jeudi 24 mars 2022

"Occupy Tékumel"

Face aux révélations si décevantes sur l'antisémitisme du Professeur Barker, la réaction principale est une forme de sidération (voir Shannon Appelcline ou comme dit Grognardia, "choc et sentiment de trahison") et parfois de déni

Certains, comme Jeff Berry ou Dave Morris, un des principaux gardiens de la flamme de Tékumel (et dont j'aime beaucoup le jeu Tirikelu, continuent à s'accrocher à l'idée que Barker avait pratiqué une performance aberrante, dissociée et inquiétante digne du comédien Andy Kaufman en jouant avec une personnalité hétéronyme (un peu comme prétendaient le croire les défenseurs d'antisémites comme Dieudonné ou de Mehdi Meklat, comme dans le récent film de Laurent Cantet, Arthur Rambo). 

Et même Morris qui défend cette hypothèse ultra-charitable admet que ce n'est quand même pas à l'honneur du Professeur qui aurait été au mieux pervers et aurait ainsi joué avec les idées les plus ignobles dans la littérature spéculative. La seule hypothèse qui pourrait sauver Barker serait une démence depuis au moins 1989 (quand il rejoint la revue négationniste) mais je ne suis pas sûr que cela nous préserverait. 

L'expression "OCCUPY TEKUMEL" vient d'un post sur Facebook de Jeff Dee selon ce joli article de Jeff Grubb

Voir aussi cette vidéo de Paco "GMS" qui évoque cette expression. 

Ou bien celle-ci "sauver Tékumel de son créateur" (où on apprend que Barker écrivait des lettres contre le racisme dans les anciens pulps de sf des années 50). 

Je ne voudrais pas trop répéter le message précédent mais je continue à m'étonner à quel point Tékumel paraissait être l'un des univers les moins sujets aux obsessions récentes des extrêmes-droites au XXe siècle. Barker insistait sur un relativisme culturel où la société impériale, qui pratiquait polygamie et polyandrie, était relativement peu misogyne et dénuée de toute homophobie par exemple - même si cela semblait souvent être plus pour reprendre des fantasmes classiques sur des lesbiennes. La théologie n'évoquait pas un néo-paganisme triomphant d'extrême droite, on avait là une forme plus nihiliste dérivée de Lovecraft et des Pulps, pas de l'idéalisation de panthéons archaïques. On savait que les Dieux de Tsolyanu n'était qu'une classification partielle et partiale d'une réalité numineuse indicible. Les Européens avaient disparu et on ne jouait que des descendants d'autres branches de l'Humanité. Certes, il y avait des cultures ultra-conservatrices sur certains points (impossibilité de relancer le progrès technologique pour ne pas "briser" l'atmosphère, par exemple impossibilité absolue d'inventer l'Imprimerie) mais c'était un trope de fantasy qui n'était pas décrit comme désirable. 

Pour ma part, je n'arrive pas à traiter cette information et à séparer Tékumel et Barker, en tout cas pour l'instant. Je devrai donc tenter de me forcer à ne plus écrire dessus. Il va falloir "tuer" le père ou du moins faire le deuil du scribe principal de l'Empire du Trône de Pétales. 

Je pense que pour plusieurs comme moi, ce qui nous rendait si fans de Barker est qu'on pensait qu'il y avait quelque injustice à ce que cet univers complexe n'ait jamais atteint le succès qu'il méritait. Maintenant, j'ai honte au contraire d'avoir tant idolâtré l'auteur (qui, selon des témoignages, était devenu si amer face à cet échec). On comparait Barker à Tolkien mais Tolkien, pourtant né en Afrique du Sud des décennies avant Barker, s'en sort tellement mieux rétrospectivement. Je me moquais tout le temps des romans de Raymond Feist qui avait pillé Barker mais à présent, c'est presque l'inverse à mes yeux, comme si on avait envie de surenchérir sur toute tentative de voler le facho et de disperser ces idées loin de leur auteur. 

