DIE (chez Image Comics) est un comic book brillant et effrayant écrit par Kieron Gillen (auteur par exemple des aventures de Loki ou de Wicked+Divine) et dessiné par Stephanie Hans, mais aussi un jeu de rôle créé par Gillen et distribué en version Beta sur son site.
Le comic est présenté comme un mélange du vieux dessin animé D&D (1983-85, où de jeunes humains de la réalité tombaient dans l'univers du jeu de rôle et héritaient d'objets magiques pour lutter contre Tiamat et une sorcier nommé Venger) et de chroniques de fantasy plus adultes comme l'épouvantable Thomas Covenant de Donaldson.
On peut aussi y voir non seulement un commentaire ironique sur Stranger Things et sur toute l'histoire de la fantasy et de la place des Univers Fictifs : le n°3 est consacré directement à Tolkien (et en même temps aux Kriegspiel et à Little Wars de HG Wells - Gillen cite beaucoup Playing at the World) et le n°9 au premier monde de campagne de jeu de rôle de l'histoire, les oeuvres de jeunesse des soeurs Brontë sur Angria et Gondal. A ma connaissance, personne n'avait encore eu l'idée d'utiliser le paracosme de Charlotte Brontë avant et cela ne peut qu'étonner, non ? (et oui, je vais enterrer mon projet de le faire qui date des années 1990, j'en avais vaguement parlé en 2008)
Gillen, avant de devenir l'Héritier présomptif de l'Invasion Britannique des Moore, Gaiman et Morrison, était un journaliste spécialisé en musique pop et en jeu vidéo. Britannique élevé au biberon de Game Workshop, à MERP ou Vampire, il est encore aujourd'hui une encyclopédie vivante du jeu de rôle et je ne peux m'empêcher de jalouser à quel point il arrive à synthétiser tant de directions. Il y a de nombreuses blagues qui doivent passer inaperçues si vous n'écoutez pas les podcasts de Robin Laws ou si vous n'êtes pas un amateur d'articles obscurs de Ron Edwards (heureusement traduits sur le PTGPTB, ouf). Oui, le premier volume (n°1-5) en Trade Paperback, paru cet été, s'appelle "Fantasy Heartbreakers". Le second, Split the Party, fait référence au cliché selon lequel on ne devrait pas séparer l'équipe.
De nos jours, une équipe de quadragénaires déprimés revient sur les traces d'un monde de campagne où ils étaient tombés et avaient été traumatisés pendant deux ans en 1991-93 (le temps semble passer à la même vitesse dans le Paracosme de DIE et dans la réalité). Il y a trente ans, le MJ, Solomon, leur avait donné à chacun à dé polyhédrique qui les lie à une Classe et les projette dans le monde de DIE, Ce monde, que Solomon croyait avoir créé, a une forme d'Icosaèdre, son propre Dé, mais des indices laissent penser qu'il y a eu d'autres Maîtres de jeu.
Une des différences avec D&D est ces classes, qui sont toutes des subversions des clichés et on devine que Gillen est plus proche des jeux de rôle Indie de la Forge que de l'OSR. Le Maître de jeu est lui-même une classe de Magicien et est donc un PJ avec ses propres desseins, et non un arbitre neutre.
Les autres classes sont :
Le Dictateur (d4): Un Barde qui peut contrôler les émotions par sa Voix.
Le Bouffon (d6 spécial): Casual Player et Tricheur qui utilise sa chance en refusant de se prendre au sérieux.
Le Chevalier des émotions (d8) : remplace le Paladin avec une émotion fondamentale à la place d'un alignement. Le Chevalier du Chagrin a besoin de ressentir de la peine pour augmenter sa puissance.
Le Néo (d10): un Cyberhacker qui utilise des ressources féériques pour altérer des technopièges. C'est une inversion de Shadowrun où la fantasy est altérée par le cyberpunk.
Le Godbinder (d12): la différence entre Shaman, Clerc et Démonologue n'est pas clair quand une athée lie des Dieux par des pactes. Gillen a créé un panthéon de 12 divinités contradictoires comme la Pleureuse (the Mourner), déesse du Chagrin et de l'Empathie. Kieron Gillen connaît aussi Glorantha et j'ai hâte de voir s'il en fera quelque chose mais ici, c'est plus simplement moorcockien sans doute.
