dimanche 28 février 2021

L'Âne et Kant (2)

 


COUP D’ŒIL GÉNÉRAL.


L’orateur, fût-il âne, essoufflé se repose ;
Patience reprit, ayant fait une pause :

Rhéteurs, quel mot divin faites-vous épeler ?
Dites, qu’enseignez-vous ? que venez-vous parler
D’idéal, de réel, et nous rompre la tête ?
Votre réel à vous, c’est la chimère bête,
Ou c’est la loi féroce et dure ; ici Baal,
Là Dracon ; et l’erreur partout. Votre idéal
C’est quelque faux chef-d’œuvre ou quelque vertu fausse,
C’est un roi qu’en rampant la flatterie exhausse,
Ou c’est un livre pâle ayant pour qualité
De s’ouvrir sans blesser les yeux de sa clarté ;
Honneur au grand Louis ! Gloire au tendre Racine !
Ah ! l’idéal m’endort, le réel m’assassine,
Grâce ! au diable ! assez bu ! Je prends congé. Bonsoir.

Quelle solution donne votre savoir
Sur ce qui nous étonne ou ce qui nous effraie ?
Avez-vous seulement un peu de lueur vraie ?
Non. Rien. Sur l’inconnu, l’absolu, le divin,
Sur l’incompréhensible et l’insondable, en vain
L’illuminé contemple et le myope scrute,
Qu’est-ce que vous savez de plus que moi la brute ?

Hélas ! je sens moi-même, étant votre écolier,
Hommes, ma tête au poids des questions plier ;
J’ai sur mon cristallin naïf la taie humaine.

Le prêtre en sait-il plus que le catéchumène ?

Le cardinal voit-il mieux que l’enfant de chœur ?
L’ombre a la face grave et le profil moqueur ;
Et l’ombre, tu le sais, ô Kant, c’est la science.
Sur le premier venu fais-en l’expérience.
Vois, cet homme a blêmi sur sa bible ; voici
Qu’il est vieux ; l’homme est chauve et le livre est moisi ;
Les cheveux ont passé de l’homme sur le livre ;
L’homme a voulu tout voir, tout savoir, tout poursuivre,
Tout avoir ; secouer le linceul pli par pli ;
Il s’est rassasié, repu, gavé, rempli ;
Il sait toute la langue et toute la pensée,
Et la géométrie et la théodicée,
La légende crédule et le chiffre sournois ;
Il sait l’assyrien, le persan, le chinois,
L’arabe, le gallois, le copte, le gépide,
Le tartare, le basque ; eh bien, il est stupide.
Au fond de cette tête où s’accouple et se fond
Tout l’idéal avec tout le réel, au fond
De ce polytechnique et de ce polyglotte,
L’immensité du vide et du tombeau sanglote.

Oh ! ces sophistes lourds, ces casuistes froids,
De la tourbe ahurie exploitant les effrois,
Tous ces fakirs, latins, grecs, sanscrits, hébraïques,
Tous ces gérontes noirs, tonsurés ou laïques,
Tous ces pharisiens de l’explication,
Ceux-ci venant de Rome et ceux-là de Sion ;
Tous ayant leur koran, leur joug, leur évangile,
Leur bible de papier ou leur autel d’argile,
Jurant par Aristote ou par Thomas d’Aquin,
Pour trouver l’éternel furetant un bouquin ;
Bègues, sourds; demandant à leur dictionnaire
Le mot, que l’aigle entend murmurer au tonnerre ;
Pas un ne comprenant ce splendide credo
Qui s’étoile le soir aux plis du noir rideau,
Pas un ne se laissant aller, l’âme penchante,
À l’attendrissement du point du jour qui chante,

Comme je les ai vus disputer, s’acharner,
Affirmer, contester, et bruire, et vanner,
Les grecs chassant les juifs, les juifs damnant les guèbres,
De la semence d’ombre en un van de ténèbres !

Comme je les ai vus, dressés sur leur séant,
Hagards, les uns, docteurs de leur propre néant,
Ayant l’aveuglement funèbre pour disciple,
Rêvant dans l’empyrée un monstre double ou triple,
Regardant fuir, tandis qu’effarés nous songions,
L’ouragan des erreurs et des religions,
Épier s’ils verraient passer dans la rafale
Ou le Janus bi-front ou l’Hermès tricéphale !
D’autres, logiciens, métaphysiciens,
Pédagogues, groupés sous les porches anciens,
Discuter l’évidence, et fouiller, rêveurs blêmes,
L’énigme à la lueur livide des systèmes,
Et, combinant les faits, les doutes, les raisons,
Rapprocher, pour souffler dessus, ces noirs tisons !
D’autres, théologaux, notaires de consultes,
Évêques secouant leur foudre au seuil des cultes,
Clercs, chanoines, bedeaux, prédicateurs, abbés,
Dans l’ornière d’un texte ou d’un rite embourbés,
De quelque oiseau mystique adorant l’envergure.
Étouffant par moment le rire de l’augure,
Agiter leurs longs bras et leur surplis jauni
Dans des chaires faisant ventre sur l’infini ;
Et, clignant leurs yeux morts sous leurs crânes fossiles,
Assembler le nuage informe des conciles,
Dans Éphèse, dans Reims, dans Arles, dans Embrun,
Sur Dieu, l’être éclatant, l’être effrayant, l’être un !
Et courber leur front chauve, et se pencher encore,
Et chercher à tâtons l’éblouissante aurore,
Et crier : — Voyez-vous quelque chose ? Est-ce là ?
Qu’en pense Onufrius ? qu’en dit Zabarella ?
Où donc est l’être ? Où donc est la cause première ?
Cherchons bien ! — Et pendant que l’énorme lumière,

Formidable emplissait le firmament vermeil,
Leur chandelle tâchait d’éclairer le soleil !

Homme, à d’autres instant, enivré de toi-même,
L’aveuglement croissant dans ta prunelle blême,
Tu dis : — C’est moi qui suis. Dieu n’est pas ; l’homme est seul.
Est-ce au Gange, à la Mecque, à Thèbe, à Saint-Acheul,
Dans les cornes d’Ammon ou dans la Vénus d’Arle,
Qu’il faut aller chercher ce Dieu dont on nous parle ?
Est-ce lui que l’enfant a dans son petit doigt ?
Personne ne l’a vu, personne ne le voit,
Cet être où la ferveur des idiots s’attache.
Il est donc bien difforme et bien noir qu’il se cache ?
L’homme est visible, lui ! c’est lui le conquérant ;
C’est lui le créateur ! l’homme est beau, l’homme est grand ;
L’argile vit sitôt que sa main l’a pétrie ;
L’homme est puissant ; qui donc créa l’imprimerie,
Et l’aiguille aimantée, et la poudre à canon,
Et la locomotive ? Est-ce Jéhovah ? non ;
C’est l’homme. Qui dressa les splendides culées
Du pont du Gard, au vol des nuages mêlées ?
Qui fit le Colisée, et qui le Parthénon ?
Qui construisit Paris et Rome ? Est-ce Dieu ? non ;
C’est l’homme. Pas de cime où l’homme roi ne monte.
Il sculpte le rocher, sucre le fruit, et dompte,
Malgré ses désespoirs, sa haine et ses abois,
La bête aux bonds hideux, larve horrible des bois ;
Tout ce que l’homme touche, il l’anime ou le pare. —
Bien, crache sur le mur, et maintenant compare.
Le grand ciel étoilé, c’est le crachat de Dieu.

