers 2004-2005, je crois et j'ai dû en parler à l'époque sur un ancien blog aujourd'hui effacé. J'avais lu un article ironique qui se moquait de lui et racontait qu'il avait un jour invité un ouvrier ou un syndicaliste pour qui il avait un certain respect mais qu'ensuite il avait été horrifié en voyant que l'ouvrier était venu sans cravate

Je ne sais pas pourquoi cette histoire de cravate m'avait frappé pendant tant d'années. Je me racontais souvent cela comme la preuve ultime que Blair ne pouvait être lui-même qu'un hypocrite vaniteux et aliéné à sa conscience de classe de la moyenne ou haute bourgeoisie en tant qu'ancien élève d'Eton. 

J'ai très souvent passé beaucoup trop d'heures pour retrouver cette anecdote (peut-être parce que la perte de mes anciens blogs me fait toujours craindre de perdre mon identité) et aujourd'hui après 15 ans à re-raconter sans cesse cette anecdote que je croyais être une arme invincible et croustillante, je dois renoncer. 

Soit j'ai mal lu l'anecdote d'origine et m'en souviens mal (ma mémoire confabule beaucoup), soit elle n'était pas racontée très honnêtement dans ma première source. 

Les textes que j'ai lus depuis (S. Wadhams, Remembering Orwell et d'autres) montrent une version très différente. Blair avait été clochard et vraiment "dans la Dèche" (Down & Out in Paris & London, 1933 - il justifiait son pseudonyme pour que la famille Blair ne se sente pas culpabilisée par cette période de quasi-mendicité). Il avait une conscience aiguë des différences sociales dans les vêtements et se moquait du fait que les ouvriers imitent parfois les moeurs de la moyenne bourgeoisie même quand ils voulaient la critiquer. Il portait au contraire une tenue excentrique qui affichait une sorte de reconstitution d'un fonctionnalisme ouvrier qui choquait beaucoup dans les années 30, au grand plaisir d'Orwell, qui avait un petit côté enfant provocateur. 

Mais pour une raison mystérieuse, toute cette rebellion punk s'estompait pour le rituel du dîner du soir où il redevenait soudain très formaliste (chemise blanche et cravate noire obligatoires). 

La source probable de l'anecdote est cet ouvrier, Jock Branthwaite (qu'on nomme dans certaines sources Jack Braithwaite), qui était un ami d'Orwell en Catalogne. C'est lui qui raconte qu'il ne comprenait pas pourquoi Orwell exigeait de lui d'avoir aussi un tel accoutrement alors qu'il ne possédait rien de tel. Mais il ajoute aussi qu'il n'avait jamais vu de snobisme chez Orwell. Et je pense que quels que soient ses défauts, j'avais complètement tort de vouloir à tout prix le réduire à cela. 

L'ancien élève d'Eton a dit à quel point il avait dû s'arracher au snobisme de son éducation. Il a aussi critiqué le kitsch de l'ouvriérisme abstrait et naïf, de la gauche bourgeoise qui idéalise d'autant plus l'ouvrier qu'ils ne le fréquentent pas. Orwell n'est pas resté très longtemps dans la mine de charbon du Lancashire et n'est pas toujours enthousiasmé par ses rencontres autour de Manchester mais il a pu connaître plusieurs classes sociales. Certes, il a un côté autoritaire insupportable (il pratiquait des châtiments corporels violents aussi bien comme policier à Rangoon que comme instituteur à Londres) et la fin de son oeuvre si brève n'évite pas un sentimentalisme patriotique d'éloge de tout ce qui serait authentiquement britannique. Le chemin de crête est difficile à tenir entre les réacs et le ressentiment d'une "gauche" ou d'un "progressisme" qui tiennent d'un réflexe mais Orwell ne mérite assurément pas toute cette récupération que continuent de faire les réacs.