mardi 28 mars 2023

Juanalberto Maître de l'Univers volume 4

L'artiste brésiliano-helvète José Roosevelt est un dessinateur et scénariste de BD intransigeant qui développe depuis plus d'un quart de siècle à la fois son propre univers, sa maison d'édition (les Editions du Canard) et des projets personnels où il creuse les mêmes références et clins d'oeil comme autant de refrains comme si tous ses livres se répondaient, Borges, Lewis Carroll, Carl Barks, Moebius, Druillet (ou Caza peut-être ?), l'absurde de Camus, le surréalisme de Salvador Dali avec une once de romantisme nietzschéen... Olivier Roche a fait une synthèse sur cette singularité dans la bd francophone qui me paraît moins connue que les labyrinthes d'un autre borgésien, Marc-Antoine Matthieu. Roosevelt a aussi cité le dessinateur brésilien Ziraldo (avec l'étrange personnage Saci Pererê, un génie noir unijambiste du folklore) comme un choc originel mais l'influence paraît plus diffuse. 

L'actualité de cette année est riche en trouvailles rooseveltiennes entre Caoutchouc Couinant n°5, son hommage à l'énergie du Métal Hurlant des années 1970, et le quatrième volume de sa série Juanalberto, Maître de l'Univers



Juanalberto est un canard anthropomorphe qui ressemble plus au Howard Duck de Steve Gerber qu'aux créations de Carl Barks mais dans ses différentes incarnations et avatars depuis les premières BD de Roosevelt, il est généralement plus introverti que Howard, un artiste amateur plus qu'un aventurier. Dans ses premières apparitions dans l'Horloge ou la Table de Vénus, quand il vivait dans des cases en Noir & Blanc, il était une allégorie romantique pour rêver la nostalgie d'un Art en danger face à l'utilitarisme misomuse. Il errait dans des décors de conques flottantes et évoquait des romans que nul ne pouvait plus lire, comme dans Fahrenheit 451. Roosevelt était encore avant tout un peintre surréaliste qui insérait ses huiles daliesques en couleurs dans ses cases avant d'évoluer de plus en plus vers son projet de devenir auteur de BD. Je n'ai pas encore exploré sa série monumentale CE (bd qui réapparaît en écho dans cette série) mais il est clair qu'il maîtrise peu à peu aussi la construction scénaristique de l'action et du récit, pas seulement une succession de ses toiles. 

Dans cette série très réjouissante, on est passé du conte en N&B à une saga plus Kirbyenne en couleurs. Juanalberto sait qu'il est un personnage mais il s'est affranchi de son statut. Il est une création qui a pu devenir créateur. Il a pu façonner son coin-coin du Multivers en propageant une vie autonome avec laquelle il disait espérer le moins interférer. L'oeuvre est devenue Dieu. Un Dieu à tête de canard, aussi paisible et serein qu'un Vishnou, aussi amoureux qu'un Krishna, et sans doute moins impérieux que bien des Dieux Uniques. 

Ces formes de vie qu'il a créées sont essentiellement trois (je laisse de côté les végétaux et animaux) : (1) les Ethérés, (2) les Naturels et (3) les Néo-Oralistes. 

Je ne suis pas sûr qu'on puisse faire entrer les Evolutifs Aléatoires dans cette classification commode comme ils n'ont par définition pas d'autre essence que les tâtonnements chaotiques du vivant, bien plus encore que les Naturels. Leur dirigeant est un messie mutant improbable, un enfant-dieu. 