Nier est votre roue et croire est votre essieu,
Hommes, et vous tournez effroyablement vite.
Après l’enfant de choeur, le diacre et le lévite
Chantant alleluia, passe une légion
D’hérétiques criant l’hymne trisagion ;
L’homme blanc devient noir de nuance en nuance ;

Entre une conscience et une autre conscience
Le fil est court ; Rancé coudoie Arnauld ; Arnauld
Janséniste confine à Luther huguenot ;
Et Luther huguenot touche à Rousseau déiste ;
Et Rousseau n’est pas loin de Spinosa ; c’est triste,
Ou c’est réjouissant, à ton choix ; mais c’est vrai ;
L’Horeb, ou Sans-Souci ; le Thabor, ou Cirey,
Entre Orphée et Pyrrhon l’humanité trébuche ;
Ô Kant, nous tomberions dans quelque obscure embûche,
Nous bêtes, s’il fallait que nous vous suivissions.
L’homme va du blasphème aux superstitions ;
Il brave le réel, puis il adore l’ombre ;
Il passe son poing vil à travers l’azur sombre,
Jette sa pierre infâme aux saintes régions,
Et croit réparer tout par ses religions,
Par un faux idéal taillé dans la matière,
Par on ne sait quel spectre imitant la lumière,
Par quelque idole vaine et folle qu’il met là,
Et qu’il nomme Zeus ou qu’il appelle Allah.
Il insulte le Dieu, le créateur, l’arbitre ;
Puis, inepte et tremblant, raccommode la vitre
Des infinis avec une étoile en papier.

J’ai lu, cherché, creusé, jusqu’à m’estropier.
Ma pauvre intelligence est à peu près dissoute.
Ô qui que vous soyez qui passez sur la route,
Fouaillez-moi, rossez-moi ; mais ne m’enseignez pas.
Gardez votre savoir sans but, dont je suis las,
Et ne m’en faites point tourner la manivelle.
Montez-moi sur le dos, mais non sur la cervelle.

Mon frère l’homme, il faut se faire une raison,
Nous sommes vous et nous dans la même prison ;
La porte en est massive et la voûte en est dure ;
Tu regardes parfois au trou de la serrure,
Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas,

J’ai fort compassion de toi, te l’avouerai-je ?

Toi qu’une heure vieillit, et qu’une fièvre abrège,
Comment t’y prendrais-tu, dans ton abjection,
Pour feuilleter la vie et la création ?
La pagination de l’infini t’échappe.
À chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape,
Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant ;
Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ?
Dieu fut-il le premier potier en faisant l'homme ?
Qu’est-ce que le serpent ? Que veut dire la pomme ?
Deux natures parfois se compliquent, et font
Comme un chiffre où la brute avec Adam se fond ;
Le singe reparaît sous l’homme palimpseste ;
Viens-tu du fratricide et sors-tu de l’inceste,
Comme le dit Moïse ? Ou n’es-tu que le fait
Résultant d’un chaos qu’un soleil échauffait,
Être double, être mixte en qui s’est condensée
La matière en instinct, la lumière en pensée,
Le seul marcheur debout, créature sommet
Que l’arbre accepte, auquel la pierre se soumet,
Et que la bête obscure, ayant pour verbe un râle,
Subit en protestant dans sa nuit sépulcrale ?
Es-tu le patient dont nous sommes les clous ?
As-tu derrière toi le Mal, le grand jaloux ?
Contiens-tu quelque flamme auguste qui doit vivre ?
Ou n’es-tu qu’une chair qu’un souffle épars enivre,
Qui fera quelques pas et sera de la nuit ?
Es-tu le vain brouillard, d’un peu d’aurore enduit,
Qui, prêt à s’effacer, se déforme et chancelle ?
As-tu dans toi l’étoile à l’état d’étincelle,
Et seras-tu demain aux séraphins pareil ?
Réponds à tout cela, si tu peux. Ton sommeil,
En sais-tu le secret ? Connais-tu la frontière
Où l’esprit ailé vient relayer la matière ?
Comment le ver s’envole ? et par quelle loi, dis,
Les enfers lentement sont promus paradis ?

Que sais-tu du parfum ? que sais-tu du tonnerre ?
Peux-tu guérir l’abcès du volcan poitrinaire ?
Qu’est-ce que tes savants t’apprennent ? Turrien,
Qui te dira le nom du vent en syrien,
Sait-il son envergure et son itinéraire ?
La mamelle de l’ombre est là ; peux-tu la traire ?
Abundius qui fut diacre d’Anicetus
Sait-il quel ouvrier peint en bleu le lotus ?
Balœus, Surius, Pitsoeus et Cédrène
Savent-ils pourquoi l’aube en larmes est sereine ?
L’abbé Poulle ose-t-il en face regarder
L’énigme qu’on entend gémir, chanter, gronder ?
As-tu lu dans Lactance ou bien dans Éleuthère
Quelle est la fonction du diamant sous terre ?
Sais-tu par dom Poirier ou par monsieur Lejay
De quelle flamme l’œil des condors est forgé,
Et maître Calepin dit-il dans son glossaire
Où se trempe l’acier dont est faite leur serre ?
Saint Thomas connaît-il tous ces noirs ixions
Qu’on nomme affinités, forces, attractions ?
Nicole, qui sait tout, sait-il par quel organe
L’été tire à jamais à lui la salangane,
Et, vainqueur, fait passer la mer au passereau ?
Homme, sais-tu comment l’eau nourrit le sureau ?
Connais-tu l’hydre orage et le monstre tempête
Qui naît dans le jardin des cieux, dresse la tête,
Glisse et rampe à travers les nuages mouvants,
Et qui flaire la rose effrayante des vents ?
Qu’as-tu trouvé ? Devant l’évolution sainte
De la vie, admirable et divin labyrinthe,
Ta vue est myopie et ton âme est stupeur.

Vois, ce monde est d’abord un noyau de vapeur
Qui tourne comme un globe énorme de fumée ;
Vaste, il bout au soleil qui luit, braise enflammée ;
Il bout, puis s’attiédit et se condense, et l’eau
Tombe au centre du large et ténébreux halo ;

Puis la terre, encor fange, au fond de l’eau s’amasse ;
Sur cette vase on voit ramper une limace,
C’est l’hydre, c’est la vie ; et la mer s’arrondit
Autour d’un point qui sort des eaux et qui verdit ;
C’est l’île surgissant des profondeurs béantes ;
Des vers titans parmi des fougères géantes
Fourmillent ; et du bord des boueux archipels
Des colosses se font de monstrueux appels ;
L’hippopotame sort de l’immense onde obscure,
Le serpent cherche un flanc où plonger sa piqûre,
De vaste millepieds se traînent, le kraken
Semble un rocher vivant sous l’algue et le lichen,
Et le poulpe, agitant sa touffe contractile,
Tâche d’étreindre au vol l’affreux ptérodactyle ;
Puis des millions d’ans se passent ; du roseau
Sort l’arbre, et l’air devient respirable à l’oiseau,
Et la chauve-souris décroît, et voici l’aigle,
Le vent fraîchit, le flot baisse, la mer se règle,
L’île soudée à l’île ébauche un continent,
Et l’homme apparaît nu, pensif et rayonnant ;
C’est fini ; l’aube émerge, et le recul immense
Des monstres, du chaos, des ténèbres, commence ;
La tempête de l’être a cessé de souffle ;
Et l’on entend des voix sur la terre parler ;
Le typhon s’amoindrit et devient l’infusoire ;
Et l’antique bataille, inextinguible et noire,
Du dragon et de l’hydre, avec son fauve bruit,
Fuit dans le microscope et se perd dans la nuit ;
L’effrayant désormais plonge dans l’invisible ;
L’infiniment petit s’ouvre, gouffre terrible ;
L’épouvante s’éclipse après avoir régné ;
L’horreur, devant Adam qui doit être épargné,
Pas à pas rétrograde et rentre inassouvie
Dans cet enfoncement sinistre de la vie ;
L’azur prodigieux s’épanouit au ciel.

