mardi 15 avril 2008

La Cour d'Ardor



  • De D&D à Tolkien

    Même si Gary Gygax semble sincère quand il dit que Lord of the Rings l'a peu inspiré par rapport aux auteurs américains comme Robert Howard, Stanley Weinbaum, Fritz Leiber, Poul Anderson ou Jack Vance, J.R.R. Tolkien était déjà la référence principale dans la fantasy des années 70, même avant que les hordes de mauvais clones, comme Terry Brooks, n'envahissent le marché. Bob Bledsaw, le fondateur de Judges Guild (première compagnie à produire des suppléments pour D&D en 1976), a déclaré par exemple que leur "Cité du Suzerain Invincible" était en fait à l'origine Gondor, et leur campagne D&D était en fait sur les Terres du Milieu avant de développer son propre univers.

    Puis arrive Pete Fenlon. Né en 1955, il commence à jouer à D&D dès la première édition en 1974 à l'Université de Virginie. Il réalise alors des cartes et plans qu'il propose de vendre à TSR mais juge que le salaire est trop bas.

    Fenlon va lancer sa campagne de D&D sur les Terres du Milieu de Tolkien et développer peu à peu sa propre version optionnelle de D&D, qui va s'appeler Rolemaster. En 1980, il fonde avec une poignée d'amis non-salariés, dont Terry Amthor, une petite compagnie Iron Crown Enterprise (I.C.E.) alors qu'il fait encore ses études de droit.

    La première publication est Arms Law, un nouveau système optionnel de combat pour remplacer celui de D&D. Au lieu de lancer un d20 en comparant Niveau et Classe d'armure puis de lancer des dés pour les dégats, on lance un seul d100 sur une table qui correspond au type d'arme et au type d'armure, ce qui donne les dégats et les résultats "critiques" détaillés. RoleMaster n'est pas encore un jeu de rôle, seulement une sorte d'additif pour "customiser" ou pour se greffer sur D&D.

    Puis vient un premier module de campagne, Iron Wind. Le livret de 68 pages décrit un nouveau monde, celui des LoreMasters, composé d'un archipel d'îles (pour être plus modulable) et qui ont une influence claire de la campagne de Fenlon dans les Terres du Milieu. Le module a seulement une île glacée Mur Fostisyr, peuplée d'Umli (Demi-Nains du froid - que Fenlon injectera ensuite dans les Terres du Milieu), de Ky'taari elfiques et du Vent de Fer maléfique de l'Anti-Vie. Ce monde des Loremasters va avoir quelques suppléments en 1984 (Cloudlords of Tanara, The World of Vog Mur) et va ensuite devenir le Shadow World (ou "Kulthea", 1989), développé surtout par Terry Amthor.

    RoleMaster aussi va se développer progressivement comme un jeu indépendant avec Spell Law (1981, règles de magie qui ajoute des listes de sorts) et Character Law (1982, qui combine les classes de personnages de D&D avec des listes de compétences comme dans Runequest).

    Mais en 1982, le coup de tonnerre qui transforme ICE dans un des géants du jeu de rôle est l'annonce que Pete Fenlon a obtenu la license des droits de J.R.R. Tolkien (que personne apparemment n'avait osé demander avant !).

    Ils sortent aussitôt en 1982 quatre suppléments génériques de campagne se déroulant dans les Terres du Milieu (ils ne publieront leur jeu Middle-Earth Role-Play, MERP, adaptation simplifiée de Rolemaster qu'en 1984) : un supplément général Middle-Earth Campaign and Adventure Guidebook (1982, avec une grande carte originale par Pete Fenlon qui va bien plus loin que celles de Tolkien), trois suppléments régionaux : Angmar: Land of the Witch King par Heike Kubasch, Umbar: Haven of the Corsairs par Brenda G. Spielman et le sujet qui nous intéresse ici The Court of Ardor in Southern Middle-earth par Terry Amthor.

