mardi 7 novembre 2023

La dialectique de la statue


Le célèbre argument de la "Statue" de Condillac (dans le Traité des sensations, 1754) part d'un organisme vivant qui n'aurait strictement aucun mouvement et donc aucune kinesthésie, et qui ne ne serait défini que par une seule capacité réceptive, un seul sens, l'olfaction, considéré comme le moins intellectuel, le moins localisable puisque la Statue n'a aucun autre sens (pas encore de toucher) pour former un "sens commun". L'animal était défini comme "âme sensitive et motrice" et la Statue est pure âme sensitive sans aucune motricité, une plante sentante. Son immobilité signifie qu'elle est pure passivité. 

On peut comprendre alors l'argument comme une sorte d'anti-Cogito

Descartes disait que si on niait tous les sens, il ne restait plus alors qu'une pure intuition de la pensée consciente et donc que cela prouvait l'indépendance de cette pensée par rapport à nos sens (et donc indépendance de l'activité par rapport aux mouvements physiques). 

Condillac suppose que sa Statue n'a aucune conscience de soi, il nie donc toute intuition intellectuelle, toute réflexion et arrive à une sorte d'expérience d'une sensation "pure", ce qui est donc le symétrique de l'épokhé cartésienne. 

Il n'y a pas un pôle égo mais uniquement l'identité de l'être et de la sensation. La première pensée n'est alors pas Cogito ni même Variae Cogitationes Cogitantur comme chez Leibniz mais "tout être = cette odeur ici maintenant". Il n'y a pas de Moi et de Non-Moi et ce Moi = Moi est "Je suis/Je sens ceci" (sans qu'on puisse encore dire si cet océan de perception a une "unité"). Les phénoménologues semblent croire trouver une donation pure d'un pôle égo dans leur conscience mais la variation que permet la Statue serait cette sensation pure antérieure à tout égo. L'égo n'est plus premier, il est constitué. 

Mais ensuite, c'est dans la négation de cette odeur dans le temps que la pensée va se re-saisir comme distance interne entre la rétention de l'odeur passée et le désir du retour de l'absente. La sensation et sa négation suffisent alors pour faire la généalogie de la mémoire et de la volonté du sujet, avant même que l'effort actif du sujet ne transforme ce désir en activité et mouvement physique. 

Le raisonnement de Condillac ne se contente pas de d'affirmer que nous pensons à partir de sensations, il fait une reconstruction de la genèse possible de la conscience de soi et des facultés intellectuelles sur ces sensations. Ce qui l'intéresse n'est pas seulement de dire qu'on doit partir des sensations pour les idées, ou un naturalisme mécaniste mais qu'on n'a même pas à présupposer la forme vide de la réflexivité et qu'on peut même la produire comme un résultat, ce que Locke n'aurait pas osé faire. 

Descartes disait que l'événement mécanique ne peut être que passivité et que la pensée suppose un véritable acte, une activité d'un sujet. Ici, c'est le jeu des passivités de la sensibilité qui va produire l'activité. 



On peut comparer à une autre expérience de pensée célèbre, celle de l'Homme des Marais (Swampman) de Davidson. Davidson imaginait qu'apparaissait (par quelque accident étrange de comic book comme un éclair de foudre dans un marécage ou autre abiogenèse miraculeuse) un double de mon être qui soit indiscernable physiquement de moi à l'instant t mais qui n'aurait strictement aucun passé, aucune lien avec quoi que ce soit et même pas une relation causale avec moi (on suppose que le Swampman s'est formé complètement par hasard et qu'il n'est mon double que par coïncidence et non par une imitation intentionnelle). Mes neurones ont des connexions qui renvoie à une causalité dans mon expérience : leurs fonctions sont des effets qui permettent de parler d'une intentionnalité. Chez un sujet réel, ce scintillement et ces dispositions de ces excitations physiques ont acquis une représentation du monde. Ces constellations traitent de l'information. Selon Davidson, au contraire du sujet réel, même si toutes les fonctions de l'Homme des Marais étaient par coïncidence analogues aux miennes, on ne pourrait pour autant pas dire que l'Homme des Marais pourrait avoir la moindre pensée consciente (en tout cas au début, avant qu'il ne puisse apprendre quelque chose). Sans l'insertion de tout ce passé causal, il ne serait qu'un jeu mécanique vide privé de toute intentionnalité, une arborescence clignotante sans pensée. Ce "double" sans copie ne serait alors qu'une ombre d'un songe et non un sujet pensant. Il faut un temps d'adaptation pour que notre Homme des Marais trie des stimulations et puisse dépasser la Statue. 

Dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, la conscience sensible devra se nier en observation des propriétés physiques avant de devenir conflit du désir et conscience de soi mais on reste encore assez proche de ce genre de genèse condillacienne dans son amorce (et la conscience sensible immédiate hic et nunc se dépasse elle-même en passant par des "signes" d'un langage possible qui montrent l'insuffisance du Ceci indexical, ce qui plairait aussi à Condillac). L'idée de la Science de la logique sera ensuite de renoncer complètement à cette genèse par le divers sensible en refusant tout "donné" autre que l'être en tant qu'être, en voulant remonter d'un commencement de la pensée à un commencement dans l'étant. Le nouveau commencement dans cet idéalisme n'est plus l'identité de l'âme et de la sensation, du sens et du sensible, l'être comme odeur de rose et sa négation dans le souvenir et le désir, mais l'être et sa négation dans le passage dans le devenir. 

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