Les Ethérés sont les intellectuels apolliniens, exemplaires du Platonisme dont ne cesse de se réclamer Juanalberto. Les Ethérés faits de lumière voulaient faire régner un ordre formel mais leur lumière s'est inversée et les philosophes sont devenus des tyrans qui reposent sur la Technologie et sur le contrôle des ténèbres (peut-être un peu comme l'Ordre des Technopères de Jodorowsky et Moebius). Ils sont devenus des ascètes hypocrites, puritains, cathares, sado-masochistes (leur libido est déplacée vers le sexe virtuel) et utilisent les Ténèbres comme leur arme au nom de la lumière. Dans ce volume, leur leader, l'Intendante Kala, dit avoir créé une nouvelle idéologie libérale d'émancipation, de démocratie et de droits individuels pour mieux déguiser leur désir tyrannique de contrôle uniformisé. Ils s'appellent désormais eux-mêmes les Inhibiteurs Photoniques, des Illuminés devenus Obscurantistes à force de dogmatisme. 

Les Naturels sont l'inverse, des hédonistes dionysiaques, nymphomanes polymorphes, de Bons Sauvages édeniques qui feignent la naïveté et refusent tout vêtement au nom du Retour à la Nature. 

Les Néo-Oralistes ont interdit tout texte théorique ou dogmatique, que ce soit la science ou la philosophie mais commencent à accepter la multiplication des textes s'ils sont des fictions littéraires. Pour l'instant, la série les a plutôt présentés très favorablement comme des héros de roman initiatique, malgré tout le sous-titre de Censure et de Mise à l'index réactionnaire de leurs interdits. C'est un peu paradoxal dans une série qui répète tout le temps que l'Art doit sauver le monde contre nos interdits fanatiques ou nos oppressions marchandes que de prendre de tels héros qui voudraient détruire les autres curiosités intellectuelles mais des indices peuvent laisser penser que cela ne sera pas aussi unilatéral par la suite. Si les Ethérés sont l'Intellect (et le refoulement), les Naturels sont le Corps et les Néo-Oralistes sont l'Imaginaire ou l'Âme, mais ces deux derniers fragments manquent aussi peut-être de quelque chose face à l'impérialisme des Ethérés. 

Juanalberto s'est créé son paradis avec son amour, Victoria qui est torturée par l'idée de ne pas être certaine de l'aimer avec son libre arbitre ou parce qu'elle ne serait en réalité qu'une création. Mais ce volume s'arrête avant que Juanalberto ait fini de répondre à cette angoisse de Victoria. 



On apprend que la cosmologie met deux soeurs au-dessus de Juanalberto : l'Aînée, l'Entropie, et la Cadette, "Elle", l'éternel féminin, source d'empathie ou de créativité. Juanalberto n'a pas pu créer son Univers sans échapper totalement au retour de l'Entropie dans le récit (et on peut deviner que c'est cette Entropie qui a commencé à faire dégénérer le totalitarisme des Ethérés. 

Limérius, le Lapin Blanc néo-oraliste, avait découvert les Arts que Juanalberto n'avait pas daigné transmettre directement à ses créatures. Il a commencé à assimiler la Musique, la Littérature et la BD. 

Cyprisse est une nymphe Naturelle, venue pour convaincre Juanalberto (éventuellement en manipulant la Déesse Victoria) de la nécessité de lutter contre les Inhibiteurs Photoniques. Elle fait son périple initiatique en croisant un(e) Ange Androgyne et en devenant hermaphrodite. Elle semble ne plus pouvoir contrôler sa forme depuis un usage abusif de psychédéliques. Son créateur Juanalberto, malgré tout son amour pour Victoria, n'est pas insensible à ses attraits. Mais Cyprisse, certes polyamoureuse, est aussi attirée par Ian. 

Ian est un Ethéré et aussi un des Avatars de "Tintin" de Hergé dans son côté angélique du Surmoi et du refoulement (il aurait des côtés qui ferait aussi plus penser au Professeur Tournesol). L'album précédent avait permis tout une exploration de la Ligne Claire retraduite dans la bd moebiusienne de Roosevelt, avec tout un jeu de miroirs décalés. L'humour de la parodie préserve du risque d'un discours préchi-précha où l'oeuvre d'art vante l'importance de l'art. 

