mardi 26 octobre 2021

Terry K. Amthor (1958-2021)

 Le créateur de jeu Terry Amthor est mort il y a un mois et il n'avait (presque) que 63 ans. Un des co-fondateurs de ICE, il créa l'univers de Shadow World (une fusion high fantasy/space opera de JRR Tolkien et de Frank Herbert) et plusieurs suppléments sur les Terres du Milieu comme Lorien, Rivendell ou la Cour d'Ardor. Il co-créa aussi l'univers de space opera de Space Master (qui est dans le même univers que Shadow World et où il utilise aussi des pseudonymes comme "Alexander Brooke Lindsay" et "Preston Eisenhower IV"). 

La nécrologie mentionne sa soeur Tamara, ce qui me fait penser que l'un de ses premiers suppléments, Cloudlords of Tanara était un hommage (tout comme "Sister Rebecca" dans l'édition Moldvay de Basic D&D). 

dimanche 10 octobre 2021

Les mondes de Tiānxià Guīyuán


J'ai plutôt aimé L'Essor des Phénix (天盛长歌, Tiānshèng Cháng Gē, littéralement l'Epopée des Tiānshèng) la série fantastique chinoise qui passe sur Netflix (70 épisodes). Elle est adaptée d'un des romans de "Tiānxià Guī Yuán" (天下歸元) mais ce serait si librement que même la fin du livre a été changée. Le début paraît parfois très elliptique et allusif tant il y a d'éléments à absorber. 

De son vrai nom Lú Jīng, 卢菁), Tiānxià Guīyuán est une écrivaine chinoise qui a écrit plusieurs romances à l'eau de rose fantastiques dans des mondes imaginaires qui seraient à peu près à la Chine impériale ce que Game of Thrones est à la Guerre des Roses (l'aspect d'intrigues sombres de Cour est encore accentué dans l'adaptation TV).  

L'Essor des Phénix se passe des siècles après le cadre dans L'Impératrice Fuyao. Bien que ce soit censé être un Autre Monde, les éléments de l'histoire réelle de la Chine sont parfois directs, notamment sur la religion taoïste ou bouddhiste. Dans un épisode, on dit que le Prince Ning Yi est "aussi intelligent que Zhūgé Liàng", le ministre génial dans L'épopée des Trois Royaumes. Le fait de choisir une Terre alternative au lieu d'une dynastie réelle permet de donner plus de liberté ou d'importance aux héroïnes dans le pays de l'Impératrice Wǔ Zétiān

Dans Fúyáo húanghòu 扶搖皇后 (L'Impératrice Fuyao, 2008), le début comprend un voyage inter-dimensionnel. On parle dans les conventions littéraires du genre chuānyuè 穿越, "traversée", les personnages sont souvent féminins mais voyagent généralement plus dans l'histoire réelle vers une des Dynasties passées. Meng Fúyáo était à l'origine une archéologue de notre époque qui se retrouve (après être tombée dans une tombe) réincarnée dans le corps d'une enfant à la naissance mystérieuse (née dans un lotus) et dans un Autre Monde. Elle est élevée comme esclave dans une secte taoïste (secte de l'épée de Xuanyuan) mais va se hisser progressivement à la tête de l'Empire des Cinq Royaumes, face à divers événements surnaturels et en séduisant un des Princes impériaux, Zhangsun Wuji. 

Selon les conventions du roman fantastique de xiānxiá, elle va même finir comme une xiān (une "Immortelle"). Le livre, paru d'abord sur Internet, a gagné des prix littéraires et a été adapté dans une série télévisée, La Légende de Fúyáo (扶摇, 2018). 

Dans Di Huang 帝凰 (L'Impératrice Phénix, 2009), l'idée de départ me paraît plus originale. L'Impératrice Mingrui est assassinée dès le début mais renaît aussitôt (je crois comprendre qu'il y a encore une part de paradoxe temporel), réincarnée dans l'enveloppe d'une simple servante qui va enquêter sur le meurtre de son incarnation passée pour trouver qui était derrière le complot à la Cour de l'Empire des Six Royaumes (il y a de l'inflation). 

