Un des problèmes essentiels d'une culture est de réussir à maintenir la continuité relative avec ces oeuvres illisibles du passé, à renouer un peu du fil qui se distend avec le temps. Le cinéma se contente souvent de simplifier uniquement le drame. Je lis la mythologie grecque avec plaisir mais je dois dire qu'il ne me serait pas venu à l'esprit de tenter même en version Digest le monumental livre d'Honoré d'Urfé, qui fait 5000 pages et qui est encore moins proche de notre goût que certains épisodes du Quichotte - que je n'ai pas encore réussi à finir non plus.
L'adaptation fidèle d'Eric Rohmer me convainc quand même qu'une intrigue simple de comédie précieuse peut se tirer du Roman-fleuve et que la fable peut devenir cinématographique, et non pas simplement beau marivaudage littéraire comme je le reproche parfois. Il s'agit en effet avant tout d'érotisme et de Voir sans être Vu, ce qui est un sujet de prédilection du cinéma. Le roman est des années 1610 (d'Urfé fut Ligueur avant de se rallier au Roi), et il y a quelques scènes de travestissement qu'on pourrait trouver dans une comédie pastorale shakespearienne de la même époque (As you like it est de 1600), même si le thème est ici plutôt platonicien, devenir l'Autre en endossant son apparence extérieure.
Le film a conservé certaines dialogues sur l'Amour qui semblent assez directement tirés du Banquet de Platon via toute un réseau d'interprétations poétiques et d'amour courtois. Les dialogues entre Hylas l'inconstant - et donc trop épais matérialiste - et les Bergers plus orphiques comme Lycidas semble souvent directement tirés de ces clichés platoniques sur l'amitié entre les âmes et la pure contemplation du Beau.
En revanche, je ne sais pas quelle est la source précise la longue scène où le druide Adamas explique que la religion gauloise était en fait plus profondément monothéiste et que les Gaulois feignaient d'épouser le polythéisme pour ne pas gêner les Romains, trop rustiques pour saisir le sublime théologique. La scène se trouve dans l'Astrée, IIe partie, livre VIII. Ce subterfuge permet ainsi d'exalter un sain théisme celtique comme une préfiguration des Mystères de la Trinité :
Mon enfant, respondit Adamas, il faut que vous y alliez fort retenu, et que sur tout vous ne preniez pas cela pour des dieux separés, mais pour les vertus, puissances et effects d’un seul Dieu, et qu’ainsi vous adoriez Juppiter comme la grandeur et majesté de Dieu, Mars comme sa puissance, Pallas comme sa sapience, Venus comme sa beauté, et ainsi des autres. Par ce moyen les adorant comme je dis, vous refererez tout à nostre grand Teutates, et honorant les grands heros pour leurs vertus, vous vous montrerez juste de rendre à ces vertueuses personnes, apres leur mort, l’honneur que vous n’avez peu leur faire durant leur vie. Et que cela vous suffise pour ceste fois, attendant que la frequentation que vous aurez avec moy vous en aprenne peu à peu davantage. Or, mon enfant, laissant donc tous ces discours à part, nous ferons icy une forme de temple dans ce boccage qui de long temps a esté consacré à Teutates, c’est à dire à Dieu: entant que ce sera dans un boccage, nous observerons nos anciennes ordonnances, et pource qu’il y aura un temple, nous obeirons à ces estrangers. Et pour l’intelligence de ce que je viens de vous dire, j’escriray au tronc de ce chesne merveilleux, le sainct nom de Teutates ; puis en ces trois branches qui s’en separent à la droite, je mettray Hesus, au milieu Tharamis, et l’autre costé, Belenus. Et en ce tronc d’en haut où ces trois branches se viennent reunir, nous graverons encores le sacré nom de Teutates, pour monstrer que nous n’entendons qu’un Dieu sous ces autres trois paroles. Que si j’osois vous descouvrir la profondité de nos saints mysteres et les secrets plus cachez de nostre religion, je vous dirois une interpretation que Samothes, le plus sçavant de tous les hommes, nous a laissée et qui de pere en fils est venue jusques à nous. C’est que ces trois noms signifient trois personnes qui ne sont qu’un Dieu, LE DIEU FORT, LE DIEU HOMME, et le Dieu REPURGEANT. Le Dieu fort est le Pere, le Dieu homme est le Fils, et le Dieu Repurgeant, c’est l’Amour de tous les deux, et tous trois ne font qu’un Teutates, c’est à dire un Dieu. Et c’est la mere de ce Dieu homme, à qui nos druides ont dedié dans l’entrée des Carnutes, il y a plus de vingt siecles, un autel avec une statue d’une pucelle tenant un enfant entre les bras avec ces mots : A LA VIERGE QUI ENFANTERA.
Il y a souvent un mythe chrétien des préfigurations païennes de leur foi, voire d'un monothéisme primitif antérieur à la dispersion, mais je ne sais quelle est l'origine de ce chauvinisme particulier sur la supériorité du Druidisme gaulois - peut-être chez ce cinglé fascinant de Guillaume Postel ?
L'histoire
L'histoire se passe dans "le pays de Forez", dans la vallée du Lignon (affluent de la Loire) dans une Gaule imaginaire de la fin de l'Empire romain où on mentionne les invasions barbares mais où les Druides portent des noms de pasteurs grecs et ignorent encore le Christianisme. Le film a bien su jouer sur ce flou historique avec des vêtements qui mélangent une fausse antiquité à l'époque de la rédaction au XVIIe siècle dans des châteaux de la Loire (le film fut en fait tourné en Auvergne, un peu plus loin des villes de la Loire).
Le berger Céladon aime la bergère Astrée, qui porte le nom de l'Idéal de Justice (Thémis Diké) mais leurs parents ne soutiendraient pas leur union. Suite à une dénonciation calomnieuse, Astrée interdit à Céladon de la revoir. Il se jette alors dans le fleuve et est sauvé comme Ulysse et Nausicaa par trois "Nymphes", princesses matriarchiques du pays menée par Galathée. Céladon échappe aux attentions de Galathée grâce à la nymphe Léonide et au druide Adamas. Mais comme Astrée lui a interdit de la revoir, il reste à vivre dans la forêt à se morfondre et à jouer de la flute. Adamas va finalement user d'un stratagème pour pousser Céladon à voir Astrée sans en être vu (montrant ainsi la supériorité d'une thérapie comportementale sur un simple discours analytique...).
Le livre était interminable par les récits enchassés mais il n'avait en fait pas même réussi à toucher la conclusion et la fin du film est donc un peu abrupte sans doute en référence au fait que la vraie conclusion ne fut pas rédigée par Honoré d'Urfé lui-même mais par un de ses continuateurs. J'aimerais bien savoir si certaines autres intrigues ont été résolues dans ces continuations, notamment celles de la belle Galathée que dédaigne Céladon.
Cécile Cassel est excellente en Léonide et arrive, comme Mathilde Mosnier (Phillis), à articuler les phrases classiques avec une grâce qui paraît spontanée. Serge Renko (qu'on a vu dans Les rendez-vous de Paris en 1995 et dans L'Anglaise et le Duc dans le rôle du Girondin Vergniaud) passe très bien dans le rôle difficile du sage Adamas - pour faire du mauvais esprit, je ne pouvais m'empêcher de penser au gourou Raël à chaque fois qu'il vaticinait dans sa robe blanche. Je serais plus réservé sur certains autres rôles, y compris la plus jolie, Véronique Reymond qui joue la nymphe Galathée.
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