Enfin, deux Spectres hantent l'Univers de Juanalberto, deux autres Canards comme lui, Hector Plasme et Paul Teurgaïste, en Tweedledee & Tweedledum, Dupont & Dupond qui sont venus visiter ce monde mais font allusion au fait que l'Entropie aussi va devoir y réintroduire un chaos que le Dieu placide feint de retarder. 

lundi 27 mars 2023

Das Nichts ist der zu gebärende Weltgott

La mort de Danton de Büchner (qui est montée en ce moment à la Comédie française par Simon Delétang) n'est pas qu'une opposition politique entre l'indulgent épicurien et le jacobin de la Terreur ou entre l'Eros tonitruant de l'Audacieux et le Thanatos froid de l'Incorruptible, c'est surtout pour le dramaturge une ontologie sur le Nihilisme, avant que Schopenhauer et Nietzsche n'en fassent des thèmes philosophiques sur le Mal du Siècle. 

Dans La mort de Danton, Büchner, révolutionnaire qui verra ses camarades torturés et exécutés et sera rattrapé très vite par la Faucheuse à 23 ans, ne veut plus parler seulement de l'Etat et des Révolutions, de la mort d'un homme ni même de la mort d'une espérance mais de la mort tout court. Il y a deux nihilismes dans la pièce : celui de Robespierre, nihilisme de l'idéal ascétique destructeur qui immole les corps à la vertu, mais il y a aussi celui de Danton. Danton est le nihilisme européen fatigué, consumé en dégoût mélancolique, et sa mort est aussi un suicide désabusé qui veut entraîner tout dans le néant. Danton dit à son camarade de prison Pierre Philippeaux (qui veut encore s'accrocher à une consolation en une harmonie céleste) que Dieu est mort : "le monde est chaos et le néant est le dieu du monde à naître". Curieusement, alors que Danton incarne les forces vitales dans la pièce, il est aussi le plus déprimé face à Robespierre car il est avant tout audace. Danton voudrait croire que cette virtu de l'audace du Machiavellien ne peut que l'emporter contre la vertu morale du Rousseauiste ("Ils n'oseront jamais", leitmotiv de Danton jusqu'à son arrestation). 

Ce qui rend le conflit moins manichéen entre ces deux Nihilismes est que les deux doutent de l'Individuation de leur personnage. Ce n'est pas seulement que tout oppose les deux mais aussi à quel point ils peuvent se rejoindre. Le Jacobin, bien sûr, est abstrait et croit instancier une vertu désincarnée. Mais son ennemi l'Indulgent dit aussi qu'il ne croit plus qu'aucun individu ne soit vraiment distinct et que dans l'Histoire leurs deux Masques, Maximilien et Georges, ne sont que Masques. Büchner a réussi avec la Révolution une scène de théâtre qui ne se limite pas à cette France de Germinal de l'An II. La Révolution devient alors à la fois lumière et nuit indistincte, un apeiron cosmique comme les premiers absolus de la métaphysique. C'est un Néant vide qui veut annihiler une autre de ses bulles et la Guillotine devient la seule idole de ce nouveau monde. 

Mais Danton a aussi un visage (et Marie-Jean Hérault de Séchelles monte à l'échafaud alors que les tricoteuses vantent les boucles de ses cheveux) et si son buste de gloire figée ne cesse de tomber de l'essence, c'est parce qu'il a assez de conatus pour vouloir rester vivre comme individu incarné (et ici, ce conatus concret est déjà métaphorisé avant tout comme la libido désorganisée de Danton aux bordels du Palais Royal). Danton cite souvent Epicure dans la pièce mais la référence est aussi spinoziste : chacun persévère dans sa nature et tous les idéaux abstraits ne sont que l'expression de ces appétits. 

La Révolution n'est pas qu'un Saturne qui dévore ses enfants et le Minotaure qu'il faut nourrir pour qu'il ne dévore pas ses pères, elle est la Gorgone qui va figer des fragments hors du monde dans cette crise, monstre qui va transformer de la mort en éternité. 



