Ce week-end, c'était la "GaryCon", la partie de jeu de rôle mondiale en l'honneur de Gary Gygax.
Matt Snyder critique ce culte dévot, y voyant un symptome d'une "sous-culture Geek" qui a besoin de se donner des Shibboleths et des Gourous, des signes de reconnaissance un peu esotériques pour mieux s'exclure de la société. Ou comme il le résume, on confond le jeu comme activité et comme une sorte de "style de vie". Toutes nos sociétés sont tellement communautaristes que nous ne pouvons nous empêcher de convertir nos divertissements en clubs exclusifs ou en sectes.
Il y a une partie de ses arguments qui me paraissent valides - même si dans un pays aussi insupportablement religieux qu'aux USA cela a suscité des réactions un peu fanatiques sur l'opportunité de cette critique dans ce moment de "deuil" de la "Communauté" rôliste. Et en un sens, sa déclaration (un peu troll sur les bords) me fait penser à l'acte Geek par excellence qui consiste à se positionner dans la Relation d'ordre de non-Geekitude.
Pour aller plus loin (et bien que je trouve que Gygax avait une certaine voix originale, je l'ai dit, par rapport à la sécheresse impersonnelle des wargames), je suis assez "Réaliste platonicien" sur l'Idéosphère.
Je crois que même si Gygax et Arneson n'avaient pas eu cette idée de transformer le Wargame en Jeu de Rôle, le Jeu de Rôle aurait été inventé de toute façon. "L'idée était déjà dans l'air", comme on dit. Ils ne furent pas des créateurs ex nihilo radicaux. De nombreux témoignages parlent d'inventions simultanées, depuis au moins les soeurs Brontë au XIXe siècle ; M.A.R. Barker dit même avoir "joué" dans son monde de Tékumel dans son enfance dans les années 1940).
Lorsque la seconde édition d'AD&D est sortie en 1989, les nouveaux auteurs de TSR (David Cook) avaient mis une dédicace "The AD&D game probably never would have existed withhout the work of Gary Gygax and Dave Arneson". Gygax avait été offensé par ce "probably" qui semblait presque le comparer avec le Singe savant de Borel et il avait à la rigueur raison si on limite le sujet à l'idiosyncratique AD&D, avec tous ses défauts, mais pas si on élargit au concept du jeu de rôle, qui aurait vraiment probablement existé sans lui.
Je ne peux pas prouver mon "uchronie", bien entendu et il se peut que d'autres inventeurs eussent échoué à populariser leur invention, mais les wargames maritimes où on jouait des navires individuels avaient déjà préfiguré le processus d'individualisation des armées de wargame : le romancier Fletcher Pratt fait jouer des navires dès les années 40 et relie de manière durable les origines du wargames et la culture des "Conventions" des Fans de SF.
Et reconnaissons que le jeu de rôle aurait pu avoir une origine qui l'aurait moins enfermé dans la culture geek, s'il avait été inventé par un dramaturge ou une écrivaine à la place d'un wargamer.
Prenons un exemple, qui est le sexisme du jeu de rôle. 95% des joueurs sont des hommes et ce n'est pas près de changer (malgré Vampire qui a su attirer quelques filles gothiques). La tradition du sexisme des rôlistes est aussi solidement implantée depuis 35 ans que le sexisme de l'informatique ou le sexisme de la bande-dessinée (surtout dans le cas des comics) ou de la SF. Pourtant il n'y a aucune nécessité conceptuelle que le jeu de rôle soit sexiste. C'est une tradition contingente. Au contraire, j'ai souvent pensé (comme le montre le cas des soeurs Brontë et leur jeu de la cité de Verre) qu'il y avait plus de lien avec la culture des Poupées. Si une femme écrivain avait inventé le jeu de rôle dans les années 60, le Narrativisme aurait été la tendance originale à la place du Simulationisme et du Ludisme.
Cela dit, je dois avouer que dans ce cas, j'aurais regretté qu'on n'utilise pas les dés polyhédriques qui sont l'un des plus beaux symboles de la mathématisation pseudo-simulationniste.