    Angmar et Umbar décrivaient des zones assez peu connues mais Ardor était une création complètement originale, un royaume de Haut-sorciers elfes inspirés du Silmarilion, loin au sud de la carte officielle dessinée par Tolkien. Terry Amthor avait donc plus de liberté et les éléments qu'il crée pour Ardor furent d'ailleurs ensuite récupérés en partie dans le Shadow World des Loremasters (comme le personnage d'Andraax le Scribe p.48, comme le fait remarquer la fiche d'Ardor sur le GRoG).



  • Ardana, or the Ardor


    Le supplément décrit en 52 pages une énorme zone près Mûmakan (pays des Mûmakils, les Oliphants), près de "la baie de Koros", loin au sud d'Erdor et du Harad. La scène est au XVIIIe siècle du Troisième Âge (sans doute à cause d'Angmar). Plutôt que de l'adapter dans la période de la Guerre de l'Anneau (3000 IIIe Âge), il pourrait être plus amusant d'aller directement au Premier Âge mais il faudrait alors modifier toutes les influences numénoriennes.

    La Cour d'Ardor a été formée au Premier Âge par un groupe d'Eldars corrompus par Morgoth, dès l'époque de Valinor. Ardana l'Astrologue noldo a une telle nostalgie des étoiles d'Elbereth et peut-être des deux Arbres qu'elle a décidé de détruire le Soleil et la Lune qu'elle considère comme des abominations. Elle est la plus grande réussite du module, esthète dévoyée plus qu'ambitieuse ou cruelle. Ce Rituel de la Nuit éternelle est encore un nouvel effet de l'arrogance noldor manipulée par Melkor le Noir Ennemi. Le Rituel échoua une première fois à la fin du Premier Âge quand Morgoth fut capturé par les Valar, mais il est destiné à être tenté à nouveau dès que les gemmes d'Ungoliant seront à nouveau réunies [cela fait donc plusieurs milliers d'années qu'ils les recherchent ?].

    La population locale est surtout humaine, avec en plus des Haradrim et des Mûmakani les nobles "Kirani" de la République de Koronande (sombres mais d'origine numénorienne, avec une influence d'elfes sylvains), les fiers Hathoriens blonds (??) d'origine inconnue et l'ancienne colonie numénorienne déchue de Tantûrak. Les Kirani sont sans doute en partie là pour atténuer l'impression de racisme de toute extension sur le Sud des Terres du Milieu (on sait bien qu'il n'y a que l'Occident qui voit la Lumière d'Eru et des Valar, le reste étant plongé dans les Ténèbres de Morgoth et ses serviteurs).

    La Cour d'Ardor compte des PNJ tellement surpuissants que cela en devient presque ridicule et que les PJ risquent donc de jouer les figurants. Ce sont la Dame Ardana (Astrologue 40e Niveau, mère d'un enfant qui serait la "fille" de Morgoth, Morelen l'Etoile Noire), Morthaur (Magicien 40e niveau), Valmorgûl le Sorcier (allié de Sauron, 36e Niveau), Mourfuin (un quasi-Balrog 50e Niveau qui a pris forme humanoïde) et de nombreux autres seigneurs de haut niveau groupés selon plusieurs éléments (Ténèbres, Feu, Air, Terre, Eau) et des artefacts magiques correspondants, selon un système de 24 cartes conçu par Ardana et qui est clairement analogue au Tarot (Bâtons de Feu, Heaumes d'Eau, Orbes de Terre, Epées d'Air). Parallèlement s'est créé une sorte de "miroir", la Guilde des Cinq Eléments qui cherche à contrecarrer la Cour d'Ardor, ce qui crée parfois une symétrie artificielle, comme dans un jeu vidéo (avec Lumière à la place de Ténèbres). Une des bonnes idées du module est la possibilité de traîtres ou d'infiltrations surprenantes des deux côtés de la Cour et de la Guilde, que je ne vais pas gâcher.