La mise en scène de Delétang insiste beaucoup sur ces Masques de Pierre. Le Jacobin voudrait être une statue de pierre et les Decemvirs du Comité du Salut Public autour de Bertrand Barère de Vieuzac (futur tombeur de Robespierre) portent des Masques pour être des idoles lointaines pour le peuple mais aussi parce que le pouvoir est devenu un lieu vide. Barère (qui fut en réalité un des pères de la Terreur) semble y accepter la Terreur plus par peur d'en être la prochaine victime. 

Même Robespierre a une belle scène de doute où il se surprend à se demander pourquoi il veut tant tuer Danton. Il se reproche alors son doute et le fait que sa conscience morale si pure ne le surveille tant qu'elle puisse même incriminer sa volonté de vertu. Ce bref moment de doute est un des rares instants d'humanité (de même que Danton ne cache pas à Julie qu'il est responsable des massacres de Septembre et que même le Tribunal révolutionnaire était vu par lui comme un moyen d'encadrer et de réduire de nouveaux Septembre). 

Cette version a retiré après la mort (et l'ajout de la fameuse phrase "Montre ma tête au peuple, elle en vaut la peine", qui, je crois, n'est pas chez Büchner) l'épilogue de Lucile, qui devant la mort de Camille, décide de crier "Vive le Roi" pour se faire arrêter. Mais il est clair dans le contexte que le Roi en question est bien la Mort et pas seulement le ressentiment contre l'échec de la Révolution. Lucile et Julie se suicident (Julie est un être imaginaire comme Marion, Danton avait perdu sa première épouse un an avant en février 1793 et venait de se remarier avec une jeune fille qui lui survécut) mais c'est la Révolution toute entière qui est en train de s'immoler dans une pulsion autodestructrice. 

jeudi 9 mars 2023

Bruit & baratin

Je suis complètement ignorant en informatique et ma connaissance de ces "Large Language Models" comme ChatGPT ne vient donc que de vulgarisation. Une chose qui me frappe en l'essayant est de comprendre pourquoi ce modèle peut à la fois (1) bluffer de manière parfois si spectaculaire du point de vue syntaxique ou même dans l'humour (vous pouvez lui demander de pasticher des textes) mais (2) ne pas se soucier du tout de la vérité, y compris sur des faits très élémentaires où le Modèle est très conciliant pour affirmer n'importe quoi selon ce que vous lui demandez (y compris en inventant des faits qui pourraient être pertinents). On pourrait croire que c'est plus difficile de faire un programme qui fait des phrases correctes que lui donner un paramètre de vérification où il cherche ce qui est vrai. Mais le LLM n'est pas du tout contrariant : si vous insistez pour qu'il vous défende quelque chose de faux ou d'absurde, il le fera aisément (sauf sur certains sujets où les programmateurs ont deviné des provocations possibles). 

L'idée - autant que je comprenne - est qu'il a accès à des millions de textes (qui peuvent se contredire dans ce qu'ils jugent vrai) et qu'il répond simplement en les combinant d'après ce qui semble le plus fréquent et probable. Donc si vous demandez un fait peu connu et donc peu contesté, il a plus de chances de vous donnez une réponse consensuelle et vraie, alors que pour un fait connu et plus victimes de délires complotistes, il sera donc plus relativiste et sera plus susceptible de donner autant de valeur aux suites de phrases fausses. Il y a tellement de pages Web où on doit citer des énoncés comme "On n'a jamais marché sur la Lune" ou "2+2 = 5" que ce genre de résultat doit avoir un certain poids et qu'il peut donc céder assez vite pour reconnaître que oui, en un sens, pourquoi pas, "2+2=5". Il n'est pas très contrariant comme cela ne le dérange pas de se contredire. 

Ce n'est donc pas seulement l'indifférence à la vérité (au "réalisme sémantique") qui est intéressant mais le fait que ce discours de "baratin" n'est que le résultat d'une émergence probabiliste à partir de textes déjà écrits. Il peut simuler une autorité ou une originalité par l'effet du nombre dans ses archives. 

