Théogonies des Philosophes
La philosophie de Hegel a un élément un peu fantastique qui tente souvent de montrer que ce qui apparaît fortuit, simplement factuel obéit à une nécessité idéale. C'est parfois absurde (lorsqu'il essaye de "déduire" a priori par une dialectique tel élément manifestement contingent comme le nombre de planètes ou la succession des "civilisations majeures" de notre planète). Mais lorsque il évoque non pas la Philosophie de l'Histoire en général mais l'Histoire de la Philosophie, il y a quelque chose de plus tentant : la philosophie peut alors rétroactivement donner un sens à son propre déroulement historique pour trier ce qui relève de hasards individuels et ce qui relève peut-être d'une "logique" au sens que Hegel tente de donner à ce mot. Toute la métaphysique du Devenir de Hegel tend à supposer que Parménide et Héraclite correspondent non pas à quelques poètes obscurs avant l'analyse socratique mais bien à une genèse qui ne pouvait pas ne pas suivre ce processus. Le Commencement réel de la Philosophie aurait été son Commencement nécessaire et rationnel. Il fallait cette théogonie d'Elée et d'Ephèse, de l'Être absolu et du Flux, pour ensuite conduire aux systèmes d'atomismes, de participation ou d'hylémorphisme comme solutions intermédiaires.
A l'inverse, quand on lit certains Matérialistes du XIXe siècle, l'Histoire est manichéenne : il y a d'un côté, les "bons" Philosophes matérialistes, de Démocrite à Epicure ou à certains Aufklärers (les "radicaux" comme d'Holbach) et tout le reste de la Philosophie n'est qu'Idéologie inutile, religiosité inquiète et servile, pour détourner l'attention de ce processus unique vers la vérité. On a alors une Histoire glorieuse avec des devanciers où les Atomistes antiques sont des préfigurations des physiciens modernes. Cela n'est pas complètement simpliste. La révolution qu'ils apportent n'est peut-être pas essentiellement sur l'atome, sur l'infiniment petit (l'atomisme sans qualité n'a rien de plus "scientifique" que des homéomères ou un petit nombre d'éléments) mais plutôt sur l'infiniment grand : la force du Matérialisme ancien est d'être déjà dans un Univers infini et d'avoir brisé le Cosmos clos (contre tous les systèmes finalistes de Pythagore aux Stoïciens). En ce cas, les non-Matérialistes n'auraient qu'un intérêt secondaire (en gros pour les mathématiques à la rigueur) et le vrai Commencement serait une sorte de rupture scientifique irréversible grâce à l'Atomisme, l'Anti-Finalisme et l'Athéisme.
Je suis en partie tenté par cette vision qui peut paraître grossière, dogmatique, scientiste, unilatérale. L'histoire de la Philosophie serait la lutte pour se déprendre de sa propre tendance au Finalisme que toute pensée réfléchie risque de réintroduire dans la compréhension de la réalité. Dès qu'on donne un sens, on risque de tenter un passage en force contre toute facticité. C'est la pente superstitieuse de la pensée que de réintroduire des intentions satisfaisantes. La vraie opposition fondamentale de la philosophie n'est peut-être pas Matéralisme contre Dualisme, ni même sur Dieu, mais celle sur le Finalisme. Les Stoïciens sont restés bien plus proches d'une religiosité assez traditionnelles que d'autres philosophes car malgré tout leur matérialisme et la critique des conventions sociales, ils alliaient déterminisme et finalisme : le Cosmos était bien organisé par le Logos divin (la pensée moderne de Hobbes ou Spinoza au contraire ressemble à un essai de Stoïcisme, ou en tout cas de Nécessitarisme, absolument épuré de tout Finalisme, ce qui transforme la Raison en calcul utilitaire).
Je n'ai jamais lu ce que Hegel écrit sur les Sophistes mais il a dû pouvoir les absorber également, j'imagine. Un des aspects intéressants dans les Grands Sophistes est que Protagoras, d'après la légende, aurait été formé par les Matérialistes dans sa cité d'Abdère et qu'il aurait ensuite rejeté l'Atomisme de ses maîtres à cause de son Sensualisme : à quoi bon des Atomes insécables au-delà de la Perception ? A quoi bon des Points géométriques qu'on ne voit pas, à quoi bon des idéalités mathématiques en dehors de ce qu'on peut appliquer pragmatiquement ?
