Un pseudo-scandale agite un peu le milieu médiéviste et s'étend au-delà des spécialistes à ceux qui n'y entendent rien, comme l'auteur de ces lignes.
Un historien Sylvain Gouguenheim, professeur à l'ENS-LSH et spécialiste des Chevaliers Teutoniques (mais aussi auteur sur Hildegarde de Bingen), vient de publier Aristote au Mont- Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne (Editions du Seuil) où il veut défendre la thèse selon laquelle l'Occident médiéval aurait eu accès à la philosophie grecque (notamment Aristote) plus via des sources non-musulmanes, des Arabes chrétiens d'Orient et d'autres sources endogènes.
Simplifions un peu le processus de Transmission de la raison et de la philosophie grecque telle qu'on la décrit d'habitude et telle du moins que je l'ai comprise à la lecture d'Alain de Libéra (philosophe et historien de la philosophie médiévale, spécialiste de mystique rhénane lui-aussi et l'un des adversaires principaux de Gouguenheim).
A la fin de l'Antiquité, les Pères de l'Eglise fournissent à l'Occident des synthèses d'Aristote en latin via le Romain chrétien Boèce. L'oeuvre directe de Platon est en sommeil (si ce n'est via le rôle essentiel de Saint Augustin d'Hippone et une traduction latine du Timée) et ne sera vraiment explorée en profondeur à nouveau qu'à la Renaissance au XVe siècle (même si son influence indirecte par le néo-platonisme est toujours présente). D'Aristote, il y a surtout des résumés de sa logique, mais pas sa métaphysique et sa physique.
Mais les Grecs exilés en Orient (fermeture de l'Académie d'Athènes en 529 par l'Empereur Justinien) vont faire traduire en syriaque une partie de l'oeuvre qui sera ensuite traduite en arabe et commentée notamment par le génie universel persan Abu 'Ali al-Husayn Ibn Abd Allah Ibn Sina (dit en latin "Avicenna", 980-1037) puis un siècle plus tard par le magistrat de Courdoue Abu'l-Walid Muhammad ibn Rushd (en latin Averroes, 1126-1198). C'est par l'intermédiaire de l'Espagne notamment après la Reconquista et la reprise de Tolède (1085) que des traducteurs vont faire passer l'oeuvre d'Aristote et son grand commentateur Averroès en latin, ce qui va donner la nouvelle Scolastique du XIIIe (Albert le Grand, Thomas) et du XIVe siècle (Duns Scot, Guillaume d'Ockham).
Je n'ai pas lu Gouguenheim. Il semble qu'il parle en plus du rôle des chrétiens orientaux syriaques (qui vivent parfois en terres d'Islam mais non-musulmans) et de moines chrétiens d'Occident, dont celui de Jacques de Venise qui dès le début du XIIe siècle a retraduit la logique d'Aristote en latin (on ne sait pas s'il vécut vraiment longtemps en Normandie au Mont Saint-Michel) mais l'enjeu capital réside sur la Physique et la Métaphysique, pas sur l'Organon déjà repris par Boèce au VIe siècle et c'est ici que Gouguenheim pense montrer que la traduction de Jacques de Venise (qui ne traduisait que les quatre premiers livres sur 14) fut plus systématique et plus répandue en Occident un siècle avant la version de Guillaume de Moerbeke dans les années 1260.
Le 4 avril, le chroniqueur de philosophie Roger-Pol Droit (spécialiste de Nietzsche et Schopenhauer) écrit une recension très favorable intitulée Et si l'Europe ne devait pas ses savoirs à l'islam ?.
Même en disposant des oeuvres philosophiques des Grecs, même en forgeant le terme de "falsafa" pour désigner une forme d'esprit philosophique apparenté, l'islam ne s'est pas véritablement hellénisé. La raison n'y fut jamais explicitement placée au-dessus de la révélation, ni la politique dissociée de la révélation, ni l'investigation scientifique radicalement indépendante.
(...)