Nous présupposons (peut-être un peu confusément) que la pensée claire du sujet doit être comme un système formel entièrement cohérent de propositions consistantes. Il paraît plus vraisemblable que la réalité psychologique de la pensée est nettement moins "logique". 

Au lieu de se rassurer que le Sujet est bien sûr plus profond et authentique dans son Intentionnalité Originaire que ces Modèles de Langage, il est plus vertigineux d'y voir certaines analogies entre l'original et sa simulation comme si les défauts de l'imitation révélaient une vérité ou un vide sur le modèle. Si jamais on a raison de penser que la pensée du sujet sort plutôt de processus connexionnistes en parallèle, de modules idiots "sub-cognitifs", alors la pensée peut se saisir plus comme ces émergences de Baratins sur un fond de "bruit" confus, ce qui nous fait accepter des propositions contradictoires ou mêmes des énoncés vides de sens qui ne sont rien que des successions fréquentes dans notre base de données de référence. 

L'information, le vrai ou le sensé ne sont que des épiphénomènes accidentels à la limite de ces torrents informes qui finiront par être sélectionnés soit pour certaines exaptations ou des avantages objectifs soit par des effets statistiques qui leur conféreront leur importance objective. 

Baratiner, ce n'est pas seulement vouloir persuader en disant n'importe quoi (sans se soucier de vérité), c'est aussi (pour utiliser pour une fois une métaphore qui sonne désagréablement comme du Merleau-Ponty) se laisser happer par ce flux de langage où on dit un peu n'importe quoi par manque de rigueur, par diplomatie, par suivisme, par consensus, par mimétisme, par irréflexion, par réflexe. Le sujet n'est pas qu'une activité d'effort conscient pour garder des déductions cohérentes mais plutôt ces réarrangements de termes et de phrases qui peuvent de temps en temps nous apparaître vraies ou vraisemblables parce qu'elles résonnent suffisamment avec ce bruit de fond confus. 

Être tolérant à l'égard de plusieurs types de discours confus ou avec plusieurs niveaux d'opinion plus ou moins sensée n'est peut-être pas vraiment une marque d'ouverture d'esprit mais un effet de ce baratin. Ce n'est pas le baratin rhétorique du sophiste qui veut en tirer un pouvoir, qui veut flatter, escroquer ou plaire. C'est un baratin plus généralisé au fond de toute pensée sans "volonté de pouvoir", un baratin plus "neutralisé" où la tension du scrupule de réalité et de cohérence n'apparaît plus que comme des paramètres optionnels qu'on peut plus ou moins varier. 

La différence entre ce bavardage et le discours rationnel peut ressembler à la différence entre des superpositions d'esquisses schématiques, plagiées, désorientées ou inabouties chez ceux qui ne savent pas dessiner et le trait maîtrisé des dessinateurs. Il est d'ailleurs amusant que les LLMs savent mieux structurer des phrases ou singer le logos que les "IA" graphiques ne savent dessiner le nombre correct de doigts ou même de mains dans leurs simulacres. 

Les lecteurs (s'ils ne sont pas des robots de moteurs de recherche) auront deviné que le texte ci-dessus est d'ailleurs auto-référentiel. Je crois qu'il a (plutôt) un sens mais ce jugement n'est pas le mieux placé pour s'analyser. 

