samedi 17 septembre 2022

Saul Kripke (1940-2022)

Kripke, mort à 81 ans, fut un génie singulier dans l'histoire de la logique et de la philosophie, notamment pour son incroyable précocité (il publia ses premières découvertes de logique dès 17 ans et dialoguait d'égal à égal avec un titan comme Quine dès 22 ans à Harvard) et par sa manière de transformer radicalement (avec David Lewis) toute la philosophie analytique de la fin du XXe siècle ou le retour de la métaphysique. Le livre de Kripke, Naming and Necessity, (en français La Logique des noms propres) issu d'une série de conférences en 1971, est l'un des plus grands livres de la philosophie du XXe siècle. 

Kripke à la fin des années 50 quand il prouva la complétude de la logique modale


Je voudrais rester très introductif ici. Je me contenterais d'esquisser l'arrière-fond de quelques arguments tirés de Naming and Necessity sans parler du reste de son oeuvre (et par exemple pas de sa théorie de la Vérité et sa propre résolution du Paradoxe du Menteur). 

I Qu'est-ce que la logique modale ?

La logique moderne, recréée par Gottlob Frege et Bertrand Russell, a une puissance incroyable mais a été conçue avant tout comme un instrument mathématique pour représenter clairement des relations entre des termes, entre des "individus" (que ce soit des points ou des nombres quelconques) qui existent de manière éternelle et nécessaire. Cela n'a pas de sens de se demander si 3 va cesser d'être après 2 ou si 3 aurait pu ne pas être impair. 

La logique modale consiste pour simplifier à considérer des modèles plus complexes où on peut faire varier non seulement différentes relations entre des individus mais aussi des domaines d'individus. Au lieu de parler de 2 et de 1729, on peut parler de termes comme "le nombre de planètes" et se demander si ce nombre est 8 ou 9 ou ce qui se passe si ce nombre avait été différent. On dit qu'un nombre (ou un ensemble ou une propriété) est contingent quand il aurait pu être autre que ce qu'il est. 9 est nécessairement impair mais 9 n'est pas nécessairement le nombre de planètes. 

La logique modale a une puissance nouvelle puisqu'elle peut représenter ce que font notre langage et notre pensée dès que nous réfléchissons au changement ou à des possibilités alternatives. On peut se demander à quelle condition on peut dire que "L'actuel souverain du Royaume-Uni n'est plus le même souverain qu'il y a un an" car les propriétés d'un individu peuvent changer à travers le temps, ou bien se demander ce qu'aurait pu signifier "Le chef d'Etat de la Grande-Bretagne si cela avait été une République". 

II Les axiomes de Lewis

La logique modale avait été développée au départ uniquement comme plusieurs possibilités d'axiomes sans se demander ce que ces différents axiomes signifiaient en réalité. Le philosophe américain Clarence Irving Lewis (1883-1964, à ne pas confondre avec David K. Lewis, 1941-2001 qui a aussi travaillé en logique modale) avait classé différents axiomes possibles qui permettaient des enchaînements différents. Philosophiquement, CI Lewis était un pragmatiste particulier car il considérait que nous avions des cadres conceptuels "a priori" (indépendants de nos expériences) mais que nous avions en fait des choix pragmatiques à faire dans nos expériences) entre ces divers cadres "a priori". Contrairement à Kant où les catégories des concepts purs sont uniques, nécessaires et universelles comme conditions de penser pour tout être humain, pour CI Lewis, nos sciences étaient le développement de plusieurs catégories possibles parmi lesquelles nous devions et pouvions ensuite sélectionner selon différents intérêts et applications pragmatiques. 