Somme toute, contrairement à ce qu'on répète crescendo depuis les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-chose à l'islam. En tout cas rien d'essentiel. Précis, argumenté, ce livre qui remet l'histoire à l'heure est aussi fort courageux.
Le Figaro est enthousiasmé et ne cache pas que c'est bien pour des raisons idéologiques :
Félicitons M. Gouguenheim de n'avoir pas craint de rappeler qu'il y eut bien un creuset chrétien médiéval, fruit des héritages d'Athènes et de Jérusalem. Alors que l'islam ne devait guère proposer son savoir aux Occidentaux, c'est bien cette rencontre, à laquelle on doit ajouter le legs romain, qui « a créé, nous dit Benoît XVI, l'Europe et reste le fondement de ce que, à juste titre, on appelle l'Europe ».
Le 24 avril, deux historiens Gabriel Martinez-Gros et Julien Loiseau attaquent au contraire dans un article Une démonstration suspecte tout un aspect politique de Gouguenheim.
Ainsi René Marchand est-il régulièrement cité, après avoir été remercié au seuil de l'ouvrage pour ses "relectures attentives" et ses "suggestions". Son livre, Mahomet. Contre-enquête, figure dans la bibliographie. Un ouvrage dont le sous-titre est : "Un despote contemporain, une biographie officielle truquée, quatorze siècles de désinformation". Or René Marchand a été plébiscité par le site Internet de l'association Occidentalis, auquel il a accordé un entretien et qui vante les mérites de son ouvrage. Un site dont "l'islamovigilance" veille à ce que "la France ne devienne jamais une terre d'islam". Qui affirme sans ambages qu'avant la fin du siècle, les musulmans seront majoritaires dans notre pays. Qui appelle ses visiteurs à combattre non le fondamentalisme islamique, mais bel et bien l'islam. Qui propose à qui veut les lire, depuis longtemps déjà, des passages entiers de l'Aristote au Mont Saint-Michel.
Les fréquentations intellectuelles de Sylvain Gouguenheim sont pour le moins douteuses. Elles n'ont pas leur place dans un ouvrage prétendument sérieux, dans les collections d'une grande maison d'édition.
Le 24 avril, S. Gouguenheim répond et modère un peu :
Je suis bouleversé par la virulence et la nature de ces attaques. On me prête des intentions que je n'ai pas. Pour écrire ce livre, j'ai utilisé des dizaines d'articles de spécialistes très divers. Mon enquête porte sur un point précis : les différents canaux par lesquels le savoir grec a été conservé et retrouvé par les gens du Moyen Age. Je ne nie pas du tout l'existence de la transmission arabe, mais je souligne à côté d'elle l'existence d'une filière directe de traductions du grec au latin, dont le Mont-Saint-Michel a été le centre au début du XIIe siècle, grâce à Jacques de Venise. Je ne nie pas non plus la reprise dans le monde arabo-musulman de nombreux éléments de la culture ou du savoir grecs. J'explique simplement qu'il n'y a sans doute pas eu d'influence d'Aristote et de sa pensée dans les secteurs précis de la politique et du droit ; du moins du VIIIe au XIIe siècles. Ce n'est en aucun cas une critique de la civilisation arabo-musulmane. Du reste, je ne crois pas à la thèse du choc des civilisations : je dis seulement - ce qui n'a rien à voir - qu'au Moyen Age, les influences réciproques étaient difficiles pour de multiples raisons, et que nous n'avons pas pour cette époque de traces de dialogues telles qu'il en existe de nos jours.
Le 27 avril, le chroniqueur littéraire Pierre Assouline écrit un billet résumant toute la polémique (j'ai repris chez lui la chronologie) et évoque notamment l'apparition de textes de Sylvain G. sur le site identitaire Occidentalis avant la parution du livre (mais on sait ce que peut être la vérité sur Internet).
