dimanche 12 novembre 2023

Des suites sans prospérité de Robinson

Lorsqu'un livre devient un classique, il paraît naturel de présumer que la suite doit parvenir au même succès. Daniel Defoe a fait deux suites à son Robinson Crusoe (1719), sans doute un des plus influents romans jamais écrits, mais ces deux volumes The Farther Adventures of Robinson Crusoe (publié la même année que le premier tome) et Serious Reflections During the Life and Surprising Adventures of Robinson Crusoe: With his Vision of the Angelick World (1720) semblent être tombés dans un oubli complet au point que je ne crois même pas qu'ils aient été traduits ? 

Dans le tome 2, Robinson n'arrive pas à se réhabituer à la vie anglaise, repart dans son ancienne île du Désespoir au large du Venezuela avec Friday (qui se fera tuer par des cannibales) et il commence alors tout un tour du monde avec diverses aventures et mutineries passant par l'Afrique, puis la Chine et revenant par la Russie (il aurait passé 28 ans sur son île, de 1659 à 1686 et son tour du monde lui prend presque 11 ans de 1694 à 1705). 

On peut imaginer que les lecteurs (qui croyaient d'ailleurs au début à l'authenticité du récit attribué à Robinson) trouvaient que ces aventures de circumnavigation affaiblissaient le mythe de la solitude qui les avait intéressés dans le premier. 

Dans le troisième volume ("Serious Reflections"), le personnage de Robinson, revenu plus sage (il a plus de 73 ans à son retour), médite sur la religion, ce qui permet de comprendre pourquoi ce tome ne pouvait pas avoir la même popularité. Je serais curieux de voir ce qu'il peut y dire tant certains passages sur la religion du premier roman semblent parfois suggérer une ironie secrète, assez relativiste (quand il dit que les cannibales ne peuvent pas être jugés responsables de leurs moeurs). Defoe était pourtant un Chrétien Puritain austère (un Presbytérien persécuté par la société de son époque comme trop calviniste). Il voulait injecter l'idée que Robinson va retrouver la vraie Foi dans sa solitude en confrontation avec sa Bible et avoir un Progrès du Pèlerin. Pourtant, le roman paraît subvertir parfois la parabole chrétienne. Malgré son puritanisme, Defoe semble avoir du goût pour Montaigne et ses textes sur les pirates ont l'air de jouer déjà un siècle avant avec un romantisme libertaire. 

Sur la question du relativisme, le Gulliver (1726) de Jonathan Swift ira bien plus loin dans la satire et il semble bien en partie une réaction contre les paraboles de Defoe. 

Le vrai Alexander Selkirk (1676-1721) n'avait passé que 4 ans (1704-1709) sur son île au large du Chili et n'a jamais eu de Vendredi (même si son île avait eu sporadiquement des habitants, dont Will, un Indien mosquito laissé là par des pirates quelques années avant et qui aurait inspiré Vendredi). Mais lui aussi avait eu sa Bible comme compagne principale. Corsaire britannique contre les Espagnols, Selkirk y avait été abandonné volontairement par suite d'une mutinerie contre le capitaine parce qu'il pensait (avec raison) que leur navire ne pourrait pas tenir face aux tempêtes (l'équipage fut échoué et capturé par les Espagnols). Selkirk revint avec d'autres Corsaires et publia son histoire en 1713, six ans avant le roman de Defoe. 

Daniel Defoe inverse l'histoire de Selkirk dans sa version entre le naufrage et la mutinerie : Robinson est le seul survivant d'un naufrage quand il arrive, mais il sera finalement sauvé quand un navire anglais dirigé par des mutins vient abandonner son capitaine et que Robinson aide le capitaine contre son équipage. Tout comme Robinson, le vrai Selkirk semble avoir eu du mal à se réhabituer à la société (il repartit et mourut sur un navire négrier au large de l'Afrique après la parution du livre de Defoe). Mais Defoe utilise d'autres sources que le seul Selkirk et on cite aussi un certain Henry Pitman qui avait fui les Caraïbes et se retrouva aussi perdu sur une île déserte. 

Même dès le premier volume de Robinson, il y a des parties qui ne sont pas tellement conservées dans notre conscience commune : Robinson (qui serait né en 1632, 44 ans avant Selkirk) commence avec un navire négrier dans les années 1650, est sauvé par un Africain qu'il vend ensuite au capitaine du navire (sans que je sache clairement si Defoe y entende vraiment une satire sur son ingratitude). Après son retour en Angleterre, il y a aussi des aventures en France qui sont assez hors sujet où Robinson traverse les Pyrénées avant de revenir au bercail (comme si Defoe voulait faire de la France de Louis XIV une contrée aussi exotique et dangereuse que l'embouchure de l'Orénoque). 

Michel Tournier a écrit une courte nouvelle appelée "la Fin de Robinson Crusoë" (1978, repris dans ses Sept Contes - ses deux romans sur Vendredi sont de 1967 et 1971) qui imagine qu'après leur retour, Vendredi devient dépressif et meurt alcoolique en Angleterre et que Robinson décide de repartir sur son île déserte. Il ne la retrouvera jamais et dit qu'elle a dû trop changer pour qu'il puisse y revenir. "Ton île a changé autant que toi." 

3 commentaires:

Phersv a dit…


Dans ce webcomic se moquant de Kant, Elizabeth de Bohème lui dit qu'elle est fan de Robinson Crusoe et Kant lui demande s'il y a une théorie gnoséologique dedans et c'est censé être une question absurde. Mais il y a la vieille théorie que l'autodidacte Hayy ibn Yaqdhan pourrait avoir influencé Locke ! Et même dans Robinson, il y en a peut-être une dans le volume III !

tadloiducine a dit…

Dans les "livres de prix" (belles et grandes éditions illustrées de gravures...) des débuts du siècle dernier, que je lisais chez mes grands-parents dans ma jeunesse, la deuxième partie (retour dans l'île, voyage en Russie...) figurait sans problème à la suite des aventures dans l'île. Par contre, je ne me rappelle pas des méditations métaphysiques finales (peut-être qu'elles y figuraient - même si livres de prix pour l'Ecole Républicaine? - mais que je sautais cette partie!).
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

Phersv a dit…

La IIIe République semblait adorer le mythe de Robinson parce que l'individu européen devait montrer qu'il pourrait s'adapter n'importe où grâce à son ingéniosité technique (comme dans l'Île Mystérieuse de Verne).