III Le rejet de la logique modale par Quine

CI Lewis avait rendu la notion d' a priori "plurielle" avant qu'un de ses élèves à Harvard, Willard Van Orman Quine (1908-2000), n'aille jusqu'à récuser complètement les concepts de Kant en considérant qu'il n'y avait aucune différence absolue et nécessaire entre un jugement qui ne relèverait que de la logique et un jugement qui ne relèverait que d'un fait d'expérience. Quine admettait bien comme CI Lewis plusieurs logiques possibles mais il voyait qu'on pouvait très bien changer en énoncé "analytique" (dérivant uniquement des axiomes) ce qui paraît d'habitude "synthétique" à condition de changer des axiomes d'un système formel. 

Mais Quine rejeta la logique modale presque entièrement car il considérait qu'elle avait un vice philosophique : elle présupposait qu'il y avait un sens à parler d'individu en les séparant de telle ou telle propriété. Dès qu'on considère qu'il y a un sens à parler ainsi en séparant des propriétés possibles, des propriétés nécessaires et des individus possibles ou des mondes possibles, on glisse selon lui vers une position "métaphysique" sans même s'en rendre compte, qu'il appelait l'essentialisme. L'essentialisme au sens logique, c'est croire qu'on peut désigner directement un individu comme vide de toute propriété et qu'il y aurait aussi des individus qui ont des propriétés qu'ils peuvent ne pas avoir tout en restant le même individu ou bien au contraire des propriétés qu'ils ne peuvent pas ne pas avoir. Pour Quine, c'est obscur puisque nous décrivons dans nos pratiques effectives des individus via des propriétés qu'ils ont en réalité dans ce seul monde et pas en saisissant des propriétés essentielles indépendantes à travers d'autres "mondes possibles". Pour lui, je tomberais prisonnier de jeux de mots sans aucune condition claire de vérité si je me demande si tel individu est "nécessairement" ou pas tel qu'il est. La logique modale serait une mauvaise logique car elle nous ferait revenir vers des spectres métaphysiques que deux siècles d'empirisme et de sciences de la nature auraient tenté d'éradiquer. 

Il y a un monde et cela suffit, même si les sciences ont besoin d'autres structures mathématiques en plus pour analyser ce monde unique.  Quine affirmait que c'était l'expérience devait déterminer quelle logique nous devions appliquer mais il préconisait de nous astreindre à éviter toute logique modale un peu développée pour éviter de penser en de tels termes métaphysiques. On peut appeler cet interdit de Quine contre la logique modale son "extensionnalisme" : "Pas d'entité sans identité" (on ne doit pas supposer qu'il existe quelque chose si on ne peut pas donner de conditions claires de son identité). Pour Quine, se demander combien d'individus sont possibles a aussi peu de sens que de se demander combien d'anges peuvent entrer dans une aiguille. 

Toute la philosophie analytique de la seconde moitié du XXe siècle va réagir en se positionnant par rapport à cette austérité puritaine positiviste de Quine. 

IV La Nécessite de l'identité et notre rapport aux "Individus"

La logicienne Ruth Barcan-Marcus (1921-2012) démontra en logique modale un résultat assez paradoxal dès 1946, la formule de Barcan ou "Nécessité de l'Identité". En logique modale, on peut dire que si  x est identique à y, alors x est nécessairement identique à y et donc n'aurait pas pu ne pas être identique à y. L'identité au sens strict ne peut pas varier. Il n'y a pas d'identité contingente. Ou pour le dire de manière plus choquante en imitant la formulation de la Loi de Murphy : si x et y peuvent coïncider alors ils ne peuvent pas ne pas coïncider. 

Mais cela pose alors un problème sur ce qu'on appelle identité et même sur ce que signifie dans notre pensée le fait de désigner quelque individu que ce soit. La logique modale a été élaborée au contraire pour représenter le fait qu'un individu peut avoir des propriétés différentes et Quine ironisait contre ce résultat de Barcan comme une nouvelle pierre contre la clarté des concepts de la logique modale. (Par la suite, Barcan tenta de défendre qu'elle avait déjà anticipé les arguments de Kripke qui voulaient défendre l'interprétation de sa formule, ce qui créa une querelle amère de priorité entre elle et Kripke, mais l'avis général est que Barcan, quelle que soit sa priorité en logique, sous-estima rétrospectivement les apports originaux de Kripke dans sa défense philosophique). 