En même temps paraît une réponse d'Alain de Libéra dans Télérama, Landerneau terre d'Islam, qui semble d'ailleurs viser finalement plus Roger-Pol Droit que Gouguenheim. Il rappelle dans son style goguenard (en utilisant un peu rapidement le terme ambigu d'islamophobie) que la Rationalité grecque pouvait paraître tout aussi étrangère aussi bien à la Révélation musulmane qu'à la Révélation chrétienne.
Le 29 et 30 avril, deux pétitions apparaissent : une par des enseignants de l'ENS-LSH (où enseigne l'auteur) et une autre, plus générale qui dénonce le livre (du coup, la recension de Libération est nuancée, voire hésitante).
Au final, des pans entiers de recherches et des sources bien connues sont effacés, afin de permettre à l’auteur de déboucher sur des thèses qui relèvent de la pure idéologie. Le christianisme serait le moteur de l’appropriation du savoir grec, ce qui reposerait sur le fait que les Evangiles ont été écrits en grec - passant sous silence le rôle de la Rome païenne. L’Europe aurait ensuite réussi à récupérer le savoir grec «par ses propres moyens». Par cette formule, le monde byzantin et les arabes chrétiens sont annexés à l’Europe, trahissant le présupposé identitaire de l’ouvrage : pour l’auteur, l’Europe éternelle s’identifie à la chrétienté, le «nous» du livre, même quand ses représentants vivent à Bagdad ou Damas. La fin du livre oppose des «civilisations» définies par la religion et la langue et ne pouvant que s’exclure mutuellement. L’ouvrage débouche alors sur un racisme culturel qui affirme que «dans une langue sémitique, le sens jaillit de l’intérieur des mots, de leurs assonances et de leurs résonances, alors que dans une langue indo-européenne, il viendra d’abord de l’agencement de la phrase, de sa structure grammaticale. […] Par sa structure, la langue arabe se prête en effet magnifiquement à la poésie […] Les différences entre les deux systèmes linguistiques sont telles qu’elles défient presque toute traduction». On n’est alors plus surpris de découvrir que Sylvain Gouguenheim dit s’inspirer de la méthode de René Marchand (page 134), auteur, proche de l’extreme droite, de Mahomet : contre-enquête (L’Echiquier, 2006, cité dans la bibliographie) et de La France en danger d’Islam : entre Jihad et Reconquista (L’Âge d’Homme, 2002), qui figure en bonne place dans les remerciements. Il confirme ainsi que sa démarche n’a rien de scientifique : elle relève d’un projet idéologique aux connotations politiques inacceptables.
Aussitôt, apprenant que cela aurait des relents d'extrême droite, le toujours ridicule Rioufol défend Gouguenheim (bien sûr seulement victime de la Rectitude politique PC) tout en reconnaissant qu'il n'y connaît rien sur le fond. Des tas de blogs suivent alors la contre-pétition, appellent aussi à le défendre, au lieu de discuter posément les points factuels et la querelle d'érudition.
On perd le souci de la vérité et les deux camps ne parlent que du contexte général : soit la "lutte contre le politiquement correct" à droite soit "la lutte contre les théories du choc des civilisations" à gauche. Même De Libéra, qui dit qu'il cherche à éviter d'en rester à cette doctrine simpliste du "choc de civilisation" le réactive en en parlant, alors que Gouguenheim prétendait du moins dans son interview du 24 ne pas vouloir l'alimenter.
A la lecture de seconde main dont je me contente tout autant que l'immonde Rioufol, le livre de Gouguenheim semble en effet critiquable et idéologique. La simple phrase sur l'opposition entre langue sémitique et langue indo-européenne paraît étrangement, pour le moins, relativiste (surtout que le syriaque doit être sémitique aussi).
Mais on peut quand même se demander si ce n'est pas lui faire beaucoup d'honneur en lui donnant ainsi cette publicité et utiliser la forme d'une pétition contre un mauvais ouvrage (si l'érudition y est vraiment si faible que le dit la pétition des spécialistes), surtout sur un enjeu finalement aussi obscur que de savoir si les philosophes du XIIIe ont accès à la raison par des traducteurs syriaques, italiens ou arabes. Ce qui importe est plus ce que les humains ont fait ensuite de cette Raison, et pas seulement les errements et filtres par lesquelles les formes discursives passent.
