jeudi 18 février 2021

Inwiefern auch wir noch fromm sind


Le Prêtre de l'Impératif catégorique

J'aime beaucoup le philosophe vulgarisateur et vidéaste Monsieur Phi, je le recommande souvent à mes élèves et que je n'ai pas de désaccords majeurs avec sa vision analytique le plus souvent (très bonne vulgarisation sur Bayes, par exemple). Comme tous les analytiques français, il a tendance à avoir du ressentiment contre la domination continentale mais il n'est pas si insistant que cela en dehors de quelques blagues contre les mythes platoniciens dont il a dit une fois qu'il ne voyait pas pourquoi on continuait de les faire étudier comme des arguments. (Je ne suis pas d'accord, le mythe de Prométhée est beau et trop influent dans notre histoire pour être réduit à des clichés de dissertation et sur ce point, je reste continental et même un peu stieglerien - voir aussi sur les autres mythes platoniciens puisque je crois que le démarcation entre mythe et philosophie n'est pas claire, cf. aussi sur le noble mensonge). 

Dans une vidéo sur la déontologie kantienne, après avoir quand même dit qu'on ne pouvait pas écarter tout l'intérêt du moins à première vue d'une fondation a priori de l'éthique contre l'empirisme utilitariste, il a attaqué les préjugés de Kant en le réduisant quasiment à l'idée que Kant passait beaucoup plus de temps à dire que l'onanisme était une faute morale contre soi-même (en instrumentalisant son propre corps en le réduisant à sa propre source de plaisir) qu'à s'occuper de questions éthiques vraiment importantes comme l'abolition de l'esclavage. En gros, Kant a bien dit que tous les êtres rationnels étaient égaux en dignité et qu'on ne pouvait jamais acheter ou vendre un humain (tout comme chez Rousseau) mais en dehors de quelques passages un peu racistes ou eurocentriques de son anthropologie, il n'a pas fait les efforts de Condorcet ou surtout Brissot contre l'institution particulière de l'asservissement d'autrui. Puis Monsieur Phi opposait cela à l'éthique minimale utilitariste de Bentham, qui, elle, était bien plus affranchie de la morale sexuelle de son époque en défendant la liberté sexuelle entre adultes consentants (même si je ne suis pas sûr que l'utilitarisme de Bentham, contrairement à celui de Mill, ait fait beaucoup d'efforts non plus contre les formes contemporaines d'exploitation). 


Mythe et effroi

Ce qui m'a étonné dans cette affaire était que j'étais assez chagriné

Et je ne comprenais pas bien cet affect triste. Je déprime trop facilement et j'ai une tendance à l'aboulie et à la misologie mais certainement, une petite ironie ne pouvait pas me dégoûter à la fois de tout Kant et toute la vulgarisation philosophique ? Un enthousiasme intégriste serait-il un rempart dans le combat contre la misologie ?

Je ne crois pourtant pas être si "fidèle" à Kant que cela (malgré des années de classes prépa très idéalistes allemandes) et je connaissais déjà son sexisme (moins explicite que chez Rousseau), son caporalisme prussien, le risque d'un certain ascétisme larvé (même s'il s'en défend) mais je me disais souvent qu'au moins l'humanisme des Lumières rousseauisto-kantiennes ne se contredisait pas autant que le libéralisme de Locke sur cette question décisive de l'esclavage (c'est en passant une des raisons pour lesquelles je vous déconseille le jeu de plateau Pax Emancipation du libertarien Phil Eklund qui oppose de manière idéologique une prétendue "bonne" abolition lockienne, raisonnable et la "mauvaise" abolition rousseauiste, matrice de la terreur). 

Grâce à cette (légère) sur-réaction passionnelle, j'ai pris conscience que j'avais donc gardé une relation affective très confuse où j'espère toujours que les philosophes pourraient être des héros moraux ou au moins des personnages assez intègres. Il s'agit clairement d'un reste d'élément religieux, un substitut de foi où je continue à penser que tous ces philosophes se dépasseraient eux-mêmes, dépasseraient leurs quelques erreurs singulières et "accidentelles", malgré tous les bêtisiers, bien que Platon puisse être un fanatique religieux ou un eugéniste, qu'Aristote soit sexiste et esclavagiste, que Spinoza entérine tellement les faits qu'il en arriverait aussi à des conclusions proches, que Hume puisse demeurer un courtisan tory. Je trouvais assez insupportable que Nietzsche s'amuse tout le temps à se présenter en un nouveau prophète mais c'était peut-être en partie (en dehors de sa mégalomanie) une ironie nécessaire pour nous soigner de notre folie de culte. Les premiers Platoniciens et la plupart des autres philosophes étaient vraiment des sectes qui finissaient par dériver en adoration de leur fondateur (et on a constaté cela encore récemment avec le freudisme). 

Marx dit quelque part, si je me souviens bien, que si un génie comme Aristote a pu à ce point se tromper sur l'esclavage, on n'a pas à prendre très au sérieux des idéologues contemporains de moindre valeur qu'Aristote. 

Si la philosophie a une utilité comme connaissance et combat contre la contingence de certaines de nos pensées (y compris contre certains des mythes et idéologies produites par la philosophie quand ils deviennent des obstacles), c'est de se défier aussi de sa propre auto-mystification quand elle se croit toujours déjà délivrée de tout préjugé ou de toute "sensibilité au sentier". De ce côté-là, les anti-philosophes cyniques comme Lucien de Samosate ont une fonction philosophique pour nous forcer à ne pas retomber dans la tendance lourde des institutions religieuses. Lucien est si sarcastique avec l'hypocrisie des philosophes parce qu'il se fait finalement une idée assez saine de l'exigence de la philosophie. 

Et tant qu'on ne s'attaque pas à Leibniz, on a le droit de tout caricaturer. 

Plus sérieusement, cela m'intéresse dans l'auto-analyse des émotions car lorsque je tente de comprendre le sentiment de haine et de ressentiment des fanatiques quand on caricature leurs religions, je me disais souvent que même si on traine dans la boue Platon (qui, je crois, a plus d'importance que tout prophète religieux), on ne pourrait pas trouver d'équivalent émotionnel à ce ressentiment. 

Le Pape François avait tenté de légitimer (ou du moins de "comprendre") cette colère en la comparant à celle devant une offense à ses propres parents. Mais même un érudit qui consacre trop de temps à l'étude scolastique ne doit pas vraiment identifier son Canon à une figure paternelle et l'analogie ne marcherait pas bien. Le grand avantage de la science est qu'il y est plus facile de compartimenter : tout le monde sait que Newton était un dingue dans ses écrits religieux et un génie dans ses écrits scientifiques. Hélas, la philosophie mêle beaucoup plus la folie du cadre mythique et les innovations géniales théoriques. 

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