dimanche 13 octobre 2019

Data Mossoul


Data Mossoul est une pièce ambitieuse par l'actrice et autrice Joséphine Serre qui est à la fois une réécriture de l'Epopée de Gilgamesh, une réflexion sur la Mémoire et l'Oubli, sur l'Archivage et le Contrôle de l'Information, la Propriété de l'Histoire, le Pouvoir de l'écriture, l'Immortalité, le passage de notre civilisation vers de nouvelles inégalités digitales et même le dérèglement climatique (comparé ici au Déluge dans l'Epopée, mais le Déluge est aussi comparé au Flooding d'informations en "zettaoctets" quantiques). Je regrette parfois la quantité de thèmes distincts mais l'autrice arrive à les faire entrer en résonance de manière très belle.

Izdubar Transhumain

On a plusieurs intrigues superposées et synchrones entre le Passé ancien - la Chute de Ninive (le Roi Sîn-šarru-iškun, fils d'Aššur-bāni-apli / "Sardanapale"), le Passé récent - l'Occupation de Mossoul par le Califat en 2014-2016, le Futur proche (peut-être d'ailleurs un peu trop proche du point de vue crédible) - quand GOOGLE commence de manière dystopique à sélectionner et effacer des pages d'Internet tout en assurant aussi un contrôle collectif des populations auxquelles on promet l'immortalité virtuelle (le Projet ENKIDU). Comme dans un épisode de Black Mirror, on révèle de sombres complots où en quelques années on aurait réussi à modifier toute la Mémoire collective de l'Humanité en contrôlant ce qui est écrit dans le cyberespace.

L'héroïne, "Mila Shegg", anagramme de Gilgamesh, qui travaille comme Data Scientist pour "GEOLOG", doit à la fois servir de cobaye pour la digitalisation de sa mémoire et elle a perdu tous ses souvenirs de ce qui lui est arrivé pendant l'Occupation de Mossoul quand elle travaillait pour l'Armée américaine. Elle semble donc être en quête de son identité mais en fait, elle découvre que ce n'est pas seulement sa mémoire qui a été modifiée mais une mémoire collective où toute la Mésopotamie a été démantelée et réorganisée par les Puissances régionales ou internationales - on n'en saura guère plus sur ce conspirationnisme géopolitique auquel a collaboré GEOLOG mais il est clair que les êtres humains du Futur proche ont des Implants qui ont fini par les aliéner complètement à de nouveaux Cyber-Dieux). C'est en lisant les carnets manuscrits non-digitalisés d'une archéologue irakienne de Mossoul, qui est en partie son double comme Enkidu est présenté en double de Gilgamesh, qu'elle va retrouver une partie de cette Mémoire.

(A ma connaissance, l'autrice brode, car je ne me souviens pas qu'Enkidu, ami/amant de Gilgamesh, ait été décrit comme son "double". Il est certes artificiel et conçu pour être son ennemi mais il est plus décrit comme l'Homme de la Forêt alors que Gilgamesh serait le Seigneur de la Ville)

Mila Shegg est une si brillante informaticienne quantique qu'elle va devenir une héroïne d'une cyberrésistance dirigée par un certain "George Smith", héros typique cyberpunk qui croit pouvoir déclencher une Révolution rien qu'en collectionnant des documents non-numérisés. En passant, une chose oubliée est que lorsque le vrai George Smith traduisit l'Epopée de Gilgamesh la première fois, il interpréta les cunéiformes de son nom comme "Izdubar" et donc même en ce cas l'identité fut au départ brouillée dans l'écriture.

Les Jardins Suspendus Virtuels de Ninive

Le choix de Ninive a plusieurs fonctions. La Bibliothèque de tablettes cunéiformes d'Assurbanipal est la première Bibliothèque de l'Histoire au VIIe siècle avant JC et elle relie déjà la question de l'Ecriture et celle du Pouvoir dès les origines des premiers Etats et Empires administratifs. Il est intéressant de revoir Mossoul en ce moment où les Kurdes de Syrie se font à nouveau massacrer par les Turcs car Mossoul, au nord de l'Irak signifie aussi "Lien" et la pièce joue sur l'idée qu'elle n'est pas qu'une ville mais le Lien entre les Morts et les Vivants, entre les Ruines, les traces et la Présence.

J'étais sceptique sur un thème botanique qui apparaît soudain quand des Hackers décident de sauvegarder les fichiers effacés par GOOGLE en les mettant dans l'ADN de végétaux. Je trouvais que cela brouillait un peu l'argument puisque l'artificialisation de l'ADN ne me paraissait pas vraiment une bonne idée de SF pour transformer les mutations biologiques en archivages (et le thème poétique de la "Timidité des Cimes" me paraissait projeté de manière un peu gratuite). Mais on sait que les Jardins Suspendus de la Reine Sémiramis n'ont jamais été retrouvés à Babylone, ce qui a fait penser que la liste grecque des Merveilles avait peut-être confondu la Ninive de Sennachérib (qui semble en avoir eu d'après certaines représentations) et Babylone.

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