dimanche 16 mars 2008

Le double discours machiavélien




Une de mes blagues favorites est celle de Sidney Morgenbesser : "le pragmatisme, ça marche en théorie, pas en pratique". Quand je lisais le Prince de Machiavel, je me disais que la litanie de conseils pragmatiques amoraux de "bon sens" était soit un cynisme banal, soit vraiment (comme le pensaient Spinoza, Traité politique V, 7, Diderot, article "Machiavélisme" de l'Encyclopédie et Jean-Jacques Rousseau dans Du Contrat social III, 6) une critique ironique de cette neutralisation de la morale (ce qui est un peu la lecture inverse de celle de Léo Strauss qui croit que le moralisme traditionnel n'est qu'un discours cachant le machiavélisme refoulé).

De même, en lisant ce texte célèbre de Christian Morrisson (cv) de l'OCDE (Centre de Développement, Cahier de politique économique N° 13, 1996 "La Faisabilité politique de l'ajustement / The Political Feasibility of Adjustment", p. 30-31), le cynisme paraît presque se retourner en subversion et les critiques de la gauche anti-libérale adorent citer ces passages comme l'ultime Dévoilement de tout ce que l'Idéologie tente de masquer.

  • "On peut recommander de nombreuses mesures qui ne créent aucune difficulté politique.

    Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement au écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population."


  • Puis il ajoute aussitôt pour ce dédouaner qu'il n'est pas sérieux dans son machiavélisme et qu'il fait en fait abstraction dans ses conseils techniques à la fois de la Justice et même de l'Efficacité à moyen terme, au nom du seul critère théorique de "l'applicabilité pragmatique".

    Mais j'ai quand même des doutes et je comprends que le paragraphe précédent éveille la méfiance. On n'arrive même plus à voir dans le cynisme si l'ironie est volontaire ou pas.

  • "L’intérêt politique de ces mesures ne signifie pas qu’elles sont les plus rationnelles ou les plus justes. La chute des investissements publics aura à terme un impact négatif sur la croissance. De plus, si cette mesure touche des régions rurales pauvres, elle freine la réduction des inégalités de revenus. Du point de vue de l’efficacité, le maintien de la qualité de l’enseignement supérieur peut être préférable à la croissance rapide des effectifs d’étudiants mal formés. Mais le classement des mesures de stabilisation en fonction du risque politique ne relève, ni de l’efficacité, ni de la justice ; il résulte de rapports de force entre les groupes d’intérêt touchés par l’ajustement et un gouvernement en position de faiblesse.

    C’est pour dissiper toute ambiguïté à ce sujet et ne pas laisser penser que ce classement politique a valeur d’approbation que nous avons rappelé en introduction la publication antérieure du Cahier de politique économique No. 1, "Ajustement et équité", qui montre précisément ce qu’un gouvernement devrait faire s’il se souciait de justice, le seul critère de classement que l’on puisse toujours approuver."


  • Tournons-nous donc vers Ajustement et équité (1992) qui serait le prologue moral indispensable à ce texte technique amoral, la question de jure avant l'examen des rapports de forces. L'argument de Morrisson est que l'Ajustement structurel est inévitable et qu'il a un "coût social", mais qu'il s'agit donc d'optimiser un Ajustement qui évite la crise tout en ayant le "côut social" le plus acceptable.

  • "Ce bilan des avantages et inconvénients de chaque mesure conduit à proposer des programmes qui combinent une dévaluation, une politique monétaire restrictive et une baisse modérée des salaires des fonctionnaires."


  • Autrement dit, contrairement à ce qu'il implique en 1996, la leçon du point de vue "équitable" est globalement la même que celle de la perspective amorale (le monde est bien fait) - qui préconisait la politique monétaire restrictive parce que les populations mises au chomage n'iront pas manifester contre la Banque centrale.

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