lundi 19 mai 2008

Ḥayy l'Autodidacte



Ḥayy ibn Yaqẓān ("Vie d'Hayy "le Vivant", fils de Yaqdhan "l'Eveillé, le Vigilant") est un roman philosophique écrit au XIIe siècle par le philosophe andalou almohade Ibn Tufayl (dit "Abubacer" en latin, 1110-1185, le maître d'Averroès (1126 – 1198) qui lui demanda d'écrire son Commentaire d'Aristote).

Le roman d'Ibn Tufayl décrit l'auto-éducation d'un "Enfant sauvage" échoué sur une Île, un peu comme toute la tradition philosophique qu'on retrouvera ensuite dans l'empirisme. Cette fiction comme expérience de pensée de l'Auto-Construction n'est donc pas un mythe si moderne que les réactionnaires le prétendent... L'histoire traduite en latin puis en langues vernaculaires dès la fin du XVIIe se retrouve dans la Statue du Traité des sensations de Condillac, les Robinsonnades, en partie l'Emile de Rousseau - où Emile a quand même un Gouverneur - mais même ensuite dans l'idéalisme allemand avec la Phénoménologie de l'esprit de Hegel - où il y a aussi des ressemblances avec l'Itinerarium Mentis ad Deum de Saint Bonaventure. C'est donc un traité de psychologie ou d'épistémologie où la conscience de l'Enfant sauvage va s'éveiller progressivement, acquérir sur son Île le raisonnement avant d'accéder au savoir et à la Révélation (coranique, bien sûr).

Il y a déjà des romans grecs avec des Enfants sauvages (Daphnis et Chloé, par exemple). La structure de son apprentissage suit sept périodes de sept ans. A 7 ans, il invente son premier vêtement. A 21 ans, il dresse des animaux et invente l'élevage. La vie d'Hayy est un peu l'inverse de Robinson : Robinson trouve Vendredi, l'asservit et le convertit, Hayy rencontre finalement à 49 ans révolus un ascète Soufi Asal, qui est venu se retirer aussi sur l'Île, et c'est Asal, émanation de la Vie Sociale, qui va lui apporter une religion (censée s'accorder bien avec ses inductions empiriques). Hayy essaye d'apporter sa méthode de compatibilité entre Foi et Raison aux autres mais il est l'objet de persécution, il revient donc vivre comme ermite sur son Île, préférant alors sa vie de philosophe à la communauté des croyants, qui ont plus besoin du Prophète que lui qui a pu retrouver presque toute la vérité par sa méditation.

Il y a tout un contexte théologique en effet. Ibn Tufayl était partisan de la Philosophie (néo-)aristotélicienne comme le Persan Avicenne (980 – 1037, qui aurait écrit un roman semblable perdu.

Le roman sur Hayy avait pour cible un autre Persan, le grand sceptique religieux Al-Ghazali (1058-1111). Al-Ghazali se servait contre Avicenne de la raison pour dénoncer les limites de la Raison et l'infériorité de la Raison grecque par rapport à la Foi (même si al-Ghazali était aussi un savant influencé par des traditions grecques et pas seulement un contempteur de la métaphysique avicennienne).

Un siècle après Ibn Tufayl, le philosophe et médecin andalou Ibn al-Nafis (1213-1288) lui répondit par un roman sur le même style mais pour défendre au contraire une sorte de supériorité innée de la Révélation, La vie de Kamil.

De manière significative, le livre d'Ibn Tufayl fut traduit en latin sous le titre "Philosophus Autodidactus" et celui d'Ibn al-Nafis fut traduit "Theologus Autodidactus". Les deux Enfants sauvages servaient ainsi à étudier de manière romanesque la relation entre la Raison et la Foi.

Voir notamment Alain de Libéra, La philosophie médiévale, PUF, 1993, p. 155-161.
De Libéra commente l'introduction du roman, un traité de "Noétique" (la théorie de la partie supérieure de l'Âme, l'Intellect). Ibn Tufayl va encore plus loin que son maître Ibn Bâjjah ("Avempace", 1095-1138) dans l'exaltation de la Contemplation Intellectuelle où l'Intelligence peut refléter la Pensée de Dieu. L'isolement même d'Hayy serait une allusion à un ouvrage d'Ibn Bâjjah qui s'appelle Le Régime du Solitaire, pour défendre la Vie contemplative du Philosophe.

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