V Descriptions définies et noms propres au sens logique

On distingue donc depuis Bertrand Russell deux manières bien distinctes d'atteindre ou de viser quelque chose ou de faire référence à une entité : soit par connaissance directe d'un individu soit par la description indirecte d'une propriété. La connaissance directe d'un individu est ce que  Russell appelait (de manière un peu équivoque) un "Nom Propre Logique", un terme qui ne pourrait par stipulation désigner qu'un seul individu réel. 

Et Russell défendait l'idée qu'au sens rigoureux, un Nom Propre Logique quand on l'utilise dans la réalité ne désigne en réalité qu'une instance particulière d'une expérience singulière (telle nuance de couleur que je ressens ou tel événement avec telle onde electro-magnétique dans telles coordonnées spatio-temporelles). Mais dans notre langage, nous parlons souvent d'individus en ne connaissant d'eux que des descriptions. "Le Président de la République en 1958" désigne certes un seul individu réel mais je n'ai eu aucune connaissance directe de cet individu, c'est pour moi une description de certaines propriétés que j'associe ensemble pour former mon concept individuel de "De Gaulle", pas un nom propre "logique". Cela permet de dire que "Le Président de 1958 est De Gaulle" mais que la description aurait pu ne pas désigner l'individu réel De Gaulle. 

Et une description peut être trompeuse en ne renvoyant à rien : "L'actuel Roi de France" est une description non-dénotante et on peut donc dire que "L'actuel Roi de France est chauve" ou "L'actuel Roi de France a des cheveux" sont tous les deux faux sans contradiction puisque la référence est vide. 

VI Les mondes possibles de Kripke

Dès son jeune âge, Kripke devint célèbre en découvrant un moyen élégant en logique modale pour représenter les différents modèles qui peuvent rendre vrais des raisonnements et déductions entre des possibilités ou entre des temps différents. On parlait déjà des "mondes possibles" depuis au moins Leibniz, Russell, Carnap et CI Lewis mais Kripke ajouta une relation qu'on appelle "relation d'accessibilité" entre les mondes possibles et démontra que varier cette propriété de la relation d'accessibilité revenait à obtenir les différents axiomes qu'avait étudiés CI Lewis. Ce n'était pas qu'une différence de présentation, cela fournissait tout un nouveau domaine d'étude en clarifiant la compréhension des mondes possibles. Kripke avait démontré la complétude de la logique modale en prouvant que tout énoncé qui peut être démontré en logique modale admet des modèles où cet énoncé est vrai. 

Kripke avait bien des défauts comme son orgueil, son attitude vis-à-vis des femmes ou sa susceptibilité paranoïaque mais il avait une intelligence incroyable pour clarifier des questions. Dans de nombreux cas en philosophie du langage, de la théorie de la vérité jusqu'à l'essentialisme, sa manière d'étudier un problème paraît si simple qu'ensuite on a du mal à voir comment cela a pu ne pas paraître évident avant lui. C'est d'ailleurs la marque de grandes découvertes philosophiques que de débloquer des problèmes d'une telle manière qu'on se demande ensuite naïvement comment on pouvait faire ces confusions qui ont été démantelées. 

L'aspect philosophique de son travail consista à répondre (du moins en partie) aux objections de Quine contre la métaphysique des mondes possibles. Il considérait que la logique modale pouvait être plus neutre ou "innocente". Il semblait défendre une thèse de "déflation ontologique" où un monde possible (contrairement à la thèse réaliste de David Lewis) n'est vu tout au plus que comme un modèle mental ou linguistique d'une combinaison d'événements ou de propriétés. 

En un sens, l'attitude de Lewis et Kripke furent opposées dans leur rapport à leur maître Quine. Lewis prit au sérieux qu'on doit avoir des conditions plus claires d'identité mais qu'au sens propre aucun individu n'appartient à deux mondes différents si on prend le terme au sérieux. Kripke minimisa la réalité de cette notion de monde possible mais en admettant une zone crépusculaire où un même individu pouvait être dit le même avec des propriétés possibles différentes. 