Quand bien même on apprenait qu'en réalité les Médiévaux avaient vraiment accès à la Métaphysique d'Aristote par une traduction du XIIe de Jacques de Venise ou de Michel Scot (cf. De Libéra, La philosophie médiévale, p. 360) et non par celle de l'évêque Guillaume de Moerbeeke au XIIIe, je ne vois pas ce que cela changerait sur le fond de la Raison, qu'elle parle grec ou chinois. Anselme et Abélard ont pu penser sans ces textes et personne n'irait nier que Thomas fut influencé par ce qu'il put comprendre de sa polémique contre l'Averroïsme. Donc les faits sont peut-être fragiles mais même si on les concèdait, cela n'accorderait pas la conclusion de Gouguenheim sur l'absence de rôle de la philosophie musulmane. Et quand bien même dans une uchronie possible la philosophie arabo-musulmane avait joué moins de rôle qu'on le pensait (ou bien encore plus), je ne vois pas vraiment ce que cela dirait sur la science ou sur les divers courants des pratiques et théories. La conséquence en serait (dans ce monde possible) bien moins grave que ce qu'espèrent les partisans de Gouguenheim.
De même, même si en fait le vrai Ibn Sina n'a en fait pas soutenu certaines thèses qu'on lui attribue sur le réalisme de l'essence (comme l'a montré de Libéra), c'est tout de même ainsi que l'Avicenne latin fut compris par la métaphysique de Scot et des autres (si on croit en tout cas la théorie d'Etienne Gilson sur un essor d'une métaphysique essentialiste qui irait de Scot aux Cartésiens modernes avant d'être remise en cause par tout le nominalisme, l'empirisme puis la critique de Kant).
2 commentaires:
Merci pour cet éclairage très intéressant d'une polémique dont j'ignorais totalement l'existence : Var Matin est meilleur pour ses mots croisés que pour ses informations culturelles...
Il me semble que l'on voit de plus en plus ce genre de processus à l'œuvre dans les milieux académiques : un chercheur va délibérément adopter une position iconoclaste ; les vives polémiques suivant la publication de son ouvrage accroissent sa notoriété ; il en profite pour publier un second ouvrage nuançant ses positions et répondant aux critiques.
Peut-être aurons-nous droit dans quelques temps à un "Averroes et le Mont-Saint Michel : les racines musulmanes de la pensée chrétienne."
Oui, il y a des universitaires qui cherchent la controverse pour se faire citer. Je soupçonne Gougenheim (malgré la déclaration prudente, très irénique dans son interview pas très franche) d'avoir un but idéologique et politique, et pas seulement polémique (de ce point de vue on comprend la violence des attaques).
Il dit qu'il n'aurait que voulu montrer d'autres canaux de transmission de la pensée grecque (ce qui n'aurait alors ennuyé personnes) mais en fait le livre semble prétendre que ces autres canaux hypothétiques (Jacques de Venise au XIIe) auraient été LA vraie voie qu'on aurait ensuite oubliée.
L'histoire a parfois nié au XIXe siècle l'importance de la pensée du monde arabe et musulman mais on a ensuite un peu exagéré au XXe siècle dans l'autre sens (en inventant le mythe d'un Cordoue tolérant par exemple).
Ce n'est pas une excuse pour revenir à présent à nouveau vers l'absence de tout rôle de la pensée musulmane. Le Persan Avicenne par exemple me semble souvent cité au XIVe (chez Duns Scot).
Il est bien plus original dans ses interprétations qu'Averroes, même si ce dernier fut plus important chez les commentateurs parisiens du XIIIe.
Sur l'influence du christianisme grec sur l'Islam, il y a déjà eu une théorie (peu plausible, je crois) où Mahomet était en fait une sorte de chrétien nestorien (à force de lutter contre la Trinité, il aurait développé une variante du monothéisme judéo-chrétien).
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