    On reconnaît quelques tics de Terry Amthor. Il y a le goût pour des organisations complexes hiérarchisées (comme notamment le "Jerak Ahrenreth", le "Cercle secret" dont la description occupe tant de place dans les textes sur le Shadow World et qui semble une nouvelle version de la Cour d'Ardor). Les Demi-Elfes surpuissants se retrouvent aussi tout le temps dans le monde de Kulthea. Un autre trait est la présence d'androgynes et deux paires de jumeaux dizygotes où à chaque fois la fille est maléfique et le garçon bénéfique (par souci de symétrie, Amthor aurait dû opposer les deux paires). Amthor fut peut-être l'auteur de jeu de rôle qui a mis le plus de gender identities dans ses modules (la "Grande Campagne" que préparait I.C.E. pour le Shadow World avait un personnage pré-tiré, dont le "secret" était son homosexualité, thème peu évoqué ; le seul autre exemple que je connaisse, en dehors de jeux plus modernes comme Vampire, est le scénario WG6 Island of the Ape de Gygax où le personnage pré-tiré du druide Reynard, dont le descriptif dit qu'il veut séduire sa compagne, fut involontairement changé, par une erreur d'édition, en Reynardia, druidesse lesbienne).

    Mais ensuite, le supplément ne décrit plus que les lieux (la force d'ICE étant les cartes) et pas une intrigue. Il est clairement impliqué que les personnages devraient trouver un moyen de lutter contre le Rituel de la Cour mais le maître de jeu doit écrire l'histoire lui-même avec les éléments fournis. C'est un peu décevant mais assez habituel dans les produits I.C.E. qui sont plus des boites à outils que de vrais scénarios.

    Et contrairement à ce que je croyais, il n'y a nulle trace des deux Sorciers Bleus Alatar / Morinehtar ("Qui tue les Ténèbres") et Pallando / Rómestámo ("Qui aide l'Orient"). Il est vrai qu'on est loin au sud et non en Orient. Les Istari principaux arrivent en 1050 du Troisième Âge et sont donc disponibles pour le scénario 650 ans après (il y a même une lettre de Tolkien qui dit que les Sorciers Bleus seraient arrivés dès le Second Âge).

    Il reste un charme particulier de The Court of Ardor, grâce à des thèmes du Silmarilion qui nous changent un peu de Sauron ou de ses Nazgûls comme le Roi-Sorcier d'Angmar. L'arrière-fond est intéressant mais je ne suis toujours pas sûr que la structure formelle du Tarot (qui doit expliquer qu'on mentionne surtout l'influence des Princes d'Ambre de Zélazny) et les symétries détaillées apportent tant que cela pour l'aventure.

    Six ans après, à l'apogée du Middle-Earth Role-Play (MERP), ICE fit d'autres essais dans le Sud inexploré avec Shadow in the South (1988), Warlords of the Desert (1989), Greater Harad et Hazards of the Harad Woods (1990). Mais les ventes baissèrent dans les années 90, ils arrêtèrent la gamme MERP en 1997 et ils perdirent officiellement la license Tolkien en 1999 à cause de leurs dettes envers Tolkien Enterprises, au moment même où l'adaptation du Seigneur des Anneaux leur aurait permis d'améliorer leurs ventes (la license fut reprise par Decipher, qui fit un nouveau jeu de rôle dans ce monde, un peu plus fidèle à l'univers bien que les droits soient limités au film et non à toute l'oeuvre de Tolkien, mais ce Lord of the Rings RPG n'eut jamais le succès de MERP en son temps). ICE eut du mal à s'en remettre, faisant faillite plusieurs fois (Fenlon repartit dans les jeux informatiques), mais les survivants se concentrent aujourd'hui sur leur propre "Monde des Ombres" (il faudra d'ailleurs que je redéveloppe ce que j'avais écrit sur le Shadow World en 2005).

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