VII Identité et propriétés essentielles

Mais Kripke devait concéder qu'il fallait bien introduire ce que Quine craignait comme une certaine forme minimale d'essentialisme au sens logique, c'est-à-dire qu'on devait bien distinguer une référence à des individus (ce que Kripke appela un "désignateur rigide") et des propriétés qu'on pouvait fixer comme "propriétés nécessaires" (ou essentielles, y compris pour des individus contingents) ou "propriétés contingentes" (ou accidentelles, propriétés qu'on a mais qu'on pourrait avoir sans cesser d'être identiques à soi). 

Par stipulation, un terme comme "Macron" est un désignateur rigide et je peux pourtant comprendre un énoncé comme "Macron aurait pu ne pas être Président". Macron est identique à Macron dans tout monde possible où on pourrait de manière intelligible réidentifier ce même individu mais il n'est pas nécessairement identique au Président. Si Macron signifiait nécessairement "Le Président actuel", je ne pourrais pas dire "Le Président aurait pu ne pas être Président". En revanche, je peux choisir de rendre rigide ou pas une description comme Président : le Président réel élu en 2017 (rigidement, notre Macron) aurait pu ne pas être Président dans un autre monde possible (ou François Fillon l'est, par exemple). 

(En passant, Kripke démontre que ce qu'il appelle "désignateur rigide" ne se réduit pas simplement à ce que Russell avait déjà étudié comme scope d'une description)

Kripke a contribué à clarifier la question en séparant deux choses, le point de vue épistémologique (ce que je peux connaître) et un point de vue métaphysique (ce que les faits sont). Si j'ignore des informations, je peux croire que Macron n'est pas Président. Je ne sais que de manière a posteriori qu'il l'est et rien dans ce désignateur Macron n'implique nécessairement ou métaphysiquement qu'il soit le Président. Mais même si tout ce que je savais a posteriori de lui était qu'il était Président dans la réalité cette description par laquelle j'ai accès à la connaissance de cet individu réel ne prouverait pas non plus qu'il est métaphysiquement nécessaire qu'il fût Président. 

VIII Essences d'espèces naturelles

Un des arguments qu'on associe le plus à cette distinction de l'épistémologie et de la métaphysique est plus associé à des arguments développés par Hilary Putnam à peu près à la même période (même si Putnam voulut ensuite encore moins que Kripke en défendre les conséquences métaphysiques). 

De même qu'on utilise le désignateur rigide pour suivre un même individu en des scénarios alternatifs très différents, on peut faire de même pour des essences d'espèces. 

Je peux dire que je ne sais pas a priori que l'eau est du H2O (je pourrais concevoir que ce que je décris comme de l'eau aurait pu être une description plus vague) mais pourtant qu'il est nécessaire que ce que nous décrivons en réalité comme de l'eau soit vraiment du H2O. L'eau = H2O est une identité nécessaire, comme Macron = Macron et pourtant nous avons bien appris quelque chose en le découvrant. Une identité peut être métaphysiquement nécessaire dans tous les mondes possibles où il y a vraiment de l'eau sans être "épistémologiquement inévitable", triviale ou connaissable uniquement par un concept a priori de l'eau. 

Si j'imagine une autre monde où coule de "l'eau" qui n'est pas du H2O, la conclusion de Kripke serait simplement que ce n'est pas de l'eau mais quelque chose qu'on désignerait en fait improprement comme de "l'eau" (du moins relativement à notre identification de ce terme où la science nous a révélé que c'était du H2O). Du point de vue linguistique, on peut certes modifier l'extension d'un mot et décréter que le jade ne désigne pas une seule vraie espèce naturelle mais une description plus vague qui peut s'appliquer aussi bien à la structure de la la jadéite qu'à celle de la néphrite. 