Le mot (fèng)huáng (鳳凰) qu'on traduit comme "Phénix" (huang étant la phénix femelle) est un oiseau mythique chinois qui n'a pas l'idée "Renaissance" ou de flammes comme le mot Phénix en Europe (c'est seulement le Roi des Oiseaux et donc l'Oiseau des Rois) mais il y a dû y avoir une influence occidentale et l'idée a dû évoluer car ces cycles de romans jouent clairement sur ce thème de renaissance. 

D'autres romans de "voyages" de Tiānxià Guīyuán comprennent Le Sourire de Mille Taëls (千金笑), et L'Eparpillement des Moineaux (燕傾天下). 

Puis Tiānxià Guīyuán écrivit ensuite Huáng Quán (凰权, Le Pouvoir des Phénix) où l'héroïne, Fèng Zhīwēi, est une Lettrée travestie surdouée et ambitieuse qui cache son sexe pour percer dans le monde impériale et qui va faire l'objet de plusieurs quiproquos (étant aussi poursuivie par une des filles de l'Empereur). Elle apparaît parfois comme une sorte de Jon Snow mais ce n'est peut-être qu'une coïncidence. Elle n'a pas les superpouvoirs fantastiques de Fúyáo, elle est juste une super-Mandarin et on semble être dans un cadre plus "réaliste" que dans du xianxia (en tout cas dans les premiers épisodes que j'ai vus). 



L'adaptation TV (Tiānshèng Cháng Gē) a inversé la priorité en se centrant bien davantage sur son principal amoureux, le Sixième Prince impérial Níng Yì

Il y a environ 18 ans, l'Empire a connu un changement de dynastie. L'Empire Dasheng a laissé la place à l'Empire Tiānshèng (dirigé par la famille Ning et l'Empereur Níng Shìzhēng). Toute la dynastie précédente (qui semble avoir été tyrannique) a été massacrée même s'il subsiste des rumeurs sur au moins un enfant qui aurait été épargné. C'est le jeune Prince aîné Ning Chuān qui tenta de tuer cet héritier encore nourrisson mais la rumeur continue à penser que c'est Ning Yi qui l'aurait tué alors qu'il n'était qu'un enfant. La société secrète de la Pagode Sanglante (Xuè Fútú, 血浮屠), les anciens gardes du corps des Dasheng, continuerait à vouloir venger cet enfant. 

L'Empereur Níng Shìzhēng, toujours inquiet d'une menace de cette ancienne faction, se méfie encore plus de ses propres enfants et avec raison comme chaque faction de Princes prépare un coup d'Etat. Il a déjà fait mourir un de ses fils, l'intègre 3e Prince Ning Yiáo, qui avait été victime d'un complot de ses frères. 

Le héros est le 6e Prince Níng Yì, le surdoué Prince de Chu. Sa mère, Yǎyuè, accusée de sorcellerie, a disparu quand il était enfant (elle aurait lancé un enchantement qui relie la santé de Ning Yi à celle de l'Empereur pour qu'il ne le fasse pas exécuter), et il a été enfermé à résidence depuis une douzaine d'années en prison dans un Temple parce qu'il avait soutenu son demi-frère Ning Yiáo. Il vient de revenir en grâce (seulement parce que son père paranoïaque veut l'utiliser pour affaiblir ses autres enfants du Clan Chang). Ning Yi se fait passer pour un incapable qui ne se soucierait que d'alcool et de soieries mais dissimule (assez mal en fait) qu'il est aussi machiavélique et ambitieux que ses frères, soucieux de se venger de toutes les injustices qu'il a vu commettre et prêt à créer un réseau complexe d'agents pour arriver au pouvoir ou se protéger des intrigues de la Cour. Il va tomber amoureux de Fèng Zhīwēi, nièce du Colonel Qiu, mais la Lettrée de génie est très partagée dans son rapport au Trône impérial et a fait le serment solennel sur l'âme de sa mère de ne jamais accepter d'épouser le Prince Ning Yi. 