La proposition de reprendre Tékumel en retirant certains éléments qui sont jugés suspects (comme les indigènes tous hostiles) ne m'attire pas tellement. J'aime bien l'univers de Jorune ou Shaan où ce sont les colons humains qui avaient massacré des indigènes innocents mais les indigènes de Tékumel sont plus des "xénomorphes" à la Alien, pas de gentils Shantas. Et même si j'ai très envie de jouer dans de nouveaux cadres plus démocratiques, je ne m'imagine pas changer l'Empire en une société moins rigide et moins hiérarchisée. 

Ce que je crains est que bientôt non seulement ce monde soit toujours associé à ces péchés du père mais aussi qu'il finisse par attirer un nouveau public qui viendrait après avoir entendu parler de ces péchés, et que la base des fans ne devienne vraiment nazie. 

Si je veux des univers non-eurocentriques mystérieux, il y a à présent tant d'autres exemples, que ce soit Jorune, Shaan ou le récent Emysfer (sans parler du sommet d'exotisme qu'est le jeu québècois Mechanical Dream). 

Le prolifique Grognardia, qui faisait le fanzine Excellent Travelling Volume, a créé son propre erzatz de substitution à Tékumel depuis plusieurs mois, sha-Arthan, mais le pastiche sonne parfois un peu trop similaire à l'original. Et malgré la quantité de goûts que j'ai en commun avec l'auteur en jeu de rôle (sa fascination pour Traveller et pour EPT) et en philosophie classique (dans une autre vie, il a travaillé sur Leibniz, je crois), des rumeurs veulent qu'il soit plus ou moins un sédévacantiste, même si son post récent montre au moins qu'il n'a rien à voir avec un représentant de ce mouvement comme Mel Gibson. 

samedi 5 mars 2022

Chusúni-kh & Svastika : le créateur et son ombre

J'ai du mal à admettre une nouvelle aussi décevante : Muhammad Abd-al-Rahman Barker  (1929-2012), le créateur du monde de Tékumel dissimulait des passions antisémites et néo-nazies. Décidément, il y a une malédiction raciste aux origines du jeu de rôle. 

Sous le pseudonyme de "Randolph D. Calverhall" (allusion à un des ancêtres du clan Barker), il a publié un roman de science-fiction ouvertement nazi de 450 pages (pas une parodie ironique comme The Iron Dream, 1972, de Norman Spinrad), Serpent's Walk chez un éditeur néo-nazi américain, National Vanguard, avec la date 1991). 

C'est entièrement au premier degré avec des héros nazis survivants du IIIe Reich qui créent un réseau de médias dans les années 2040 pour obtenir une hégémonie idéologique contre les juifs "qui dominent la planète". C'est aussi un fantasme de "conversion" où un héros pas encore nazi a son Chemin de Damas pour épouser l'hitlerisme et la cause "aryenne". A la fin, une sorte d'Internationale Nazie finit par l'emporter (et le narrateur fait l'éloge fasciné d'autres Nazis non-allemands comme Léon Degrelle, le célèbre ami de Hergé qui prétendait être le modèle de Tintin). Il cite en exergue de chapitres des passages de Mein Kampf

L'auteur a aussi l'air d'être dans la contradiction négationniste du chaudron disant que le génocide n'a pas eu lieu, qu'il ne veut que défendre la liberté d'en discuter  mais que les Nazis auraient dû le faire. 

L'Islam de MAR Barker n'apparaît pas de manière très visible après un survol de ce livre médiocre et il y a même quelques passages curieusement agnostiques (qui semblent dire que Dieu n'est qu'une manière de nommer l'indicible) mais il ne fait pas de doute que ce n'est pas qu'un défoulement dément mais la révélation de ses propres conceptions qu'il ne voulait pas associer à son vrai nom. Je n'ai pas l'impression qu'il prétende vouloir se fonder sur une critique plus ou moins "musulmane" d'Israel (Barker a commencé sa conversion en 1951 en visitant le Pakistan), c'est de l'antijudaïsme d'extrême droite traditionnel du genre des Protocoles des Sages de Sion. D'ailleurs, les Nazis européens intéressés par l'Inde sont généralement plus attirés par l'hindouisme que par l'Islam (je ne crois pas que MAR Barker ressemble à l'itinéraire de l'archi-traditionaliste René Guénon / Abdel Wâhed Yahiâ). 