Et maintenant, savant, penseur officiel,

Rat du budget, souris d’une bibliothèque,
Académicien bon voisin de l’évêque,
Quel compte te rends-tu de tout cela, réponds ?
Comment rattaches-tu les arches de ces ponts
Au grand centre de l’ombre ? avec quelles besicles,
Docteur, regardes-tu les formidables cycles ?
Tu t’enfermes, craintif, dans le roman sacré ;
Mieux vaut mutiler Dieu que fâcher son curé ;
Et Cuvier, traître au vrai, pour être pair de France,
Trouble des temps profonds la sombre transparence.

Pour augmenter la brume, hélas ! les professeurs
Ajoutent doctement de l’encre aux épaisseurs,
Et l’institut nous montre avec un air de gloire
L’énigme plus opaque et la source plus noire.
Ô le bon vieux palais gardé par deux lions !
La science met là tous ses tabellions,
Et l’on se complimente et l’on se félicite ;
Et moi l’âne, qui suis parmi vous en visite,
Je n’aurais jamais cru que l’homme triomphât
À ce point de son vide, et, si nul, fût si fat !
Avec Diafoirus Bridoison fraternise ;
Le dindon introduit l’oie et la divinise ;
Vrai ! quand la comète entre au sanhédrin des cieux
Et des astres fixant sur sa splendeur leurs yeux,
Le grand soleil, auquel tout l’empyrée adhère,
Ne fait pas plus de fête à ce récipiendaire.

Pleure, homme ! — Et que sais-tu de ton propre destin ?
Dis ? quoi de ton cerveau ? quoi de ton intestin ?
Quoi d’en haut ? quoi d’en bas ? depuis ton vieux déluge,
Dis, ce que c’est qu’un prêtre et ce que c’est qu’un juge,
Le sais-tu ? te vois-tu serpenter, dévier,
Crouler ? as-tu sondé la mort, trou de l’évier ?
Même en considérant Dieu comme hors de cause,
Comme clair dans l’esprit et prouvé dans la chose,
Même en nous laissant, nous les brutes, de côté,

Comprendre ces mots, Sort, Sépulcre, Humanité ;
Savoir la profondeur de ce puits où tu tombes,
Quelle espèce de jour passe aux fentes des tombes,
À quel commencement cette fin aboutit ;
Savoir si l’homme, en qui l’éternel retentit,
Est ou n’est pas trompé par ses sombres envies
D’autres ascensions, d’autres sorts, d’autres vies ;
Savoir s’il est épi dans le céleste blé ;
Savoir si l’alchimiste inconnu, le Voilé,
Soude en ce creuset morne appelé sépulture
Le monde antérieur à sa sphère future ;
Si vous fûtes jadis, si vous fûtes ailleurs
Plus beaux ou plus hideux, plus méchants ou meilleurs ;
Si l’épreuve refait à l’âme une innocence ;
Si l’homme sur la terre est en convalescence ;
Si vous redeviendrez divins au jour marqué ;
Si cette chair, limon sur votre être appliqué,
Argile à qui le temps avare se mesure,
N’est que le pansement d’une ancienne blessure ;
Si quelqu’un finira par lever l’appareil ;
Savoir si chaque étoile et si chaque soleil
Est une roue en flamme aux lumières changeantes
Dont les créations diverses sont les jantes
Et dont la vie immense et sainte est le moyeu ;
Voir le fond du ciel noir et le fond du ciel bleu,
Homme, cela n’est pas possible, et j’en défie,
Christ, ta religion ! Kant, ta philosophie !

Le gouffre répond-il à qui vient l’appeler ?
Non. L’effort est perdu. Déchiffrer, épeler,
Apprendre, étudier, n’est qu’un pas en arrière.
L’esprit revient meurtri du choc de la barrière ;
L’homme est après la marche un peu moins avancé ;
Hélas ! X Y Z en sait moins qu’A B C ;
L’espérance a les yeux plus ouverts que l’algèbre ;
J’ai toujours entendu, devant le seuil funèbre
Des problèmes obscurs qui mettent sur les dents

Les chercheurs, et qui font griffonner aux pédants
Tant d’affreux in-quarto, ruine du libraire,
L’ignorance hennir et la science braire.

Je viens de voir le blême édifice construit
Par l’homme et la chimère, avec l’ombre et le bruit,
La rumeur, la clameur, la surdité, la haine.
De quoi je sors ? Je sors de la besogne vaine ;
Je viens de travailler, Kant, à la vision.
J’ai vu faire à Zéro son évolution.
Sur la montagne informe où la brume séjourne,
Dans l’obscur aquilon la Tour des langues tourne
Sur quatre ailes : calcul, dogme, histoire, raison ;
Les savants, gerbe à gerbe, y portent leur moisson ;
Et, tombant, surgissant, passantes éternelles,
S’évitant, se cherchant, les quatre sombres ailes
Se poursuivent toujours sans s’atteindre jamais ;
Elles portent en bas la lueur des sommets,
Et rapportent en haut le gouffre, et la folie
Des souffles les tourmente et les hâte et les plie.
L’intérieur est plein d’on ne sait quel brouillard ;
Le râle du savoir s’y mêle au cri de l’art ;
Ô machine farouche ! on dirait que les meules
Sont vivantes, et vont et roulent toutes seules ;
Et l’on entend gémir l’esprit humain broyé ;
Tout l’édifice a l’air d’un monstre foudroyé ;
On voit là s’agiter, geindre, monter, descendre,
Ces pâles nourrisseurs qui font du pain de cendre,
Arius, Condillac, Locke, Érasme, Augustin ;
L’un verse là son Dieu, l’autre offre son destin ;
On s’appelle, on s’entr’aide, on s’insulte, on se hèle ;
On gravit, charge aux reins, la frémissante échelle ;
Sous les pas des douteurs on voit trembler des ponts
Où le prêtre jadis cloua ses vains crampons ;
L’erreur rôde, la foi chante, l’orgueil s’exalte,
Et l’on se presse, et point de trêve, et pas de halte ;
Le crépuscule filtre aux poutres du plafond

Par les toiles qu’Ignace et Machiavel font ;
Tous vont ; celui-ci grimpe et celui-là se vautre ;
Tous se parlent ; pas un n’entend ce que dit l’autre ;
L’aile adresse en fuyant à l’aile qu’elle suit
Un discours qui se perd dans un chaos de bruit ;
Les meules, ébranlant la tour de leur tangage,
Échangent sous la roue on ne sait quel langage ;
Les portes pleines d’ombre en tournant sur leurs gonds
Ont l’air de grommeler de monstrueux jargons ;
L’œuvre est étrange ; on voit les engrenages moudre
Le bien, le mal, le faux, le vrai, l’aube, la foudre,
Le jour, la nuit, les Tyrs, les Thèbes, les Sions,
Et les réalités, et les illusions ;
On vide sur l’amas des rouages horribles
D’effrayants sacs de mots qu’on appelle les bibles,
Les livres, les écrits, les textes, les védas ;
Le diable est au grenier qui voit par un judas ;
À mesure qu’aux trous des cribles, noire ou blanche,
La mouture en poussière aveuglante s’épanche,
La mort la jette aux vents, ironique meunier ;
On entend cette poudre affirmer et nier,
Disputer, applaudir, et pousser des huées,
Et rire, en s’envolant dans les fauves nuées ;
Et des bouches au loin s’ouvrant avidement
À ces atomes fous que la nuit va semant ;
Et cette nourriture a l’odeur de la tombe ;
Le faîte de la tour se lézarde et surplombe ;
Et d’autres travailleurs montent d’autres fardeaux,
Chacun ayant son sac de songes sur le dos ;
Et les quatre ailes vont dans l’ouragan qui passe,
Si vaste qu’en faisant un cercle dans l’espace,
La basse est dans l’enfer et la haute est au ciel.
Je viens de ce moulin formidable, Babel.

samedi 27 février 2021

WandaVision

 Je n'ai pas vu la plupart des films Marvel. Je suis fan de superhéros mais pas tellement de cinéma de superhéros et j'aurais du mal à justifier pourquoi mais je trouve les superhéros plus plats quand ils sont retranscrits sur écran... 