Au début de l'histoire, les adversaires à la Cour sont surtout le sadique et malveillant Prince héritier Níng Chuān, allié au 2e Prince Níng Shēng, le redoutable Prince de Yan, à la Princesse Impériale Ning Sháo et au 5e Prince Níng Yán, le brutal et stupide Prince de Zhao. Ils appartiennent par leur mère au Clan Chang. Par la suite, on fera connaissance aussi de Ning Qi (7e Prince, Prince de Wei) et du jeune Ning Ji (10e Prince, Prince de Duan). 

dimanche 3 octobre 2021

Derrière tes paupières


"Apprends de la bête comment garder le silence"
Saadi de Shiraz, le Jardin des Roses


Derrière tes paupières est une pièce de théâtre de Pierre-Yves Chapalain, jusqu'au 10 octobre 2021 au Théâtre de la Colline, entre fiction spéculative sur notre discours scientifique post-humain, décalage comique et conte mythique.  

Le décor (scénographie d'Adeline Caron) est dans une forêt fantomatique, probablement un cerveau aux dendrites dans la brume. La nature y est brute et on y attend une éruption volcanique qui est peut-être un autre exutoire où le cratère du volcan serait l'orifice de la bouche qui va finir par parler. 

Le personnage principal, Eléonore (Marie Cariès) est une femme à la quarantaine et nous sommes peut-être dans sa tête. Elle s'agite, inquiète, elle perd ses mots, s'éparpille dans des amoncellements de post-its et elle vient consulter un médecin neurologue (joué par Pierre-Yves Chapalain) dans un futur proche où la technologie permet d'estomper la séparation entre l'intime et l'extérieur des paupières, en fouillant et cartographiant les forêts obscurs du cortex avec des nanomachines connectées. 

Les termes de science-fiction lancent des pistes d'un autre langage qui n'est ni la prose transparente ni la poésie. (Le même théâtre avait aussi présenté un mélange du mythe et de science-fiction avec Data Mossoul). 



Mais le problème d'Eléonore n'est pas du tout neurologique ou physiologique, peut-être à la rigueur un problème poétique ou métaphysique sur le langage banal et la distance entre les mots et les corps, entre les signes et la réalité physique. 

Eléonore est tendue par une mission professionnelle qu'elle présente comme l'Onguent d'Hector, une crème cosmétique qui préserverait et régénérerait les cellules de la peau comme le dieu Apollon tenta de préserver la chair du fils de Priam de son égide d'or contre les outrages d'Achille (Iliade, chant XXIV). C'est le premier dédoublement entre la figure de ce chamane qui explore les synapses et la chimiste qui enveloppe l'épiderme. Mais c'est Eléonore qui va entrer en guerre, et en grève du verbe, comme Achille se retirait dans sa tente et en grève par colère. Et comme dans le Silence de Nathalie Sarraute, tout le monde ne cesse plus de bruisser sur cette aphasie soudaine, sur le scandale de l'interruption du bavardage de la tribu. 

Eléonore a reçu il y a longtemps une lettre en persan de Darius, collègue biochimiste ou mentor qu'elle a sans doute aimé et admiré. Elle lit des livres de farsi mais refuse de traduire la lettre depuis des années. On ne sait pas pourquoi. Peut-être qu'elle craint que ce soit une déclaration trop banale, qu'elle soit amoureuse ou de rupture. Peut-être qu'elle craint de ne pas y retrouver la poésie de Saadi de Shiraz sur les vertus du silence dans son Jardin des Roses. Peut-être que ce "message" n'est qu'un code de l'ADN de Darius et une annonce de la fille d'Eléonore, Cadi (Hiba El Aflahi), dont on ne dit jamais qui est le père. 

Son ami, le brutal et insurgé Carl (Nicolas Struve) lui propose un traducteur, son ami Pierre ("de Rosette"). Mais elle ne répond pas. Cadi est la dureté orale, une part en fait plus hystérique que les refoulements d'Eléonore, et Carl, dans ses accès homicides, fait un retour aux aspérités du réel. 