La Règle du Jeu que les personnages vont apprendre est qu'ils ne peuvent pas revenir dans la réalité tant que tous les membres vivants de l'équipe ne sont pas unanimement d'accord - donc sauf si un des membres de l'équipe meurt. Or, le Maître de jeu n'était pas d'accord et il est toujours prisonnier du Donjon qu'il a contribué à créer. Et tous les membres peuvent être partagés dans l'idée de revenir ou de demeurer dans le Monde du Dé.
Je n'aime pas tellement le Genre de l'Horreur et il s'agit bien de cela ici même si la corde de diverses émotions négatives est poussée vers la tristesse plus que vers le simple effroi, par exemple, le très réussi et mélancolique n°3 sur la Première Guerre mondiale dans l'oeuvre de Tolkien, qui réussit à montrer un peu d'affection pour cet univers même si Gillen reconnaît avoir un rapport oedipien de parricide vis-à-vis du Père de la High Fantasy épique contemporaine.
Le jeu de rôle utilise aussi des idées qui feraient penser à une exploration narrative de la psychothérapie puisqu'on crée les Personnages de la "Réalité" (Persona) et leurs névroses comme dans la BD avant de voir leurs réactions dans le Paracosme où vivent leurs autres Personnages (Character).
Oui, il y avait eu un jeu chez Talsorian, DreamPark, où on jouait aussi sur ces deux Niveaux baroques du Jeu de rôle dans le Jeu de rôle. Et on a déjà dit que toute la notion de Heroquest est une sorte de dramatisation du processus même du jeu de rôle dans le rituel d'entrer dans les mythes. Mais ici, l'idée psychologique d'exploration des troubles d'identité des "personae" sera plus intime ou individuel. Par exemple, il semble clair que le narrateur principal de la série, Ash le Dictator, a refoulé son identité sexuelle (trans ou homosexuelle) dans son personnage (et le Washington Post vient justement de publier un article sur une transsexuelle qui disait avoir réussi à assumer son "identité" grâce au jeu de rôle). C'est le genre d'idée complexe, comme celles du Spectre de l'Inconscient dans le jeu Wraith, que je ne suis pas entièrement sûr d'être assez mûr même en approchant de la Cinquantaine pour y jouer. Et Gillen reconnaît pour l'instant que c'est plus dirigé vers un one-shot expérimental à la Fiasco que pour un jeu de campagne. Mais c'est quand même une de ces réussites où on a envie d'essayer d'y jouer sans être certain de pouvoir y arriver.
Je n'ai jamais accroché à tous ces nombreux dessins animés japonais sur des jeunes otakus qui tombent dans l'univers de leur jeu vidéo de fantasy favori. La Power Fantasy ou le pouvoir métaphorique de la fantasy m'y semblaient perdre tout son mystère. Mais ici, cela fonctionne à nouveau, quel que soit l'évidence du discours post-moderne de déconstruction des conventions du jeu de rôle.
Add.
J'ai oublié de raconter une idée géniale dans un des numéros. Les personnages (qui aiment bien se moquer de D&D) ironisent sur le système de Magie "vancienne" Fire & Forget (on perd ses sorts en les lançant et on doit les réapprendre) mais des "PNJs" racontent une histoire sur un système proche où le Magicien perd non pas un sortilège mais un souvenir de sa mémoire à chaque fois qu'il lance un sort, ce qui est bien plus terrifiant.
"Kieron Gillen connaît aussi Glorantha et j'ai hâte de voir s'il en fera quelque chose"
RépondreSupprimerQuelle est ta source ?
Greg
(Et merci pour ce post passionnant, je suis du coup en train de lire DIE 👍)
C'est dans ses commentaires au n°3 sur le world-building (j'imagine qu'ils ont été repris dans le TPB).
RépondreSupprimer"One angle in my research led me to think about the why of these worlds. Tolkien's worlds were arguably a property emerging from his home-cooked fanfic languages. As in, a language speaks to the stories you tell with it. A creator's interests are not just decorations but what it grows from. Greg Stafford's Glorantha is powered by his interest in mythological structure, for example. These are not surface concerns, but core."
Gillen a l'air de pratiquer plus Warhammer le wargame et des jeux de rôle indie de nos jours mais il a une culture rôlistique très vaste, j'ai l'impression.