IX L'argument néo-cartésien de Kripke

Kripke s'est amusé ainsi à défendre un argument de distinction d'une représentation consciente et d'un événement physique. 

Son argument part de cette Nécessité de l'Identité. 

(1) Si A = B, alors A est nécessairement identique à B

(2) Il y a des identifications théoriques (comme "attraction magnétique = un effet d'une force électro-magnétique") qui sont bien nécessaires. 

(3) Mais si on découvre que tel phénomène conscient est réalisé dans tel événement physique, je ne peux pas en déduire qu'il est métaphysiquement nécessaire que les deux soient identiques. 

(4) Mais s'ils peuvent être distingués dans certaines possibilités alors ils sont distincts. 

Toute la difficulté du néo-dualisme (chez David Chalmers par exemple) consista à développer et défendre ce (3) en tentant de montrer qu'on peut vraiment savoir que les deux pourraient ne pas coïncider si un zombie sans aucune conscience réelle ou sans aucun vécu subjectif pouvait être un double physique parfait avec un traitement de l'information qui puisse semble de l'extérieur exactement similaire. 

Je ne pense pas personnellement que ce débat prouve le dualisme mais les outils formés pour le discuter ont ensuite raffiné des éléments de sémantique et toute une partie des discussions en philosophie de l'esprit sur le fonctionnalisme ont été renforcées par cette nouvelle manière de retrouver une distinction réelle entre la conscience et le corps. 

Une des différences entre Kripke et Lewis est que Kripke resta plus attaché aux questions de philosophie de la logique ou du langage alors que Lewis élargit ses interprétations de la logique modale au-delà, à des analyses de la Causalité par exemple, de manière bien plus paradoxale. Lewis pouvait être considéré comme un métaphysicien général alors que Kripke demeurait plus méfiant et se confinait davantage aux mêmes questions originelles sur la vérité ou sur la référence. 

Les deux sont assez techniques en réalité et les deux arrivaient à le cacher avec un langage assez familier qui dissimulait parfois la complexité formelle de ce qui était sous-jacent. Mais je pense que l'audace métaphysique a fini par l'emporter pendant un temps au début de ce siècle (même si on peut supposer un retour de balancier plus positiviste à nouveau après une exaltation métaphysique). 

Autres posts sur l'histoire récente de la philosophie analytique : Le retour de la métaphysique, Michael DummettRuth Barcan, Jaakko Hintikka, et mon cher Hilary Putnam

Maintenant que Putnam et Kripke sont morts, qui est le plus grand philosophe analytique vivant ? Le néo-Hégélien atypique Robert Brandom ? Le gnoséologue Timothy Williamson ? Le néo-Quinien atypique Stephen Yablo ? Ou ce bon vieux David Kaplan

Le retour de Dragonlance

A la fin de l'année 2022, Wizards of the Coast va ressortir son monde de DragonLance avec la campagne Shadow of the Dragon Queen, qui semble se dérouler dans le territoire de Nightlund régi par Lord Soth mais à l'époque de la première campagne de la Guerre de la Lance. Comment vont-ils éviter une impression de jouer des seconds rôles par rapport aux Héros de la première campagne ? 

Mais le plus original est qu'ils accompagnent la campagne d'un jeu de plateau, Warriors of Krynn, qui semble être un jeu tactique coopératif, avec un élément de role-play (chaque scénario correspondant à un chapitre de la campagne). Le fait que ce soit co-écrit par Rob Daviau peut rendre curieux. 

J'aurais préféré un jeu plus grand-stratégique mais j'espère surtout que le nombre des Dragons restera raisonnable. 

Ce que Game of Thrones avait bien compris est une sorte d'équivalent de la Loi du Rapport Inverse du Ninjutsu : s'il n'y a qu'une poignée de Dragons, ils sont très impressionnants, s'il y en a des Armées entières, cela devient juste des sortes de chevaux. La Guerre des Lances n'a pas réussi à donner une impression aussi nette que la Guerre de l'Anneau que le sort dépendait plus de l'héroïsme que de la quantité des troupes. 