lundi 6 mars 2023

Η ΠΌΛΙΣ – ΚΩΝΣΤΑΝΤΊΝΟΣ ΚΑΒΆΦΗΣ



Είπες· «Θα πάγω σ’ άλλη γη, θα πάγω σ’ άλλη θάλασσα.
Tu as dit ceci : « J'irai vers une autre terre, vers une autre mer.
 « Μια πόλις άλλη θα βρεθεί καλλίτερη από αυτή.
Où, une ville différente, une ville meilleure, je trouverai.
Κάθε προσπάθεια μου μια καταδίκη είναι γραφτή·
 Une peine et une douleur, chaque effort que je fais ;
κ’ είν’ η καρδιά μου — σαν νεκρός — θαμένη.
mon cœur est mort – mort et enterré.
Ο νους μου ως πότε μες στον μαρασμόν αυτόν θα μένει.
Mon esprit quand je suis ici se retrouve au cœur de ce lieu désolé.
Όπου το μάτι μου γυρίσω, όπου κι αν δω
Partout où mon œil se pose, partout je vois
ερείπια μαύρα της ζωής μου βλέπω εδώ,
les tristes et sombres ruines de ma vie, où ma foi
που τόσα χρόνια πέρασα και ρήμαξα και χάλασα.»
j’ai passé tant d’années, où je l’ai ruinée, où je l’ai brisée. »

*

Καινούριους τόπους δεν θα βρεις, δεν θάβρεις άλλες θάλασσες.
D’autres lieux, d’autres mers, tu ne trouveras.
Η πόλις θα σε ακολουθεί. Στους δρόμους θα γυρνάς
La ville te poursuivra. Au travers des rues, tu erreras
τους ίδιους. Και στες γειτονιές τες ίδιες θα γερνάς·
Et dans tes quartiers tu vieilliras ;
και μες στα ίδια σπίτια αυτά θ’ ασπρίζεις.
et dans ces mêmes maisons, grisonnant, tu deviendras.
Πάντα στην πόλι αυτή θα φθάνεις. Για τα αλλού — μη ελπίζεις—
Toujours, dans cette ville, tu reviendras. Pour les autres villes, n’espère pas –
 δεν έχει πλοίο για σε, δεν έχει οδό.
car de bateau pour toi, de traversée, pour toi, il n’y aura.
Έτσι που τη ζωή σου ρήμαξες εδώ
Alors ta vie, celle que tu as brisée en ce lieu,
στην κώχη τούτη την μικρή, σ’ όλην την γη την χάλασες.
dans cette petite maison, tu l’as brisée en tout lieu.

Constantin Cavafy (1863-1933), La ville. La traduction ci-dessus est par J. Lavauzelle

Autre traduction par Marguerite Yourcenar

Tu as dit : « J’irai vers un autre pays, j’irai vers un autre rivage,
pour trouver une autre ville bien meilleure que celle-ci.
Quoique je fasse, tout est condamné à tourner mal
et mon cœur – comme celui d’un mort - gît enterré.
Jusqu’à quand pourrais-je laisser mon esprit se déliter en ce lieu ?
D’où que je me tourne, d’où que je regarde
je ne vois que les sombres ruines de ma vie, ici,
là où j’ai passé tant d’années, gâchant ma vie, détruisant ma vie.
 
Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage.
Cette ville te poursuivra toujours.
Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes les quartiers, et grisonneras dans mêmes maisons.
Toujours tu termineras ta course dans cette ville. N’espère point autre chose ;
il n’y a aucun bateau pour toi, il n’y a aucune route.
Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu,
tu l’as détruite partout dans le monde.



Animum debes mutare, non caelum

dimanche 5 mars 2023

L'Anneau Unique, Boite d'Initiation

J'ai mené pour un groupe de 4 joueurs débutants (entre 9 et 13 ans) la petite campagne qui se trouve dans la boite d'initiation de l'Anneau Unique (2e édition). La boite contient les dés spéciaux du jeu (2d12 + 6d6) de très, très courtes règles (24 pages, autant dire que c'est trop allusif souvent pour un MJ débutant), une longue description de La/Le Comté (Shire, 52 pages), une aventure, quelques cartes d'objets avec leurs caractéristiques, une grande carte de la Comté, une carte de l'Eriador (la partie ouest des Terres du Milieu) et 8 personnages pré-tirés (les règles étant du crippleware sans création de personnage). 

