mardi 29 avril 2008

Lignages franco-américains



  • Comme tout étudiant, j'ai cru assez fidèlement à la théorie de René Rémond sur les Droites en France qui identifiait dans notre Ve République en gros trois traditions de droite : le légitimisme (catholique et anti-républicain), l'orléanisme (réformiste libéral en politique et surtout en économie, prêt à des compromis politiques) et le bonapartisme (populisme, nationalisme, régime charismatique autoritaire). L'extrême-droite encore représentée dans le pétainisme (et Tixier-Vignancour) hérite du légitimisme. La droite MRP et surtout UDF de Giscard d'Estaing hérite de l'orléanisme (plus que du christianisme social du MRP qui se détache des origines d'extrême-droite et rejoint le centre et la gauche). La droite UDR puis RPR hérite du bonapartisme.

    Ce célèbre modèle marche très bien sur la période 58-88 avant la fusion orléanisme-bonapartisme mais il connaît plusieurs problèmes. Il y a d'une part l'émergence d'une nouvelle variante fasciste qui ne ramène plus du tout au légitimisme. Le FN est la synthèse fragile de deux courants : le pétainisme traditionnaliste (l'ancien journal Présent) et un courant peu religieux, voire païen, plus fascisant, avec en plus des influences d'un ultra-individualisme capitaliste américain dans le Club de l'Horloge (même si l'anti-américanisme continue à dominer dans cette tradition). De plus, la nouvelle droite sarkozyenne n'est pas non plus seulement le bonapartisme. Elle a absorbé une synthèse de l'orléanisme (libéralisme économique) et du bonapartisme (autoritarisme), avec un nouvel aspect religieux et anti-laïc qui n'est là encore qu'une importation directe d'un conservatisme communautariste américain.

  • Je ne citais cette généalogie simple que pour comparer avec cet article [via] de Walter Russell Mead dans le National Interest #58 en 1999 sur la tradition jacksonienne dans la politique et la vie américaine (développé depuis dans son livre Special Providence, 2002). Mead a un goût taxinomique de psychologue des relations internationales.

    Il définit d'abord le Jacksonisme par opposition au Jeffersonnisme. Les deux sont attachés aux droits mais le jeffersonisme défend avant tout les Lumières et la liberté d'expression, alors que le jacksonisme défend la communauté, l'individualisme et le Second Amendement. Le jacksonisme est associé non seulement à la défense de traditions de la communauté mais à un individualisme démocratique belligérant, prêt au duel et aux interventions militaires.

    De ce point de vue, le néo-conservatisme est bien plus un réalisme jacksonien du Droit par la Force qu'une forme étrange de croisade dite "idéaliste" ou "néo-wilsonienne" (et on n'a donc pas à toujours expliquer le néo-conservatisme par une inversion du trotskyisme). Le monde (et en tout cas les Français avant Sarkozy) admire plus le jeffersonisme (qui fut finalement le courant le plus européen ou le plus francophile à la naissance de l'Amérique) mais cela ignore finalement l'importance de la démocratie jacksonienne. Et cette ignorance a un prix.

    Mead définit par ailleurs presque le jacksonisme comme une psychologie de l'honneur (ce qui rappelle la célèbre analyse de la violence sudiste dans Culture of Honor dont je parlais il y a 3 ans). Je suis plus circonspect sur la généralité selon laquelle la culture noire américaine serait plus pénétrée de jacksonisme.

    Puis il distingue face à ce Jacksonisme le Jeffersonisme (droits des minorités), Républicanisme Hamiltonien (les contre-pouvoirs aristocratiques contre la démocratie) et le Wilsonianisme (qui reste assez abstrait, cela me paraît une variante plus interventionniste du Jeffersonisme).


    For Jacksonians, the prime goal of the American people is not the commercial and industrial policy sought by Hamiltonians, nor the administrative excellence in support of moral values that Wilsonians seek, nor Jeffersonian liberty. Jacksonians believe that the government should do everything in its power to promote the well-being—political, moral, economic—of the folk community. Any means are permissible in the service of this end, as long as they do not violate the moral feelings or infringe on the freedoms that Jacksonians believe are essential in their daily lives.

    Jacksonians are instinctively democratic and populist. Hamiltonians mistrust democracy; Wilsonians don’t approve of the political rough and tumble. And while Jeffersonians support democracy in principle, they remain concerned that tyrannical majorities can overrule minority rights. Jacksonians believe that the political and moral instincts of the American people are sound and can be trusted, and that the simpler and more direct the process of government is, the better will be the results. In general, while the other schools welcome the representative character of our democracy, Jacksonians tend to see representative rather than direct institutions as necessary evils, and to believe that governments breed corruption and inefficiency the way picnics breed ants.


    Le Jacksonisme et son mépris du Droit international est bien représenté par le réalisme de John Bolton. Mais surtout, et en cela Mead était très clairvoyant un an avant l'élection de Bush, le Jacksonisme démocratique de la responsabilité individuelle s'allie à une théologie apocalyptique du Péché originel, et donc à un pessimisme foncier sur la nature humaine. Il y a un fond anti-Lumières qui n'est pas que le cynisme de Cheney, c'est bien une négation de la croyance dans le progrès (autre que technologique).

    L'obsession de l'honneur explique aussi un phénomène inexplicable du nationalisme américain. Les Américains critiques contre la politique de leur gouvernement ont toujours du mal à faire accepter l'idée qu'ils ne trahissent pas l'honneur national (alors que les Jacksoniens se méfient pourtant du Big Government et de Washington tout autant que les Jeffersoniens !).

    Pour Mead, cela explique aussi un aspect de la Guerre totale américaine. Le Jacksonien ne conçoit qu'une lutte à mort avec capitulation totale. La Guerre avortée du Golfe en 1991 choquait donc cette tradition et la Guerre en Irak était en partie la volonté de laver cet affront à l'honneur, et non pas seulement la réaction contre le terrorisme d'un monde plus dangereux ou bien la théorie néo-con des dominos démocratiques.

    EDIT : La catégorie du Jacksonisme me paraît un peu flou entre "réalisme" et "interventionnisme faucon". Les néo-con sont des interventionnistes peu réalistes, ce qui réfute mon argument précédent qu'ils tiennent plus du Jacksonisme que du Wilsonisme.

    Un des paradoxes de Bush est qu'il s'est présenté en 2000 sur une position anti-interventionniste et anti-wilsonienne (No Nation Building) et a fini dans une propagande wilsonienne (qui sert d'idéologie derrière un impérialisme plus réaliste de Cheney). Les mensonges sur les liens entre Hussein et le 11/09 étaient faits pour convaincre la base jacksonienne, qui se fiche complètement de répandre la démocratie.

    McCain au contraire est bien plus authentiquement un vrai néo-con (comme le rappelle Yglesias encore aujourd'hui.

    C'est donc au moment où le néo-conservatisme affiché est le plus discrédité qu'il va vraiment arriver au pouvoir (au moins le temps que McCain se rende compte du problème et revienne au réalisme jacksonien).

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