mardi 24 juillet 2012

[Comics] Journey Into Mystery #639-641



Cf. #637

Ces trois épisodes forment un Arc narratif complet qui peut servir de tremplin pour entrer dans ces nouvelles aventures du Trickster Loki.

Comme on l'a déjà résumé la dernière fois, le nouveau Loki ressuscité est devenu le Dieu du Changement et plus le Dieu du Mal. Depuis la disparition d'Óðinn le Père, Asgard est dirigé par une Troïka de Grandes Déesses, Iðunn la Vierge, Freyja la Femme et Jörð la Mère (qui est aussi dans l'Univers Marvel la même Déesse que la Gaïa du Panthéon grecque, et donc la mère des Titans).

Loki est envoyé en mission dans le panthéon britannique de l'Autre-Monde, la représentation de tous les mythes du Royaume-Uni, qui dans l'Univers Marvel contient un éternel Roi Arthur, divers aspects féériques de Merlin et le Corps Interdimensionnel des Captain Britain.

L'Autre-Monde d'Avalon est en effet assiégé par une nouvelle force, le Dieu de Manchester, qui représente (avec un long décalage) l'arrivée des mythes de la Révolution Industrielle et de la Modernité dans l'inconscient britannique. Le scénariste Kieron Gillen (qui est britannique, est-il même nécessaire de le préciser) joue donc avec des thèmes politiques qui auraient plu à Michael Moorcock ou à China Miéville. Et si la folklorique et censément innocente monarchie d'Arthur ne valait plus la peine qu'on la défende ? Comme l'avoue Gillen dans une interview, il s'agit sans doute de son récit le plus ambitieux chez Marvel.



Les récits modernes aiment cultiver dans la mythologie un résidu d'un passé immuable d'une manière assez peu authentique. Nous pouvons rêver à la manière d'un William Morris sur l'Albion éternelle mais la vraie Grande-Bretagne est désormais aussi façonnée depuis deux siècles par tout ce que William Morris ou JRR Tolkien refoulaient. Notre fantasy moderne globale est d'ailleurs en grande partie née de ce refoulement néo-romantique anglais (mélangé avec un peu de Western lovecraftien de Fritz Leiber). Et la seule chose qui puisse désamorcer tout ce romantisme est d'ailleurs ici l'humour anglais, qui peut être conservateur tout en étant sarcastique. Le récit va donc faire se confronter aussi des genres anglais, la nostalgie de la High Fantasy avec des aspirations et des tensions dystopiques du steampunk.

Tolkien pouvait jouer à vaincre symboliquement ce dieu de Manchester comme les horribles tours polluantes de Saruman à la fin du Seigneur des Anneaux mais c'est bien entendu Manchester qui a le dernier mot contre le bocage idyllique des Hobbits. Karl Marx avait été formé par cette ville et on avait déjà évoqué la théorie d'Asa Briggs selon laquelle Manchester manifestait la plus épouvantable paupérisation du prolétariat bien plus que Birmingham ou d'autres villes de la Révolution Industrielle.

Loki vient donc en Avalon avec ses deux alliés, la jeune Leah (une émanation de Hela la Déesse de la mort) et Daimon Hellstrom, Fils de Satan, l'Exorciste et Mercenaire surnaturel (qui a déjà aidé Loki dans la lutte contre Cauchemar des épisodes précédents). Et la Guerre entre les dieux d'Avalon et Manchester va être reliée symboliquement à des sites terrestres dans le Royaume-Uni matériel. La Modernité a aussi ses lieux de mémoire technologique, comme l'Impérialisme de Cragside ou le Transport mécanique de Witton Park-Stockton. Kieron Gillen avait déjà utilisé la magie et la mythologie dans Phonogram pour représenter des métaphores de l'Angleterre : Britannia y était la Déesse de la Britpop avec Damon Albarn en Prince consort. Ici, Master Wilson, le "Druide Urbain" de Manchester, aime citer les Sex Pistols ("There's No Future in England's Dreaming") et j'imagine que j'ai raté de nombreuses autres citations comme Gillen fait toujours le Montaigne des références de pop. Ce Wilson est d'ailleurs un avatar de Tony Wilson (1950-2007), un producteur de disques (e.g. Joy Division) qu'on surnommait Mr Manchester.



