mercredi 23 octobre 2019

Empennée


Borges reprend plusieurs fois un thème d'une symbolique des oiseaux comme un mystère et l'unité du multiple sous la pluralité du plumage.

Il compare dans le dernier chapitre de ses Neuf Essais sur Dante (1982) l'Aigle impérial de justice (dans Dante, Paradis, Chant XX) et le Simurgh (dans Farīd ud-Dīn ʿAṭṭār, Manṭiq-uṭ-Ṭayr, une oeuvre dont il aime souvent parler, par exemple aussi dans l'Approche d'Almotassim).

Dans le premier, l'Aigle est le symbole de la Justice divine qui peut si bien dépasser la division qu'elle comprend même les Justes qui n'avaient pu connaître le Salut avant la Grâce (l'exemple du scandale de Riphée, le plus Juste des Troyens que les Dieux n'avaient pourtant pas sauvé dans l'Enéide). Le corps de l'Aigle intègre les différents Justes de l'Histoire qui ont pu être sauvés par leurs actes et qui ont été arrachés à la contingence de l'Histoire avant la diffusion de la Rédemption (Dante est plus préoccupé de la Doctrine de Grâce prévenante & implicite que bien des théologiens).

Le Simurgh, lui, le Phénix Royal de la mythologie perse, est un symbole mystique du soufisme. Il dépasse dans son unité transcendante la pluralité des voies vers l'absolu. Contrairement à l'Aigle d'équité qui emporte Dante, l'oiseau persan n'a même plus à faire coexister cette multiplicité dans ses plumes bigarrées. Il est l'Un au-delà du Multiple et non plus seulement l'Un du Multiple.

Mais on peut rapprocher aussi cette première analogie savante d'une autre plaisanterie de Borges sur les oiseaux, même s'il n'y parle pas explicitement d'Aigles ou de Phénix, ce qu'il appelle l'Argumentum ornithologicum (dans l'Auteur, cf. aussi Borges et la Métaphysique p. 101).

Ce prétendu "Argument ornithologique" est un sophisme idéaliste qui parodie des arguments théologiques (l'Argument ontologique). Et là encore, comme dans l'Essai sur Dante, l'oiseau symbolise le lien entre l'Un et le Multiple.

L'argument est en fait sur le Vague (sujet auquel il fait aussi allusion dans sa nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, quand il évoque l'idéalisme si je me souviens bien).

Supposons que j'aie une vision d'un vol d'oiseau et que selon la technique romaine des Augures, je m'interroge sur le nombre précis de ces oiseaux dans cette nuée en vol. Or je n'ai pas pu compter ce nombre précis qui reste indéterminé dans ma vision. Si Dieu n'existe pas, il n'y a aucune réponse à cette question car ce nombre des oiseaux est vague. Mais il doit pourtant y avoir une réponse car ce nombre ne peut pas être absolument indéterminé, il ne peut pas être à la fois pair et impair, "donc Dieu existe."

Borges s'amuse à passer du caractère déterminé du réel objectif à l'existence d'un sujet omniscient, dans un tour de passe-passe que la métaphysique a réellement pu utiliser (comme l'Argument par l'idée de Parfait et d'Infini chez Descartes, remplacé ici par l'imperfection de cette nuée d'oiseaux multiples mais en nombre fini).

Cela ressemble aux arguments de Dummett pour qui le réalisme métaphysique (il existe une réalité indépendante de notre pensée) cache en fait une présupposition d'un réalisme sémantique (il existe une valeur de vérité des faits indépendante de nos moyens de les vérifier). De même, Borges joue à faire comme s'il n'y avait qu'un pas du réalisme au théisme, de la "Chose en soi" au-delà des phénomènes empiriques à l'Ens summum comme inconditionné au-delà du monde.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je n'ai rien compris!