Mais comme Vision est l'un de mes personnages préférés, j'ai quand même regardé cette nouvelle mini-série de Marvel pour la télévision. C'est assez incompréhensible si vous n'avez pas vu les derniers films Avengers et sans doute aussi quelques autres comme Captain Marvel (pour Monica Rambeau). Au fil des années, le Marvel Cinematic Universe a accumulé pas mal d'intrigues. 

Le scénariste Tom King avait sorti en 2016 une mini-série en 12 numéros sur la Vision, une tragédie d'horreur où l'androïde était consumé par son désir d'humanité et par son échec sanglant où disparaît presque toute sa famille (heu... spoiler alert, pardon). La sorcière Agatha y apparaît, mais comme narratrice et oracle de la catastrophe, pas comme antagoniste. Une des originalités était que l'angoisse métaphysique de l'androïde était représentée par le problème mathématique P vs NP



La série télé sur Disney+, drame d'action simulant au début une sit-com avec une inquiétante étrangeté, est centrée sur Wanda, la Sorcière écarlate et la Vision n'y est plus qu'un faire-valoir qui ne sert qu'à se faire ressusciter et à s'angoisser de n'être qu'une marionnette de Wanda. Agatha y est dans un rôle différent du comic, plus proche de celui de son fils Scratch. (En passant, une idée dans certains comics Ultimate était que HYDRA était à l'origine liée à une Hydre démoniaque et pas au nazisme et cela pourrait être assez facilement lié à ces Sorcières). 

La série est plus une idée de mise en scène post-moderne et auto-référentielle sur l'aliénation féminine où Wanda récapitule l'image de la femme dans les comédies télévisées depuis les années 1950, de la Ménagère refoulant ses soucis à la Névrosée dévastée. 

La plupart des idées de Steve Englehart dans sa vieille mini-série de 1986 que Tom King avait pu utiliser (comme le fait que la Vision souffre de n'être qu'un jumeau psychique de Wonder Man) ne sont bien sûr pas présentes et cette Wanda créée par HYDRA n'a plus grand-chose à voir avec la Mutante fille de Magneto. Les enfants de Wanda, Billy & Tommy, sont assez proches de la version actuelle des comics, Wiccan et Speed. 

L'histoire, passée l'originalité de cette mise en abyme, est assez quelconque et doit servir ensuite à conduire au film Dr Strange 2

Idée de roman : Pantisocratie

Le Trio de Bristol

28 juillet 1794 : Thermidor. Robespierre et son entourage sont guillotinés. William Blake compose America en 1793 et Europe: A Prophecy en 1794. 

Quelques jours plus tard, les deux jeunes poètes anglais, Samuel Coleridge (presque 22 ans, Jesus College) et Robert Southey (fête ses 20 ans, Balliol College) reçoivent la nouvelle et vont commencer ensemble une pièce en vers en trois actes, The Fall of Robespierre, chez leur ami commun à Bristol, Robert Lovell (24 ans). A l'origine, le trio doit écrire un acte chacun mais finalement Southey réécrira l'acte de Lovell. Pour le trio, les Thermidoriens viennent de sauver la République et d'écarter la tyrannie mais ils sont aussi fascinés par la rhétorique révolutionnaire. Lovell vit au 25 College Street à Bristol. 

Southey cite dans sa lettre d'avril (qu'il signe Caius Gracchus) le chimiste et théologien non-conformiste Joseph Priestley (qui soutenait la Révolution française et qui a dû fuir en avril-juin 1794 vers la Pennsylvanie suite aux répressions de plus en plus directes contre les Jacobins anglais). Priestley a des arguments apocalyptiques qui peuvent évoquer un peu Blake. La Révolution française annoncerait la fin des temps. 

Bristol, port de l'esclavage et du commerce triangulaire avec l'Amérique (notamment les Caroline), a 60 000 habitants en cette fin du XVIIIe. Les Quakers de Bristol sont parmi les premiers à lutter contre l'esclavage (et il y en a peu du côté de Philadelphie). Ils n'étaient plus que 20 000 Quakers dans tout le Royaume-Uni (0,6% - ils étaient 60 000 un siècle avant, avant l'émigration vers la Pennsylvanie). 

3 soeurs Fricker : Sarah, Mary & Edith

Prendre Edith comme narratrice, comme une sorte d'Emily Brontë ? 

Robert Lovell (qui avait travaillé pour son père quaker fabriquant d'aiguilles) vient de se marier en janvier 1794 avec une actrice non-conformiste, Mary Fricker (23 ans) et il a été déshérité par son père quaker pour cette mésalliance avec une actrice non-quaker. Robert Southey vient de retrouver la plus jeune soeur, Edith Fricker (20 ans, il l'avait déjà connue plus jeune) et il l'épousera un an après (novembre 95). Samuel tombe amoureux de la soeur aînée des Fricker, Sarah (il l'écrit "Sara", 24 ans) et l'épousera aussi en octobre 1795 (et Hartley Coleridge naît en septembre 96).  La famille de leur père Stephen Fricker avait été ruinée quand Sara a encore 16 ans en 1786, Sarah et Edith ont dû vivre comme couturières à Bristol (et Lovell vend des aiguilles). 

Elles avaient été éduquées à Bristol à l'école de Trinity Street grâce à l'écrivaine et philantrope religieuse Hannah More (50 ans, mais celle-ci était devenue très hostile à la Révolution française dès le début et venait de publier des pamphlets contre Thomas Paine). La Vindication de Wollstonecraft est de 1792 (et elle vit en France de 92 à 95, son Histoire de la révolution sort en 94) et Southey vante l'Enquiry de Godwin (1793). 

Polly Darby (dite "Mary Robinson" ou "Perdita", 37 ans) était aussi une actrice de Bristol devenue écrivaine, poétesse, maîtresse du Prince de Galles à Londres depuis une douzaine d'années (on la surnomme la Sappho britannique), amatrice de Wollstonecraft et qui passa par les écoles de Hannah More. January 1795

Samuel est sans doute le plus excentrique, le plus idéaliste des trois et il vient d'interrompre ses études à Cambridge pour s'engager sous un faux nom dans l'armée. Ses frères l'ont ramené mais ses études sont gâchées. Sans doute pas encore consumé par la drogue en 1794 ? 

Southey et Lovell publient ensemble un recueil de poèmes où Southey signe "Bion" et Lovell signe "Moschus" (juste quelques sonnets, environ les 2/3 des poèmes sont de Bion). Moschus écrit une pièce satirique, la Bristoliad sur les commerçants de la ville. A cette époque, Southey écrit notamment aux frères Bedford (Grosvenor, 21 ans et Horace, 18 ans - Southey avait écrit sa Joan of Arc chez les parents Bedford quelques mois avant). 