Cet Arc de trois épisodes est particulièrement réussi parce que Gillen parvient mieux encore qu'auparavant à faire de Loki un être à la fois perfide et sympathique. D'habitude, il se contentait d'en faire quelqu'un d'espiègle et bien intentionné, et ici il se développe vraiment en Dieu du Changement, avec toutes les ambiguïtés que le Changement peut représenter, pas toujours pour le mieux. C'est un personnage qui a donc pour essence de mûrir et de ne pas en rester au status quo, ce qui est très rafraîchissant dans les comics. Mais la subtilité est que même le Changement si doué, si retors peut avoir quelque chose de trop naïf. Il y a une sottise du Conservatisme obtus et une nouvelle niaiserie dans le Progrès.

La fin s'amuse à faire des clins d'oeil à Alan Moore et à son anarchisme ou son éloge du Terrorisme. Quand DC Comics utilise les personnages de Moore en ce moment, on a l'impression de réchauffé ou de pillage alors que Gillen a donné à Marvel Comics un hommage meilleur que la plupart des bd du défunt "Vertigo".



Je ne dépasse jamais une description banale dès que j'essaye de parler des dessins parce que j'ai encore moins de sensibilité qu'un troll de Svartalfheim. Mais Richard Elson, qui vit toujours dans les West Midlands près de Birmingham, était bien adapté à ce passage sur Albion. Il donne de l'épaisseur aux réactions de Loki (même si, volontairement, les dieux d'Avalon ont quelque chose d'assez stéréotypé). Les moues et les mines des adolescents y sont parfaites dans une série sur l'enfance.

C'est un des plus grands plaisirs de comics en ce moment. Il y avait déjà eu d'autres comic-books sur des "vilains" ou "anti-héros mais cela ne se réduit pas du tout à cela. Loki ouvrait bien plus de possibilités de récits originaux, un jeune dieu de la Révolution, plus ironique que tous ces garnements comme Harry Potter ou Artemis Fowl. Il est un peu triste que cette série, une des meilleures de Marvel, s'arrête assez tôt mais Gillen dit qu'il avait en tête une fin depuis le départ. Mais comme ce monde est ce qu'il est, vous devriez essayer avant qu'il ne disparaisse - même si, pour être franc, les albums Trade Paperbacks commencent déjà à paraître. Le prochain Arc Tout Brûle avec Surtur sera la conclusion du cycle de Kieron Gillen sur Journey Into Mystery et le numéro d'Octobre 2012 (#645) est annoncé comme un Climax (avec le retour de Stephanie Hans aux dessins).

Gillen revient sur le dernier numéro de JiM #641 dans son Tumblr.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

"qui auraient plus à Moorcock" ... :)
euh, tu sais : il est toujours vivant
"Western lovecraftien de Fritz Leiber"
euh, j'ai pourtant lu et relu le cycle des épées, mais je n'ai jamais saisi de rapport entre pulg la cruche et chtullu ou l'anguille d'argent et un saloon, il faudra que tu m'expliques
Goodtime

Phersv a dit…

euh, tu sais : il est toujours vivant

Ah, mais China Miéville est toujours vivant aussi !

Je voulais dire que cela leur aurait plu de l'écrire (pas seulement de le lire).

je n'ai jamais saisi de rapport entre pulg la cruche et chtullu ou l'anguille d'argent et un saloon, il faudra que tu m'expliques

L'expression "Western" est peut-être la plus vague mais je vois plus Fafhrd et Gray Mouser en deux desperados de Western que comme les fiers héros de High Fantasy.

C'est le Western plus que la mythologie qui conduit aux voyages picaresques de Conan d'Howard aussi.

Sur Lovecraft, Leiber raconte lui-même que dans la première version de ses nouvelles (il les crée dès 1934-35 même s'il ne les publiera qu'en 1939), ses héros citaient les Anciens du Mythe sans cesse mais que son éditeur lui avait dit que ce serait mieux sans.

Il en reste des traces dans sa Cité de Lankhmar, antique et décadente. Les anciens Dieux de Lankhmar sont redoutés mais sans être nommés ou vénérés directement.

Mais c'est peut-être plus le Lovecraft des Contrées du Rêve qui marque Leiber.

On peut aussi appeler cela du "Picaresque ClarkAshtonSmithien" si tu préfères. :-)

Anonyme a dit…

Merci,une fois de plus trés interessant (toujours curieux de lire tes vues sur le marvel-verse)