La seule chose "positive" qu'on puisse dire de ce torchon est qu'un des critiques nazis sur le site Goodreads s'est plaint que l'ennemi juif soit plus décrit comme un simple adversaire politique que comme un mal absolu. Mais ce serait là une maigre consolation que certains Nazis trouvent que son roman ne l'est pas assez. 

Je ne viens de l'apprendre que cette semaine grâce aux recherches d'Alex/Dreikanter / Cyanide Baby. La source première était l'islamologue chiite Amina Inloes qui fait un éloge de ce livre dans la note 25 de son article sur Barker : 

Discussing this novel posed an ethical dilemma. The work is clearly Barker’s – not only does his share his writing style and interests, but it is published in the name of one of his ancestors. (It is also attributed to him in at least one library catalogue.) It refers extensively to the Muslim and South Asian heritage, including a quotation from an eleventh-century Arabic tome on warfare, and dialogue about the esoteric cosmology of Ibn 'Arabı, and the theory of the “divine attributes of majesty and beauty” (asma al-jalal wa al-jamal). Hence, any discussion of the intersection of Barker’s beliefs and writing should include this work. This novel has actually been discussed more extensively in academic literature than his Tekumel novels, and, in my view, the writing is superior. However, the novel explores potentially inflammatory political viewpoints, and it was impressed upon me that it was best to preserve the façade of anonymity. I thus will leave it to the interested reader to dig it up

Je ne vois pas du tout comment elle peut dire que ce roman de sf nazi serait supérieur au cycle de Tékumel, et n'aurait que des conceptions "potentiellement provocantes". Son article est très approfondi sur la personnalité assez secrète et contradictoire de Barker. On apprend par exemple qu'il pratiquait l'astrologie mais avait une conception très "désenchantée" de l'Islam en refusant tout djinn ou occultisme (auquel il semblait croire quand même par ailleurs mais en le séparant de son islam "austère"). 

Ce roman a été discuté grâce à Dreikanter sur le Discord Petalhead (dans le forum Just Off the Boat) en novembre 2021 et Victor Raymond, dirigeant de la Fondation Tékumel (et dont l'enseignement de Critical Race Theory pourrait être difficilement plus diamétralement opposé à ce Barker crypto-nazi), a dit savoir en effet que "Randolph Calverhall" n'était autre que Barker et qu'il regrettait de ne pas avoir osé le révéler publiquement auparavant. Un commentateur a dit que Barker (qui a commencé dans le fandom de science-fiction des années 1940 avant de devenir linguiste) collectionnait aussi des memorabilia nazis, ce qui est un signe assez clair en général. Jeff Dee, le créateur de Bethorm, un des jeux de rôle sur Tékumel, a décidé, avec l'accord de la Fondation Tékumel, de retirer son hommage à Barker de son jeu et de ne plus le considérer comme "co-auteur". 

Je suis assez désemparé car on ne parle pas simplement de vues étranges, hétérodoxes ou "conservatrices" (comme pour deux de mes auteurs favoris, le libertarien idéologue Poul Anderson ou le royaliste Georges Dumézil) mais d'une pathologie politique bien plus violente et radicale. Et il ne semble pas que ce soit par exemple un texte de "jeunesse" que l'auteur aurait pu désavouer. Si cette date de 1991 est la première édition, il l'a envoyé à 60 ans à un éditeur néo-nazi (quelle que soit la date réelle de la rédaction). 

Je n'ai jamais trouvé la moindre trace de ce racisme dans les textes sur Tékumel et je trouvais même que c'était l'inverse, une sorte de commentaire conscient et ironique contre le racisme impensé des univers de fantasy eurocentrique. Les humains qui dominent Tékumel sont décrits comme ressemblant à des Mayas (avec des influences indiennes) et les autres phénotypes sont dits rares et mal vus (les Nlüss étant certes à nouveau plus proches de clichés sur les Nordiques). 

Dreikanter a trouvé un rare exemple publié sous son nom (dans un Q&A) où MAR Barker se moque de la "culture du ressentiment" des juifs qui continueraient d'en vouloir aux Romains pour la destruction du Temple. C'est assez abyssal comme "nietzschéisme" de fonder son ressentiment contre un groupe sous le prétexte que ce seraient eux qui seraient coupables d'avoir favorisé le ressentiment. 

