La mort de Danton de Büchner (qui est montée en ce moment à la Comédie française par Simon Delétang) n'est pas qu'une opposition politique entre l'indulgent épicurien et le jacobin de la Terreur ou entre l'Eros tonitruant de l'Audacieux et le Thanatos froid de l'Incorruptible, c'est surtout pour le dramaturge une ontologie sur le Nihilisme, avant que Schopenhauer et Nietzsche n'en fassent des thèmes philosophiques sur le Mal du Siècle.
Dans La mort de Danton, Büchner, révolutionnaire qui verra ses camarades torturés et exécutés et sera rattrapé très vite par la Faucheuse à 23 ans, ne veut plus parler seulement de l'Etat et des Révolutions, de la mort d'un homme ni même de la mort d'une espérance mais de la mort tout court. Il y a deux nihilismes dans la pièce : celui de Robespierre, nihilisme de l'idéal ascétique destructeur qui immole les corps à la vertu, mais il y a aussi celui de Danton. Danton est le nihilisme européen fatigué, consumé en dégoût mélancolique, et sa mort est aussi un suicide désabusé qui veut entraîner tout dans le néant. Danton dit à son camarade de prison Pierre Philippeaux (qui veut encore s'accrocher à une consolation en une harmonie céleste) que Dieu est mort : "le monde est chaos et le néant est le dieu du monde à naître". Curieusement, alors que Danton incarne les forces vitales dans la pièce, il est aussi le plus déprimé face à Robespierre car il est avant tout audace. Danton voudrait croire que cette virtu de l'audace du Machiavellien ne peut que l'emporter contre la vertu morale du Rousseauiste ("Ils n'oseront jamais", leitmotiv de Danton jusqu'à son arrestation).
Ce qui rend le conflit moins manichéen entre ces deux Nihilismes est que les deux doutent de l'Individuation de leur personnage. Ce n'est pas seulement que tout oppose les deux mais aussi à quel point ils peuvent se rejoindre. Le Jacobin, bien sûr, est abstrait et croit instancier une vertu désincarnée. Mais son ennemi l'Indulgent dit aussi qu'il ne croit plus qu'aucun individu ne soit vraiment distinct et que dans l'Histoire leurs deux Masques, Maximilien et Georges, ne sont que Masques. Büchner a réussi avec la Révolution une scène de théâtre qui ne se limite pas à cette France de Germinal de l'An II. La Révolution devient alors à la fois lumière et nuit indistincte, un apeiron cosmique comme les premiers absolus de la métaphysique. C'est un Néant vide qui veut annihiler une autre de ses bulles et la Guillotine devient la seule idole de ce nouveau monde.
Mais Danton a aussi un visage (et Marie-Jean Hérault de Séchelles monte à l'échafaud alors que les tricoteuses vantent les boucles de ses cheveux) et si son buste de gloire figée ne cesse de tomber de l'essence, c'est parce qu'il a assez de conatus pour vouloir rester vivre comme individu incarné (et ici, ce conatus concret est déjà métaphorisé avant tout comme la libido désorganisée de Danton aux bordels du Palais Royal). Danton cite souvent Epicure dans la pièce mais la référence est aussi spinoziste : chacun persévère dans sa nature et tous les idéaux abstraits ne sont que l'expression de ces appétits.
La Révolution n'est pas qu'un Saturne qui dévore ses enfants et le Minotaure qu'il faut nourrir pour qu'il ne dévore pas ses pères, elle est la Gorgone qui va figer des fragments hors du monde dans cette crise, monstre qui va transformer de la mort en éternité.
La mise en scène de Delétang insiste beaucoup sur ces Masques de Pierre. Le Jacobin voudrait être une statue de pierre et les Decemvirs du Comité du Salut Public autour de Bertrand Barère de Vieuzac (futur tombeur de Robespierre) portent des Masques pour être des idoles lointaines pour le peuple mais aussi parce que le pouvoir est devenu un lieu vide. Barère (qui fut en réalité un des pères de la Terreur) semble y accepter la Terreur plus par peur d'en être la prochaine victime.
Même Robespierre a une belle scène de doute où il se surprend à se demander pourquoi il veut tant tuer Danton. Il se reproche alors son doute et le fait que sa conscience morale si pure ne le surveille tant qu'elle puisse même incriminer sa volonté de vertu. Ce bref moment de doute est un des rares instants d'humanité (de même que Danton ne cache pas à Julie qu'il est responsable des massacres de Septembre et que même le Tribunal révolutionnaire était vu par lui comme un moyen d'encadrer et de réduire de nouveaux Septembre).
Cette version a retiré après la mort (et l'ajout de la fameuse phrase "Montre ma tête au peuple, elle en vaut la peine", qui, je crois, n'est pas chez Büchner) l'épilogue de Lucile, qui devant la mort de Camille, décide de crier "Vive le Roi" pour se faire arrêter. Mais il est clair dans le contexte que le Roi en question est bien la Mort et pas seulement le ressentiment contre l'échec de la Révolution. Lucile et Julie se suicident (Julie est un être imaginaire comme Marion, Danton avait perdu sa première épouse un an avant en février 1793 et venait de se remarier avec une jeune fille qui lui survécut) mais c'est la Révolution toute entière qui est en train de s'immoler dans une pulsion autodestructrice.
1 commentaire:
La lutte éternelle du Bien contre le Mal!
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