Southey a écrit un début en prose de ce qui va devenir son roman Madoc, l'histoire d'un Gallois qui part conquérir une colonie au Mexique sur l'Empire aztèque (ou plutôt aux origines d'Aztlan) au XIIe siècle. C'est en discutant de cette uchronie que Southey discute aussi le projet d'émigrer aux USA. Le Prince gallois se serait uni avec une tribu et aurait alors laissé des traces anciennes médiévales. J'en avais parlé en 2015 en résumant son poème Thalaba (1800). 

Paul Muldoon a déjà sorti un livre de poème, Madoc: A Mystery (1990) sur la même uchronie pantisocratique que je voulais écrire... Il utilise donc une double uchronie où le Madoc de Southey est vrai et où Southey part vraiment et croise aussi Lewis & Clarke (mais en réalité, elle n'eut lieu qu'en 1803-1806, donc dix ans après). Plutôt la ligne Mason-Dixon entre Pennsylvanie et le Maryland depuis les années 1765. 

Autres alliés potentiels : George Burnett (18? élève à Balliol), Thomas Poole (28, un ancien tanneur devenu militant socialiste, surveillé par la police ; plein d'admiration pour Samuel Coleridge mais est plus pragmatique et moins idéaliste que le trio). 

L'Utopie pennsylvanienne : la PantIsoCratie

Le trio rêve alors de fonder une utopie égalitaire et communiste en Pennsylvanie. Dans la réalité, le projet meurt vers 1795 (et Lovell attrape une fièvre qui le tue en 1796). Ils auraient donc été au minimum 6, trois couples : Robert L. + Mary, Robert S. + Sara, Samuel + Edith. 

Indiens (Delaware Lenape ou Iroquois)

Il y a la Guerre avec les tribus de l'Ohio soutenues par les Britanniques (traité de paix en août 1795). 

L'intérêt par rapport à l'Icarie de Cabet est que c'est moins fondé sur la religion. En revanche, l'idée est clairement plus élitiste et individualiste, juste une petite communauté épicurienne et non une vraie utopie collective (même si Coleridge espère que ce sera ensuite un modèle attractif pour le reste de l'humanité). 

Le Plus ancien programme systématique de l'Idéalisme allemand (par un autre Trio environ du même âge que le Trio de Bristol), Hegel, Hölderlin et Schelling) n'est écrit qu'en 1796-97


Von der Natur komme ich aufs Menschenwerk. Die Idee der Menschheit voran, will ich zeigen, daß es keine Idee vom Staat gibt, weil der Staat etwas Mechanisches ist, so wenig als es eine Idee von einer Maschine gibt. Nur was Gegenstand der Freiheit ist, heißt Idee. Wir müssen also auch über den Staat hinaus! – Denn jeder Staat muß freie Menschen als mechanisches Räderwerk behandeln; und das soll er nicht; also soll er aufhören. Ihr seht von selbst, daß hier alle die Ideen, vom ewigen Frieden u.s.w. nur untergeordnete Ideen einer höheren Idee sind: Zugleich will ich hier die Prinzipien für eine Geschichte der Menschheit niederlegen und das ganze elende Menschenwerk von Staat, Verfassung, Regierung, Gesetzgebung bis auf die Haut entblößen. Endlich kommen die Ideen von einer moralischen Welt, Gottheit, Unsterblichkeit, – Umsturz alles Afterglaubens, Verfolgung des Priestertums, das neuerdings Vernunft heuchelt, durch die Vernunft selbst. – Absolute Freiheit aller Geister, die die intellektuelle Welt in sich tragen und weder Gott noch Unsterblichkeit außer sich suchen dürfen.

(...)


Zuerst werde ich hier von einer Idee sprechen, die, soviel ich weiß, noch in keines Menschen Sinn gekommen ist – wir müssen eine neue Mythologie haben, diese Mythologie aber muß im Dienste der Ideen stehen, sie muß eine Mythologie der Vernunft werden.

jeudi 18 février 2021

Tenir les deux bouts de la chaîne (3)

(Suite du précédent)

Dans un tweet (je ne mets pas de lien car elle a effacé après avoir été harcelée et elle a donc droit à l'oubli), une étudiante disait être "trop déçue" de découvrir que Françoise Vergès (une autrice réunionnaise, décolonialiste et "différentialiste") était (je cite) "white" (et même qu'elle descendait en partie de colons "zoreille"). Elle n'allait pas jusqu'à dire qu'elle n'allait plus la lire et ne l'accusait pas de trahison mais il était clair que cela enlevait pour elle beaucoup d'attrait ou de valeur si elle n'avait pas elle-même ressenti dans sa chair l'oppression coloniale qu'elle dénonçait. Le fait que cela arrive à Vergès était assez drôle puisque cela ressemblait à une sorte d'auto-réfutation mais en même temps, il était assez déprimant de voir une sorte de confirmation (en dehors de tout article de réacs de Causeur ou Le Point) que certains étudiants woke suivaient ces réflexes essentialisants avec tant de zèle. Ils ne fantasment bien entendu pas entièrement le problème, même si cela demeure très minoritaire. Même faire des blagues sur "woke" paraît maintenant de mauvais goût tant cela ressemble plus à une sorte d'obsession malsaine de ressentiment de ceux qui se sentent un peu trop visés. 

Le gouvernement a trouvé un nouveau bouc-émissaire commode pour changer de sujet à l'université en dénonçant "l'islamo-gauchisme". 

Le terme est ambigu entre deux lectures : 
(1) il y a eu des islamistes peu gauchistes mais prêts à faire de l'entrisme dans des organismes gauchistes en se disant qu'ils pourraient les occuper plus facilement au nom de l'anti-impérialisme (l'anti-juive fanatique Houria Bouteldja ou Tariq Ramadan par exemple) 
(2) il y a eu aussi certains à gauche pour être très indulgents voire nier toute diffusion du salafisme wahabhite financé par l'Arabie saoudite ou par les Frères musulmans égyptiens (l'influence chiite semble en revanche très réduite en dehors de l'essor au Liban). Ceux-là étaient motivés soit par une culpabilité vis-à-vis des colonies, une crainte de la discrimination au moment où elle augmentait en effet, la recherche d'alliés contre l'occidentalisation capitaliste du monde et même parfois une sorte de fascination pour une altérité de tradition, ou bien au contraire un simple calcul cynique et clientéliste, Et il y a des formes inconscientes d'anti-judaïsme dans la critique d'Israël qui poussait ensuite à refuser toute critique des mouvements islamistes contemporains. 

Tout le problème est le glissement où on passe de deux "cancel-culture" simultanées : 

(1) Il y a un risque de manque de critique de l'islamisme par crainte d'être accusé de participer de la discrimination xénophobe. 

(2) Il y a maintenant un risque de ne plus pouvoir critiquer ou discuter toute éventuelle discrimination par crainte d'être accusé de manquer de critique contre l'islamisme. 

Tout le débat serait alors réduit à des crypto-islamistes ou des islamophobes. 

Le débat entre Darmanin et Le Pen (où celle-ci voulait une loi spécifiquement contre l'islamisme politique et où Darmanin l'accusait de sous-estimer l'aspect religieux et voulait rappeler que la constitution exigeait donc de parler de choses plus générales comme le séparatisme à motif religieux) illustrait cette confusion où l'extrême centre fait une course peu compatible avec son libéralisme affiché. 