Protagoras aurait été un technicien si convaincu de la supériorité de ces arts humains qu'il était prêt à fonder l'art sur la pratique et l'expérience et non sur une science stable des mathématiques. Un Architecte sans maths, ce qui paraît très peu grec. Aristote, Métaphysique III au moment d'énumérer toutes les apories de cette science cite Protagoras comme rejet des Formes idéales non-sensibles.
Avant Berkeley et certains Sceptiques, nul n'était allé aussi loin dans le rejet des mathématiques. Protagoras apparaît alors aussi comme la première forme de rejet de tout le Pythagorisme qui va se retrouver (y compris dans certains de ses accidents mystiques et sectaires) dans Platon. Si Platon allie l'éthique de Socrate à un héritage pythagoricien, il est normal qu'il prenne Protagoras comme un de ses adversaires principaux.
On aurait alors une fondation analogique (en chiasme) avec celle de Socrate, dans une critique de la Physique.
Socrate se serait tourné vers la critique éthique parce qu'il était déçu par le relativement faible Finalisme de la Physique des homéomères d'Anaxagore (Phédon). Pour Socrate, les Affaires humaines d'ici-bas doivent donc reconduire à une interrogation morale sur le Divin (et cela remet en cause en partie la religiosité traditionnelle du Divin, d'où le Procès).
Protagoras, au contraire, formé par la Physique mécaniste des Abdéritains, aurait radicalisé l'anti-finalisme en anti-réalisme pour dire que les Affaires humaines d'ici-bas, y compris l'éthique, ne sont que des constructions relatives et donc que le Divin n'est que bien secondaire par rapport à la pratique des arts humains (ce qui est un des sens du mythe de Prométhée qu'il raconte dans le dialogue qui porte son nom : tous les hommes ont accès à égalité au sens de la Conscience morale du Juste et donc la différence ne peut se faire que dans les techniques de présentation des discours).
Et il semble que Protagoras ait pu dans son agnosticisme affiché mieux échapper à la vindicte dévote qu'Anaxagore et Socrate (Aristophane montre qu'il confond Socrate encore avec le cercle d'Anaxagore) - même si une tradition bien plus tardive chez Cicéron dit que les Athéniens ne furent pas dupes et que c'est la raison pour laquelle on a perdu toutes ses oeuvres. D'ailleurs, le fait que la censure ait été si cruelle contre Protagoras ou Epicure fait plus ressembler l'histoire de la philosophie à un refoulement où les pensées plus compatibles avec la religiosité avaient un avantage de transmission qui n'avait rien de strictement philosophique. On n'a rien perdu de Platon, ce qui peut paraître comme un reproche qu'on pourrait faire contre son hégémonie sur l'Occident.
La pensée de Protagoras n'est peut-être pas vraiment un phénoménisme relativiste total comme ce dont l'accuse Platon dans le Théétète mais elle doit avoir été une réaction empiriste et sensualiste forte contre le réalisme des Matérialistes. Ce fut peut-être la première vraie forme d'anti-réalisme, même dans l'interprétation "faible" où ce serait un conceptualisme "pragmatique" qui ne s'appliquerait en réalité qu'aux institutions sociales. Cela voudrait dire qu'il y a un archéo-empirisme dont d'ailleurs Epicure a peut-être pris compte dans sa propre théorie plus "dogmatique" (la théorie des signes des Epicuriens conduit aussi chez Philodème à ce qui semble avoir été quelque chose ressemblant au scepticisme humien et c'est donc là que Hume aurait dû chercher ses devanciers et non pas chez les Néo-Académiciens).
Dès le début de la philosophie, les sophistes n'auraient donc pas été que des rhéteurs opportunistes et "cyniques" (au sens ordinaire). Crypto-athées ou agnostiques, ils auraient introduit une pensée empiriste anti-métaphysique, à la fois contre les "Fils de la Terre" et les "Amis des Formes", contre Abdère et le Pythagorisme. Ils seraient alors des représentants de ce qui devient ensuite la modernité pragmatiste avec la pluralité des principes et des postulats. Toutes les réhabilitations modernes de ce relativisme rhétorique ou politique depuis Nietzsche (par exemple aujourd'hui avec Barbara Cassin) pourrait aussi légitimement insister sur cette spéculation anti-réaliste, qui irait plus dans la direction de William James (même si, chez ce dernier, il y a un retour du fidéisme traditionnel au nom du pragmatisme).