Je ne partage pas toujours l'idée qu'on ne peut pas départager une oeuvre de son auteur mais dans ce cas, je me demande si je vais réussir à en faire abstraction. Ma déception est d'autant plus grande qu'on peut être surpris que ce soit ce vieux Sud-Africain de Tolkien qui ait écrit une lettre contre le Nazisme alors qu'on aurait été moins surpris qu'il en partage certaines préférences esthétiques. 

Une des raisons pour lesquelles je préférais Barker à Tolkien était que Tolkien me paraissait être un philologue victorien pudibond qui aimait le Kalevala et les Eddas à condition d'en retirer toute sexualité alors que Barker tenait compte d'une anthropologie plus étendue et moderne où on voyait qu'il donnait un rôle plus essentiel aux rituels religieux. Tolkien (né en 1892) est clairement demeuré bloqué à un stade antérieur à Freud ou Mead, Barker semblait être plus influencé par les apports anthropologiques du XXe siècle. Comme le dit la grande écrivaine Jo Walton, Barker est moins célèbre mais son influence discrète a infusé dans toute la fantasy moderne. Certes, à l'inverse de Tolkien, les romans de Barker sous son nom pouvaient témoigner de pulsions sexuelles un peu sadiques et j'aurais été moins surpris de découvrir de la pornographie sous un pseudo que des fantasmes revanchistes de génocide. 

Je vais mettre du temps à ne plus voir inconsciemment Tékumel souillé par cette vie parallèle de Barker, même s'il a au moins eu la politesse de "compartimentaliser" son hétéronyme nazi et sa fantasy. 

Mais on devrait s'habituer à ces surprises : Gottlob Frege, le créateur de la logique moderne, était à la fois censé être un modèle de rationalité rigoureuse et (selon Michael Dummett) un antisémite forcené. 

Je ne suis pas emballé par les vues New Age de shaman de Greg Stafford (le créateur de Glorantha) mais j'ai toujours pris cela pour le prix à payer pour sa créativité et cela n'a pas à ma connaissance dérivé dans le moindre délire haineux ni même trop de simplification "anti-moderne". J'espère que le vieux hippie n'a pas aussi versé dans des dérapages dans ce genre (au pire, je l'imaginerais prêt à soutenir quelque chose comme de la pseudo-médecine). C'est assez consternant que ceux qui s'intéressent aux mythes ont souvent des motifs obscurs pour basculer dans des passions pour l'archaïque. 


Add. (19 mars) : Nouvelle révélation : Barker était aussi à la même période un des co-éditeurs d'une revue négationniste (et son nom continue d'y figurer jusqu'à la fin de la revue en 2002).  Voir aussi la discussion sur RPG.net

J'ai rarement été aussi déçu. Je déplorais depuis des années le fait que Tékumel ne soit pas plus connu et à présent on ne pourra plus jamais parler de ce premier univers sans qu'il soit ainsi entaché par ce que pensait Barker. De tous les univers de fantasy, c'était probablement celui où on pouvait LE MOINS s'attendre à avoir un créateur nazi. Comme le dit Jeff Dee, HP Lovecraft ou REH Howard étaient des écrivains racistes des années 20-30 qui n'avaient jamais dû quitter un cadre assez provincial, alors que Philip Barker était un universitaire ayant voyagé et qui défendait le nazisme en 1990, ce qui paraît plus grave et encore moins intelligible. 

Chirine (Jeff Derry), un des vieux défenseurs et amis du Professeur Barker prétend vouloir croire qu'il voulait "troller" les nazis dans son roman qui serait complètement satirique, comme le roman de Spinrad (parce que Baker voudrait ainsi se moquer de son propre père Loris Barker qui avait été membre d'association pro-allemande avant la Guerre). J'aurais vraiment aimé croire à une telle fiction mais c'est bien sûr une hypothèse absurde et une tentative de rationalisation. Qui publierait un roman nazi de 400 pages chez un éditeur nazi pour se moquer du nazisme ?