Les deux catégories (islamisme cherchant à manipuler le gauchisme ou une certaine gauche peu critique), existent bien sûr mais me semblent assez peu influentes. Je ne vois que très peu de noms universitaires dans la seconde catégorie. Peut-être la sociologue différentialiste Delphy qui a l'air de vouloir défendre Bouteldja ? Peut-être Burgat, qui paraît certes critique contre les Saoudiens mais nettement moins contre d'autres pétromonarchies ? Mais il se peut que cela ne traduise que mon ignorance. 

Dans les partis politiques et non à l'université, il y a eu de l'entrisme chez certains courants des Verts ou de NPA, et même un peu chez les Mélenchonistes. L'ambiguïté de Génération.S sera toujours d'être liée à un parcours local de Hamon à Trappes, ce qui explique sans doute en partie l'hystérisation de la question récente sur les propos de l'enseignant de philosophie. Je m'abstiens d'en parler car je n'ai pas de recul ou assez d'informations. Dans les médias, il y a certes Plénel à Médiapart, mais ce n'est pas si courant. 

Les Universitaires exagèrent sans doute en disant que c'est (déjà) du McCarthysme, même si je viens de commencer des noms en espérant que cela ne devienne pas des "listes" de proscription. Personne n'est encore mis en jugement. Mais le gouvernement vise en fait plus le gauchisme, sans oser le dire, et se sert de ce tiret théologico-politique pour pouvoir mieux délégitimer ensuite toute critique (de même que le gauchisme peut certes réduire les divergences entre libéraux à des formes de fascisme larvé). 

Le vrai danger pour la laïcité est qu'elle a été tellement instrumentalisée qu'on n'arriverait plus à la défendre comme autre chose que comme le "Communautarisme de la Majorité catholique-zombie". Même un laïcard comme moi aurait du mal à ne pas comprendre que la population de la religion active de la principale minorité finisse par ne plus croire à une quelconque neutralité du terme. Quand les Gilets jaunes manifestaient sur le pouvoir d'achat et que Macron a déclaré comprendre les craintes sur la laïcité, le terme était déjà agonisant dans le hors-sujet total, le prétexte, le red herring, le flatus vocis qui n'est plus là que comme agitation émotionnelle et plus comme un enjeu politique réel. 

Inwiefern auch wir noch fromm sind


Le Prêtre de l'Impératif catégorique

J'aime beaucoup le philosophe vulgarisateur et vidéaste Monsieur Phi, je le recommande souvent à mes élèves et que je n'ai pas de désaccords majeurs avec sa vision analytique le plus souvent (très bonne vulgarisation sur Bayes, par exemple). Comme tous les analytiques français, il a tendance à avoir du ressentiment contre la domination continentale mais il n'est pas si insistant que cela en dehors de quelques blagues contre les mythes platoniciens dont il a dit une fois qu'il ne voyait pas pourquoi on continuait de les faire étudier comme des arguments. (Je ne suis pas d'accord, le mythe de Prométhée est beau et trop influent dans notre histoire pour être réduit à des clichés de dissertation et sur ce point, je reste continental et même un peu stieglerien - voir aussi sur les autres mythes platoniciens puisque je crois que le démarcation entre mythe et philosophie n'est pas claire, cf. aussi sur le noble mensonge). 

Dans une vidéo sur la déontologie kantienne, après avoir quand même dit qu'on ne pouvait pas écarter tout l'intérêt du moins à première vue d'une fondation a priori de l'éthique contre l'empirisme utilitariste, il a attaqué les préjugés de Kant en le réduisant quasiment à l'idée que Kant passait beaucoup plus de temps à dire que l'onanisme était une faute morale contre soi-même (en instrumentalisant son propre corps en le réduisant à sa propre source de plaisir) qu'à s'occuper de questions éthiques vraiment importantes comme l'abolition de l'esclavage. En gros, Kant a bien dit que tous les êtres rationnels étaient égaux en dignité et qu'on ne pouvait jamais acheter ou vendre un humain (tout comme chez Rousseau) mais en dehors de quelques passages un peu racistes ou eurocentriques de son anthropologie, il n'a pas fait les efforts de Condorcet ou surtout Brissot contre l'institution particulière de l'asservissement d'autrui. Puis Monsieur Phi opposait cela à l'éthique minimale utilitariste de Bentham, qui, elle, était bien plus affranchie de la morale sexuelle de son époque en défendant la liberté sexuelle entre adultes consentants (même si je ne suis pas sûr que l'utilitarisme de Bentham, contrairement à celui de Mill, ait fait beaucoup d'efforts non plus contre les formes contemporaines d'exploitation). 


Mythe et effroi

Ce qui m'a étonné dans cette affaire était que j'étais assez chagriné

Et je ne comprenais pas bien cet affect triste. Je déprime trop facilement et j'ai une tendance à l'aboulie et à la misologie mais certainement, une petite ironie ne pouvait pas me dégoûter à la fois de tout Kant et toute la vulgarisation philosophique ? Un enthousiasme intégriste serait-il un rempart dans le combat contre la misologie ?

Je ne crois pourtant pas être si "fidèle" à Kant que cela (malgré des années de classes prépa très idéalistes allemandes) et je connaissais déjà son sexisme (moins explicite que chez Rousseau), son caporalisme prussien, le risque d'un certain ascétisme larvé (même s'il s'en défend) mais je me disais souvent qu'au moins l'humanisme des Lumières rousseauisto-kantiennes ne se contredisait pas autant que le libéralisme de Locke sur cette question décisive de l'esclavage (c'est en passant une des raisons pour lesquelles je vous déconseille le jeu de plateau Pax Emancipation du libertarien Phil Eklund qui oppose de manière idéologique une prétendue "bonne" abolition lockienne, raisonnable et la "mauvaise" abolition rousseauiste, matrice de la terreur). 

Grâce à cette (légère) sur-réaction passionnelle, j'ai pris conscience que j'avais donc gardé une relation affective très confuse où j'espère toujours que les philosophes pourraient être des héros moraux ou au moins des personnages assez intègres. Il s'agit clairement d'un reste d'élément religieux, un substitut de foi où je continue à penser que tous ces philosophes se dépasseraient eux-mêmes, dépasseraient leurs quelques erreurs singulières et "accidentelles", malgré tous les bêtisiers, bien que Platon puisse être un fanatique religieux ou un eugéniste, qu'Aristote soit sexiste et esclavagiste, que Spinoza entérine tellement les faits qu'il en arriverait aussi à des conclusions proches, que Hume puisse demeurer un courtisan tory. Je trouvais assez insupportable que Nietzsche s'amuse tout le temps à se présenter en un nouveau prophète mais c'était peut-être en partie (en dehors de sa mégalomanie) une ironie nécessaire pour nous soigner de notre folie de culte. Les premiers Platoniciens et la plupart des autres philosophes étaient vraiment des sectes qui finissaient par dériver en adoration de leur fondateur (et on a constaté cela encore récemment avec le freudisme). 

Marx dit quelque part, si je me souviens bien, que si un génie comme Aristote a pu à ce point se tromper sur l'esclavage, on n'a pas à prendre très au sérieux des idéologues contemporains de moindre valeur qu'Aristote. 