Le nouveau roman de Weis et Hickman, Dragons of Deceit, est encore une histoire qui va brouiller l'histoire trop complexe de cet univers en y ajoutant des paradoxes temporels avec une Chevalière Solamnique, Destina Rosethorn, voyageant dans le Temps pour revenir agir dans la Guerre de la Lance et sauver son père, ce qui permet un étrange remake (ou reboot) où les deux auteurs peuvent repasser dans la même période 40 ans après. 

Both Rings were round and there the resemblance ceases

A ma grande surprise, je suis plutôt, après 4 épisodes, dans les fans de Rings of Power

Je ne voyais pas du tout l'intérêt de refaire si tôt une autre version du LotR en reprenant les mêmes choix que la version de Jackson (et je continue à croire que les saisons suivantes seront redondantes) mais je ne savais pas à quel point je serais satisfait de voir des choses comme (1) l'île de Numenor dans sa gloire, (2) Khazad-dum avant la Moria et avant le Fléau de Durin, (3) Celebrimbor forgeant les Anneaux (et les Portes de Durin) en Ost-in-Edhil, (4) la fondation du Mordor à l'époque où c'était encore habité et avant que la terre n'y soit empoisonnée ou (5) Les Deux Arbres de Valinor. 

La partie Prequel a de nombreux défauts des analepses (une bonne analepse devrait faire changer de perspective sur le présent par un contraste et non pas répéter ou simuler le présent) mais j'ai quand même envie de voir cette première saison. 



Ce que Tolkien aime par dessus tout est de créer un cadre uniquement pour produire de la nostalgie, un arrière-fond qui ne vaut que comme une Terre Perdue, comme Royaume Déchu, que ce soit Valinor, Doriath, Nargothrond, Gondolin, etc. L'intérêt de cette Première Saison n'est pas que comme une préfiguration redondante (Halbrand en Aragorn raté, Arondil en Legolas, l'amitié Durin-Elrond pour Legolas & Gimli etc.) mais pour avoir un sentiment de Perte quand tout cela sera détruit... On ne verra pas seulement la première défaite de Sauron ou la victoire en demi-teinte d'Isildur mais des chutes à répétition de tant de Royaumes (surtout s'ils condensent toute la chronologie de la fin du Second Âge en y mettant aussi celle de Khazad-dum qui remonte au Troisième Âge). 

Oui, c'est en très grande partie de la fanfic professionnelle très libre et il y a parfois des fautes de goût. Je n'aime pas tellement voir Galadriel sauter comme Black Widow et prendre la pose dramatique quand elle abat un Troll des Glaces de son sabre (et elle n'aurait pas pu revenir en Valinor, les Valar ne lui ont pas encore pardonné le soutien de cette fille de Finarfin à Feanor - ou du moins de sa désobéissance aux Valar dans la version d'Unfinished Tales où elle a toujours été opposée à Feanor). 

Les Nains demeurent comme chez Jackson des personnages de faire-valoir comiques (c'était déjà un peu vrai chez Tolkien mais pas au point de vous faire sortir de l'immersion). Les Harfoots ne sont pour l'instant toujours pas très intéressants. L'amour entre Elfe et Humaine risque d'enlever un peu du caractère exceptionnel de l'union d'Aragorn et Arwen (de même pour l'amour incongru entre Tauriel et le Nain ajoutée dans l'adaptation du Hobbit). Theo, Halbrand ou Adar feront tous probablement des Spectres de l'Anneau acceptables mais on a du mal à s'attacher à eux. 

Mais peu importe. Cela n'enlève pas le plaisir de voir les Deux Arbres, les statues d'Ulmo et d'Eärendil dans la Baie du Port de Rómenna, ou l'Arbre blanc Nimloth encore en fleurs. Au-delà de la simple "franchise" sans âme ou aseptisée, il reste quand même une petite branche de la puissance mythopoïetique de Tolkien.