Protagoras aurait été un technicien si convaincu de la supériorité de ces arts humains qu'il était prêt à fonder l'art sur la pratique et l'expérience et non sur une science stable des mathématiques. Un Architecte sans maths, ce qui paraît très peu grec. Aristote, Métaphysique III au moment d'énumérer toutes les apories de cette science cite Protagoras comme rejet des Formes idéales non-sensibles.
Avant Berkeley et certains Sceptiques, nul n'était allé aussi loin dans le rejet des mathématiques. Protagoras apparaît alors aussi comme la première forme de rejet de tout le Pythagorisme qui va se retrouver (y compris dans certains de ses accidents mystiques et sectaires) dans Platon. Si Platon allie l'éthique de Socrate à un héritage pythagoricien, il est normal qu'il prenne Protagoras comme un de ses adversaires principaux.
On aurait alors une fondation analogique (en chiasme) avec celle de Socrate, dans une critique de la Physique.
Socrate se serait tourné vers la critique éthique parce qu'il était déçu par le relativement faible Finalisme de la Physique des homéomères d'Anaxagore (Phédon). Pour Socrate, les Affaires humaines d'ici-bas doivent donc reconduire à une interrogation morale sur le Divin (et cela remet en cause en partie la religiosité traditionnelle du Divin, d'où le Procès).
Protagoras, au contraire, formé par la Physique mécaniste des Abdéritains, aurait radicalisé l'anti-finalisme en anti-réalisme pour dire que les Affaires humaines d'ici-bas, y compris l'éthique, ne sont que des constructions relatives et donc que le Divin n'est que bien secondaire par rapport à la pratique des arts humains (ce qui est un des sens du mythe de Prométhée qu'il raconte dans le dialogue qui porte son nom : tous les hommes ont accès à égalité au sens de la Conscience morale du Juste et donc la différence ne peut se faire que dans les techniques de présentation des discours).
Et il semble que Protagoras ait pu dans son agnosticisme affiché mieux échapper à la vindicte dévote qu'Anaxagore et Socrate (Aristophane montre qu'il confond Socrate encore avec le cercle d'Anaxagore) - même si une tradition bien plus tardive chez Cicéron dit que les Athéniens ne furent pas dupes et que c'est la raison pour laquelle on a perdu toutes ses oeuvres. D'ailleurs, le fait que la censure ait été si cruelle contre Protagoras ou Epicure fait plus ressembler l'histoire de la philosophie à un refoulement où les pensées plus compatibles avec la religiosité avaient un avantage de transmission qui n'avait rien de strictement philosophique. On n'a rien perdu de Platon, ce qui peut paraître comme un reproche qu'on pourrait faire contre son hégémonie sur l'Occident.
La pensée de Protagoras n'est peut-être pas vraiment un phénoménisme relativiste total comme ce dont l'accuse Platon dans le Théétète mais elle doit avoir été une réaction empiriste et sensualiste forte contre le réalisme des Matérialistes. Ce fut peut-être la première vraie forme d'anti-réalisme, même dans l'interprétation "faible" où ce serait un conceptualisme "pragmatique" qui ne s'appliquerait en réalité qu'aux institutions sociales. Cela voudrait dire qu'il y a un archéo-empirisme dont d'ailleurs Epicure a peut-être pris compte dans sa propre théorie plus "dogmatique" (la théorie des signes des Epicuriens conduit aussi chez Philodème à ce qui semble avoir été quelque chose ressemblant au scepticisme humien et c'est donc là que Hume aurait dû chercher ses devanciers et non pas chez les Néo-Académiciens).
Dès le début de la philosophie, les sophistes n'auraient donc pas été que des rhéteurs opportunistes et "cyniques" (au sens ordinaire). Crypto-athées ou agnostiques, ils auraient introduit une pensée empiriste anti-métaphysique, à la fois contre les "Fils de la Terre" et les "Amis des Formes", contre Abdère et le Pythagorisme. Ils seraient alors des représentants de ce qui devient ensuite la modernité pragmatiste avec la pluralité des principes et des postulats. Toutes les réhabilitations modernes de ce relativisme rhétorique ou politique depuis Nietzsche (par exemple aujourd'hui avec Barbara Cassin) pourrait aussi légitimement insister sur cette spéculation anti-réaliste, qui irait plus dans la direction de William James (même si, chez ce dernier, il y a un retour du fidéisme traditionnel au nom du pragmatisme).
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