Si la philosophie a une utilité comme connaissance et combat contre la contingence de certaines de nos pensées (y compris contre certains des mythes et idéologies produites par la philosophie quand ils deviennent des obstacles), c'est de se défier aussi de sa propre auto-mystification quand elle se croit toujours déjà délivrée de tout préjugé ou de toute "sensibilité au sentier". De ce côté-là, les anti-philosophes cyniques comme Lucien de Samosate ont une fonction philosophique pour nous forcer à ne pas retomber dans la tendance lourde des institutions religieuses. Lucien est si sarcastique avec l'hypocrisie des philosophes parce qu'il se fait finalement une idée assez saine de l'exigence de la philosophie. 

Et tant qu'on ne s'attaque pas à Leibniz, on a le droit de tout caricaturer. 

Plus sérieusement, cela m'intéresse dans l'auto-analyse des émotions car lorsque je tente de comprendre le sentiment de haine et de ressentiment des fanatiques quand on caricature leurs religions, je me disais souvent que même si on traine dans la boue Platon (qui, je crois, a plus d'importance que tout prophète religieux), on ne pourrait pas trouver d'équivalent émotionnel à ce ressentiment. 

Le Pape François avait tenté de légitimer (ou du moins de "comprendre") cette colère en la comparant à celle devant une offense à ses propres parents. Mais même un érudit qui consacre trop de temps à l'étude scolastique ne doit pas vraiment identifier son Canon à une figure paternelle et l'analogie ne marcherait pas bien. Le grand avantage de la science est qu'il y est plus facile de compartimenter : tout le monde sait que Newton était un dingue dans ses écrits religieux et un génie dans ses écrits scientifiques. Hélas, la philosophie mêle beaucoup plus la folie du cadre mythique et les innovations géniales théoriques. 

Mémoire d'images

Pourquoi je vous embête avec des souvenirs qui doivent même m'ennuyer moi-même ? Je tombe par hasard sur un faux souvenir d'il y a environ 40 ans quand j'avais lu Strange 83 (novembre 1976) et la traduction d'Iron Man 81 (décembre 1975). Dans mon souvenir, on y révélait que le Lama Noir (une sorte de sorcier omnipotent qui faisait s'affronter les vilains entre eux pour leur offrir comme récompense ses pouvoirs) y était en fait Namor le Prince des Mers et à travers toutes ces décennies une partie de mon cerveau ne cessait de se demander pourquoi ils avaient choisi Namor pour incarner soudain un sorcier amnésique, ce qui me paraissait être un sommet de révélation arbitraire. Pourquoi le Submariner en Lama ? 
Je devais donc regarder les images sans lire car si le personnage ressemble bien en effet superficiellement au Prince des Mers (y compris ses oreilles de Vulcain), il s'agit en fait d'une allusion politique beaucoup plus étrange comme il est une parodie du Président Gerald Ford (qui venait de remplacer Nixon) dans une Terre parallèle. Avec le décalage d'un an avec la France, le numéro de la traduction sortit donc quand Ford était en train de perdre les élections face à Carter au mois de novembre (mais le lecteur que j'étais alors - je crois ne pas l'avoir lu avant 1980 - n'aurais pas vu l'allusion à la politique américaine qui allait assez loin dans les détails comme un des ennemis de Ford y est Rockefeller, le chef des Républicains modérés qui vont disparaître sous Reagan). L'histoire de tout cet arc avec le Lama Noir est considéré comme raté aujourd'hui mais je me souviens que j'avais adoré le fait qu'Iron Man passait son temps à voir ses adversaires se battre entre eux au lieu de seulement l'affronter. 

dimanche 7 février 2021

Nekron vs Judge Death




Len Wein avait écrit la mini-série Tales of the Green Lantern Corps datée de l'été 1981. La couverture est par le dessinateur britannique Brian Bolland. Dans ce #3 (juillet 1981),  Green Lantern affronte Nekron, une sorte de divinité de la Mort qui a été exilé dans une autre dimension et cherche à envahir notre univers pour faucher toutes les âmes (avec l'aide de Krona-Entropy, qui veut inverser l'expansion de l'univers pour le faire redémarrer au Big Bang). Les Gardiens de l'Univers et tout le Corps ont échoué face à Nekron et ses alliés avant même qu'il ait pu ouvrir assez le portail pour venir mais Green Lantern se sacrifie en allant dans le purgatoire de Nekron (sans ses partenaires féminines comme Arisia et Katma Tui) et il réussit à le vaincre en envoyant les âmes des morts contre leur maître, dans une grande révolution infernale. (Brian Bolland avait déjà fait la couverture de Green Lantern #127 (avril 1980), qui est très similaire et se situait dans l'univers d'Anti-Matière)




Or presque à la même date, daté du 5 septembre 1981, les scénaristes britanniques John Wagner & Alan Grant finissait la saga de Judge Death dans 2000 AD #228, avec des dessins du même... Brian Bolland. Judge Dredd et Judge Anderson se sacrifiaient en allant dans le monde mort des Juges sombres qui ont annihilé toute vie sur leur planète. Anderson ne réussissait à vaincre Death qu'en utilisant les âmes de toute l'humanité morte qu'il avait éliminée. 




Cela fait plusieurs coïncidences presque simultanées mais je doute que Wagner & Grant aient eu le temps d'être influencés ou de faire une parodie de l'histoire de Wein (sauf si Brian Bolland avait en fait lu cette histoire depuis assez longtemps). 
(1) Les Green Lanterns sont des sortes de policiers en uniforme, comme les Juges. 
(2) Dans les deux cas, le moyen pour tuer des personnifications de la Mort est d'aller dans les Enfers pour utiliser les âmes mortes et les retourner contre la Mort. C'est surtout ce 2e point qui ne va pas de soi. 

La scène est visuellement plus intéressante avec Judge Anderson qui touche la terre faite de poussières d'ossements pour se faire quasiment posséder par les hordes de spectres, alors que dans Green Lantern cela ressemble plus à un deus ex machina un peu improvisé. Anderson vole la vedette à Dredd alors que Green Lantern est tout seul sans le reste de son Corps. 

samedi 6 février 2021

Hyperchaos (1)

(Nouvelle rubrique : la recension des jeux de rôle qui n'existent pas dans notre monde actuel) 



Hyperchaos est un jeu de rôle de space opera ou de non-science fiction. Cela signifie que les lois scientifiques n'y sont pas respectées mais qu'elles sont pourtant le centre du jeu et même faites pour que le "chercheur scientifique" soit le rôle principal. Le jeu est inspiré de Torg (mais dans l'espaaaace) et du cadre de jeu oublié Starshield, si ce n'est que dans ces deux multivers, on n'a le choix en gros qu'entre des lois classiques ou de la magie alors qu'ici elles peuvent varier davantage et doivent plus éviter le concept habituel de magie dans la fantasy. 

1 Pourquoi ce technocharabia jargonnant "Hyperchaos"

Non, le titre n'est pas une allusion au sens rigoureux de certains attracteurs dans les systèmes dynamiques à plusieurs dimensions. Le mot "hyperchaos" vient ici d'une métaphore plus simple du métaphysicien français Quentin Meillassoux. Pour lui, la métaphysique a toujours cru que l'univers aurait pu ne pas exister mais qu'il était fondé sur un seul être nécessaire, qu'on appelle Dieu (ou disons au moins l'Ordre Nécessaire du Cosmos). Mais si on est athée, on ne croit plus à cet être prétendument nécessaire et s'il n'existe pas, cela signifie qu'il n'aurait pas pu exister car il serait contradictoire qu'il soit nécessaire et pourtant non-existant. Cet argument ontologique inversé a comme conséquence pour Meillassoux qu'il est nécessaire que cet univers ne soit pas nécessaire et c'est ce qu'il appelle (peut-être au risque de sokalisme) "Hyperchaos", le fait que le chaos ne soit pas une possibilité d'absence de lois nécessaires mais plutôt (si je ne simplifie pas trop) la nécessité d'absence de lois absolument nécessaires (même si je ne suis pas certain que Meillassoux puisse en tirer ensuite grand-chose). Il y aurait bien eu Chaosmos (terme créé par Joyce et repris par Deleuze), mais il y a déjà un jeu de plateau de ce titre. Et Hyperchaosmos, cela finissait par être lourd, non ?  