Rorimac Brandybuck

Ces 8 pré-tirés sont deux aventuriers "vétérans" (Bilbo Baggins et le Nain Balin fils de Fundin), plus 6 PJ débutants, tous des Hobbits : Drogo Baggins (2908-2980) & Primula Brandybuck (2920-2980, les futurs parents de Frodo), Paladin Took (2933 - , futur père de Peregrin Took) et sa soeur  Esmeralda Took (2936- , future mère de Meriadoc Brandybuck), Rorimac Brandybuck (2902-3008, frère de Primula et futur beau-frère à la fois de Drogo et d'Esmeralda) et enfin Lobelia Bracegirdle ("Sanglebouc" en vf, 2918-3020). Bilbo (né en 2890) a 70 ans, Rorimac 58 ans, Drogo 52 ans, Lobelia 42 ans, Primula 40 ans, Paladin, 27 ans, Esmeralda 24 ans. 

On est censé être une vingtaine d'années après l'expédition du Hobbit en Erebor, vers 2960, et je croyais comprendre que Lobelia (d'après même le texte de présentation de la fiche) devrait déjà être compromise dans l'affaire où les cousins Baggins ont tenté de voler Bag-End à Bilbo à son retour, mais la campagne semble présupposer que Lobelia n'est pas encore officiellement fiancée à Otho Sackville-Baggins et que Bilbo n'a en tout cas pas perdu toute confiance en elle (leur fils Lotho ne naît qu'en 2962). Soit vous décidez de ne pas faire jouer Lobelia si vous ne voulez pas trop de tensions dans le groupe, soit il pourrait être intéressant d'aller directement plus loin en en faisant un agent double qui travaille pour les Sackville-Baggins. Il est vrai que Lobelia connaît un "arc de rédemption" tout à la fin du Seigneur des Anneaux dans le roman mais on comprend mal dans ce scénario pourquoi elle accepterait de participer à des missions avec ce vieux fou de Bilbo alors qu'il la soupçonne de lui avoir volé son argenterie pendant son absence. 

Je ne parlerais que peu des scénarios et des règles. 

La petite campagne est une suite de scénarios pour apprendre à explorer la Comté. Le site est censé être banal, assez idyllique et sans danger et les "missions" y ont donc souvent un petit côté assez "plat" pour des joueurs habitués aux conventions de la fantasy, ne serait-ce que pour créer un contraste avec le monde aventureux des Terres Sauvages dès qu'on s'en éloigne. Il y a bien 2-3 monstres en ballade mais les PJ doivent s'attendre à une introduction assez lente. Le grand avantage est que Nepitello connaît vraiment très bien les détails de cet univers et qu'on a rarement autant approfondi ce petit monde des Hobbits. Mais pour l'apprécier, je pense qu'il faut des fans du LotR sans quoi ils vont s'ennuyer. Le guide de la Comté est joli mais ne me convainc pas vraiment qu'on puisse y mener longtemps une campagne. 

Les règles ne m'ont pas emballé. J'ai trouvé les jets de dés très hasardeux et difficiles à maîtriser. Parfois un personnage sacrifiait un point d'espoir, avait droit à de nombreux dés mais ratait alors qu'un autre pouvait avoir soudain par hasard une réussite automatique avec un niveau moindre de compétences. Les PJ ont de nombreux points d'endurance et je crains des combats un peu longs (mais au moins ces règles d'initiation ont déjà quelques options dans l'interprétation des réussites critiques). 

Le scénario laisse beaucoup de latitude au MJ mais cela me paraît un peu trop difficile parfois pour un débutant. Par exemple, ils peuvent rencontrer un Troll et la rencontre peut mal se passer pour les PJ s'ils ne devinent pas qu'ils peuvent tenter une approche originale sans violence directe. Mais c'est aux joueurs d'inventer cela, et je ne vois pas très bien en pratique comment bluffer ce Troll, même en le supposant incroyablement stupide. 

Un petit détail féérique est qu'il est plusieurs fois impliqué que les bêtes parlent et ont une forme d'intelligence (là aussi, des PJ doivent parfois deviner qu'ils peuvent tenter de négocier avec eux) et en dehors de quelques créatures comme les Grands Aigles, je ne me souviens pas tellement que la Terre du Milieu était si proche d'un conte fabuliste de ce genre. 

Add. Mithriel a une recension