Pour être franc, je me souviens avoir franchement eu du mal avec certains aspects d'E.G.G. Par exemple, quand il montrait son dogmatisme en refusant d'essayer des systèmes qu'il n'avait pas créés, ce qui a sans aucun doute stérilisé sa créativité (presque aucun autre jeu ne l'a influencé à part Empire of the Petal Throne de 1976) ; quand il disait avec un sérieux étonnant que toute modification de D&D était une mauvaise idée parce que le système était déjà parfait. E.G.G. n'a jamais eu la souplesse de Greg Stafford, qui a su évoluer du Simulationnisme vers le Narrativisme. Je détestais aussi sa conception typiquement ludiste et "antagoniste" du jeu de rôle où le Maître du Donjon doit chercher à tuer le plus de personnages-joueurs possible. Enfin, il y a eu certains textes curieux où il disait qu'un Paladin Loyal-Bon avait le devoir de génocider les bébés des Orcs puisque leur nature était fatalement mauvaise (dans cette conception, le "Loyal Bon" est une éthique fataliste vraiment totalitaire et nous aurions le devoir moral de jouer des Chaotiques Bons, voir "Orc Holocaust" ou celles de Lev).
Malgré tout cela, je suis assez surpris du fait que la disparition de Gygax ait tant frappé non seulement les médias mais même moi qui n'ai presque pas joué à D&D et ai toujours préféré Greg Stafford ou Steve Perrin à Gary Gygax.
Une explication possible est qu'il est curieux de se rappeler que ce Hobby est si récent que ses fondateurs sont presque tous encore vivants - une exception serait par exemple David Hargrave, un des pionniers importants morts il y a 20 ans et qui fut l'un des premiers à sortir un concurrent à D&D - voir le récit de Stafford. Edward Simbalist est aussi mort il y a 3 ans, on sait qu'Arneson et Wujcik sont gravement malades).
Une autre façon d'expliquer le transfert émotionnel est que la première génération des Rôlistes était surtout des Baby Boomers (ou presque, M.A.R. Barker est de 1930, Gygax de 1938, Marc Miller, Dave Arneson de 1947, Stafford de 1948) et donc qu'inconsciemment notre société d'enfants de Baby Boomers les associe à nos pères rêvés - je sais que dans mon cas je jalousais toujours les récits où Gygax racontait ses campagnes avec ses enfants dès le début des années 70.
Et dans le sens inverse de l'article initial, il y a celui par Monte Cook (l'un des auteurs de la 3e édition de D&D) qui assistait à l'enterrement de Gygax le samedi et qui pense qu'on n'a pas assez pris au sérieux ce qu'il avait pu représenter :
If there was one thing I would criticize about the hobby game industry (as opposed to say, fiction publishing) it's that not enough value is placed on the individual creator. It's too easy to get caught up in sales and distribution and new editions and designs by committee and licenses and all that stuff to really think about what a single man could have done. It's like I wrote earlier, it's almost too big to think about someone creating the game we play (and design for) every week. It's like a novelist thinking about the guy who created fiction. It almost seems absurd.
Add. Via le Ludiste, Stephen Colbert, qui a été un vrai fan de D&D depuis 1976 (il avait 12 ans), rend un petit hommage vidéo.
Et parmi les critiques d'E.G.G., un article de John Wick (qui présente son jeu Houses of the Blooded comme une expérience intentionnelle d'anti-D&D). L'argument est anti-"ludiste" et il tente de définir le jeu de rôle comme avant tout un mouvement qui a essayé de sortir des contraintes imposées par celui qu'on prétend être son géniteur.
D&D isn't a roleplaying game; it's a very sophisticated board game. This is a bit of a paradox because D&D is the first roleplaying game. Yet, it isn't a roleplaying game. (...)
A roleplaying game is a game in which the players are rewarded for making choices that are consistent with the character's motivations or further the plot of the story.
C'est une définition selon l'axe dit "narrativiste" de Ron Edwards. D&D a toujours été contradictoire entre la définition "Personne ne gagne dans ce jeu" et son système agonistique où on gagne en tuant des monstres, en gagnant des points d'expérience et en progressant (héritage des points de victoire des Wargames). Il faudrait en fait opposer dans le jeu de rôle ce qui est vrai "ludisme" issu des jeu de plateau (les éléments Alea et Agôn) et le "jeu" en un sens moins compétitif. Mais cela n'entre pas complètement dans les catégories de Caillois : ce n'est pas Mimicry, qui est le simulationnisme, ni vraiment Ilinx, l'ivresse, c'est plutôt le Libre-jeu des facultés de l'imagination : on pourrait donc ajouter une catégorie (de même que Dumézil disait avoir ajouté la catégorie du Ludus Scientiae, pur jeu intellectuel).
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