Un des refrains de la pièce est le dédoublement. 

Maya (Émilie Incerti Formentini) est la Fausse Jumelle d'Eléonore. L'histoire est un échange entre ces deux moitiés de l'Oeuf, entre la divine Hélène et son simulacre, son ombre inversée (comme on dit que Hélène fut dédoublée en un simulacre envoyé par les dieux pour susciter la guerre). Maya dit se soucier d'Eléonore, vouloir la soigner mais elle ne cesse de lui rappeler sa culpabilité vis-à-vis de leur mère défunte et Cadi est la voix rugueuse du ressentiment contre cette tante qui représente peut-être une part sombre de mort en Eléonore. 

Le médecin a conçu une Plante-Machine, comme dirait La Mettrie, un androïde végétal qui est fait pour se connecter par ses ramures au cerveau d'Eléonore comme un auxiliaire, un aide-santé, un deus ex machina ou plutôt un deus homo poussé en serre dans l'humus. Toute notre science ne cesse "de planter des Arbres dans nos têtes", arbres de la connaissance ou arbre de la vie qui nous traverse. 

Elle le nomme Gabriel (excellent Pierre Giraud en Buster Keaton inhumain), comme le Messager de l'annonciation et il devient sa bouche, son extension. 

Il entre vite dans le tourbillon du langage comme s'il n'avait pas besoin de gradation et d'étapes et ses premières paroles sont donc un tourbillon plus qu'une structure ordonnée. L'Ange représente dans la théologie la possibilité d'une connaissance intuitive de l'absolu, la communication directe par le verbe divin sans passer par les intermédiaires du discours et ici ce Gabriel solaire est un ange embarrassé dans cette enveloppe qui vient de naître, un peu comme l'Hermès d'Amphitryon

Gabriel est si connecté avec Eléonore qu'il n'a pas à la soigner de son silence et qu'il peut la comprendre tout en la traduisant et en devenant son Double extérieur. Il explique qu'il n'y aurait que les arrangements des mots qui pourraient guérir le logos meurtri et offensé d'Eléonore. "Je ne veux pas d'un duo comique à la Laurel et Hardy", dit Maya qui voudrait imposer un discours de circonstances à Eléonore pour son mariage. 



Je croyais sur-déterminer ce mariage en pleine éruption volcanique mais Pierre-Yves Chapalain a insisté lui-même dans sa présentation sur la Discorde qui est semée aux Noces de Thétis et de Pelée, les parents d'Achille. Mais la Pomme de Discorde serait ici la scissiparité entre Eléonore et Maya (Hélène et son Ombre, Hélène et sa demi-soeur mortelle la meurtrière Clytemnestre) et non pas la guerre des Déesses. Lorsque le Médecin veut entrer (par effraction) dans les fragments d'intimité de l'enfance d'Eléonore, cette piste est écartée aussitôt par la pièce. La "solution" n'est ni dans le discours de thérapie cognitive ni psychanalytique. 

Je ne veux pas gâcher la fin mais on comprend de plus en plus qu'Eléonore et l'Illusoire Maya vont s'échanger mutuellement de plus en plus, une symétrie qui ne tient plus du langage. Gabriel est le double fidèle, le Héraut apollinien (même s'il est manipulé et trompé par les échos du Médecin quand celui-ci déforme les enregistrements de la voix d'Eléonore) mais la jumelle dizygote force Eléonore à sortir définitivement du langage commode de la Prose. 

Quand elle va revenir de ce silence vers un corps étrange et ambigu, souvenir de Darius ou bien fantasme de rivalité ("L'Homme" ou l'Hermaphrodite, ange joué par Kahena Saighi), elle va assumer un langage entièrement poétique mais c'est seulement pour un visage qui n'a plus l'air de se soucier de régénération ou de crainte du vieillissement mais qui redoute seulement de s'enraciner, au moment même où c'est le désir le plus profond de Gabriel. 

Le texte de Derrière tes paupières est édité aux Solitaires intempestifs. Voir aussi cette vidéo