mercredi 27 décembre 2023

Calendrier de l'Avent des Arguments philosophiques XIV : On peut réfuter l'Hédonisme moral

 25 Bichat, jour d'Albrech von Haller (1708-1777), le physiologiste qui a aussi écrit des romans philosophiques. 

La Machine à Expériences

"Hédonè" en grec veut dire "plaisir". On sait que les êtres vivants sont (de fait) motivés par des plaisirs potentiels (hédonisme "psychologique") mais la thèse de l'hédonisme moral dit que les êtres humains ont raison de le faire, qu'ils devraient chercher à optimiser leurs plaisirs et qu'il n'y a en fait rien de mieux que les plaisirs ou au moins certaines classes de plaisirs compatibles les plus durables possible. 

Donc si l'hédonisme moral était vrai, une vie de plaisir continuel et sans peine serait la meilleure des vies humaines possibles. 

Aristote avait déjà formulé un argument contre l'Hédonisme moral (l'argument d'une vie de sommeil) et en un sens, tout notre imaginaire occidental s'est fondé sur un argument similaire dans l'Odyssée (chant IX) quand Ulysse refuse la vie des Lotophages (ou que les marins devraient refuser aussi la vie des Porcs de Circé), mais la version la plus célèbre est celle formulée par le philosophe Robert Nozick (qui était libertarien / anarcho-capitaliste mais pourtant fortement "déontologique" et non-utilitariste dans ses raisonnements moraux). On appelle sa réfutation de l'Hédonisme l'argument de la Machine à Expériences

Supposons qu'on vous offre de vous mettre dans une "Machine à Expériences" qui vous permette de dormir toute votre vie dans une réalité virtuelle où vous n'auriez que des songes agréables (on peut même la programmer pour l'adapter à vos désirs). On s'engage à ce que votre corps ne souffre jamais et que vous ne vous rendiez même plus compte que vous êtes dans une réalité virtuelle. Cette vie est donc le plus "réaliste" des Paradis possible, avec le maximum de plaisir qu'on puisse concevoir. Il est douteux qu'aucune vie "active" réelle ne puisse atteindre une aussi grande intensité ou quantité de plaisirs. 

Or selon Nozick, même si de fait, de nombreux humains accepteraient sans doute cette pseudo-vie d'illusions, on peut concevoir de droit de meilleures vies. Une vie de plaisir où on ne fait rien réellement, où on ne peut rien changer au monde et où on ne rencontre aucun sujet humain n'est pas la meilleure des vies humaines (voir aussi Aristote sur la meilleure des vies humaines, qui maintenait quand même une place à l'action libre dans la vie pratique). 

Donc si on admet qu'on pourrait et même qu'on devrait profiter d'autres vies "réelles" (même avec moins de plaisir) alors qu'il s'agit d'une vie de plaisir continu, cela prouve que l'Hédonisme moral n'est pas défendable dans l'absolu (même si la plupart des humains dans la tristesse désirent sans doute de fait une telle vie). 

De manière plus générale, cela prouve qu'une "expérience" ressentie, une "qualité" immanente (un état) a une valeur moindre que les actions. Les états de satisfaction ont une valeur mais moins que les satisfactions dérivées d'une transformations réelles du monde vis-à-vis d'autres sujets (par exemple ce que nous pouvons transmettre aux autres humains). 

L'argument n'est pas qu'un jeu de philosophie analytique. Il permet aussi de voir le lien possible entre certaines formes d'hédonisme et un certain nihilisme (tout comme chez Hegesias Peisathanatos ou dans l'argument anti-nataliste de Benatar selon lequel nous ferions mieux de ne jamais nous reproduire pour éviter de produire plus de souffrances en moyenne que de plaisir). 

Nos intuitions me semblent en revanche plus fragiles dès qu'on met de l'Intersubjectivité. Si on pouvait réellement communiquer avec d'autres sujets dans ce Paradis artificiels (une sorte d'Harmonie préétablie avec d'autres monades), je ne suis pas sûr de voir ce qu'on perdrait à ne rien pouvoir réaliser de réel. 

Et si on imaginait qu'on est déjà dans la Machine et qu'on nous en informe seulement maintenant, il est probable que le choix de rester dans l'illusion augmenterait encore (comme les prisonniers dans l'Allégorie de la Caverne ou dans Matrix). 

On reconnaît un thème commun avec l'Argument des Cerveaux dans la Cuve. Mais dans l'argument (dit "transcendantal") de Putnam, on devrait penser que cette possibilité se réfuterait elle-même (du moins, c'est ce que prétend l'argument) alors qu'ici, une vie paradisiaque de Cerveau dans une Cuve ne devrait pas être préférée à une vie réelle, pour des raisons éthiques et non pas théoriques. 

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