2 L'Histoire, en bref... 

Dans Hyperchaos, les Humains se sont répandus dans l'espace à des vitesse infra-luminique et sans jamais rencontrer d'autres formes de vie extraterrestres, comme dans un vrai jeu de hard SF, jusqu'au jour où des colons humains sont arrivés dans une zone lointaine, les Marches de Chángchéng (長城), pour étudier des signaux contradictoires. A leur grand étonnement, ils ont alors découvert des zones où les lois physiques étaient différentes des nôtres, dont certaines si différentes qu'il y était impossible d'y voyager ou d'y maintenir la solidité des vaisseaux ou des flux d'informations. La découverte fut terrifiante car l'Humanité commença à craindre que tout l'univers s'effondre dans le Chaos si ce phénomène était plus général qu'on ne l'avait pensé jusqu'alors et si toute la technologie risquait de devenir si peu fiable en dépendant de la variabilité des Lois de la Nature. 

Jusqu'au jour où apparut Toru Peiris, fondatrice de la cosmo-ingénieurie dans le système Makkhali Gosala. Peiris découvrit que les zones nomiques (ou "vallées métastables" ainsi qu'iel appela les différentes variétés d'espaces et branes avec des lois locales différentes) pouvaient se déplacer et étaient plus ou moins instables. Certaines zones nomiques demeuraient très durables et locales mais d'autres s'étendaient dans l'espace et le temps ou disparaissaient selon des contraintes assez différentes. Mais surtout iel (Peiris, née femme, avait modifié son genre pour être une Grée, un des transgenres artificiels aux modules sexuels amovibles) découvrit comment prévoir la plupart des évolutions des "lignes de front" entre les zones nomiques (même si certaines perturbations défient le calcul) et surtout les cordes tressées en femtotech qui permettent une Catégorie d'Autonomie (aussi appelée simplement une "Bulle nomique"). La Catégorie d'Autonomie peut maintenir la stabilité d'une zone nomique même en intersection avec certaines autres zones nomiques (à condition que le facteur d'instabilité de cette zone ne soit pas trop extrême). Lorsque Peiris prouva que l'une des zones, la Ceinture des Tachyons, permettait le voyage supraluminique, iel put aussi y faire concevoir une véhicule qui conservait dans un femtotech plus ou moins la célérité de cette Ceinture. Ce fut aussi iel qui commença à développer les Limes, des écrans fait pour arrêter l'extension de la zone nomique de la Reine rouge qui paraissait destructrice. 

Grâce à ce faisceau "catégoriel", Peiris pouvait enfin permettre à l'Humanité d'explorer la plupart des autres zones nomiques. Un des mystères est de comprendre comment un tel saut fut possible en une seule personne et les autres scientifiques n'ont jamais approché le génie inquiétant de Toru Peiris ("un peu comme si un fragment de physique du Quatrième Millénaire était déjà tombé par avance chez nous", dit-on). Plusieurs personnes ont prétendu depuis être des clones d'iel

Mais ce temps d'exploration finit par s'arrêter à son tour après une brève jubilation. 

En effet, au bout de quelques temps, une partie de femtotech qui faisaient fonctionner les boucliers catégoriels de Peiris semblèrent dysfonctionner. Les femtotech disparaissaient en masse, certains semblaient même devenir dangereux et les successeurs de Peiris (dont une de ses personnalités téléchargées) durent protéger et isoler les femtotech pour les protéger de cette catastrophe. Les femtotech sont maintenant conçues comme des lignées incompatibles. Elles sont conçues pour être plus difficiles à reproduire et elles sont donc devenues des objets rares et presque "individués", on en parle comme d'anciennes reliques et cela les préserve mais paradoxalement les rend aussi plus difficiles à réparer quand elles se dégradent. Certaines ont même leurs propres zones nomiques internes (donc des lois physiques locales) pour échapper à des dégradations d'autres lignées. On distingue notamment les femtotech de stabilité matérielle (dits "Tsvastar", du nom de l'ancien dieu-artisan), qui servent notamment à réparer des véhicules ou à permettre le voyage inter-cosmes, mais aussi les femtotech de protection extérieure (dits "Shrīvatsa", du nom du bouclier de Vishnu), les femtotech offensifs (Shiv Dhanush, Pinaka, Chandrahas, Kharga, Astra, Vel...), les femtotech de contrôle de la gravité ou du temps (Kalachakra). L'Ansible est la femtotech la plus utile, qui permet la communication à distance quasiment instantanée (sauf à travers certaines zones nomiques où la corde tressée ne pourrait pas franchir l'espace). 

3 Que joue-t-on ? 

Dans les Marches des Longs Murs, les personnages sont des explorateurs et scientifiques. Ils disposent de certaines des femtotech qui leur permettent de voyager à travers les zones nomiques pour les étudier. Un des buts de ces savants est d'ailleurs de résoudre l'énigme de la rareté des femtotech de contrôle nomique. 

Il y a plusieurs hypothèses. L'une fut que Toru Peiris avait fini par saboter les femtotech iel-même parce qu'iel voulait éviter un autre problème. Une autre théorie était un paradoxe temporel créé par l'avenir de l'exploration où une des zones nomiques avec un rapport au temps très différent aurait causé le dysfonctionnement. Une troisième accuse la Zone nomique de la Reine rouge comme les propriétés de la matière-miroir sur les femtotechs des Limes est controversée. Enfin, la théorie la plus fantaisiste viendrait de la femtotech elle-même qui aurait conçu le dessein d'évoluer dans ce sens, croyance qui n'est défendue que dans certains mouvements anti-femtotech qu'on trouve sur Liu Xiang. 

1 On choisit un monde d'origine, planète de notre zone nomique ou autre, ou station spatiale avec Catégorie d'Autonomie. 

2 On choisit si on est un Cyborg ou bien une IA sans aucune origine organique. 

3 On choisit son "Domaine" de compétence et ses femtotech

4 L'Œcumène des Mondes connus dans les Marches de 長城

Zone nomique de l'Amas de Qīng Lóng

Adi Shakti : monde fondé par une communauté de shaktistes, qui ont pu conserver certaines des femtotech offensives (Vel, considérée comme l'une des plus destructrices). 

Bakunin : un monde fondé par une fédération anarchiste. Contrairement à ailleurs, on y tente encore de reproduire les premiers femtotechs pour mettre fin à leur rareté, mais les Bakuniniens restent très en retard par rapport aux labos de Bhâskara ou de Makkhali Gosala. 

Bhâskara : Les grands arsenaux des Vaisseaux Porte-Lumière de cette colonie humaine ont construit tout une Sphère armillaire (ou un "Essaim de Dyson" qui sert en même temps d'astromoteur (ou propulseur de Badescu) pour éloigner tout le système qui commençait à être trop proche des Limes de la Zone nomique de la Reine Rouge. Les nanomachines y travaillent depuis des années pour tenter d'accélérer ce mouvement, au point que les Maîtres du Temps de Bhâskara pensent même manipuler localement des femtotechs Kalachakra et obtenir un glissement ou décalage temporel. La Zone nomique de la Reine Rouge est constituée d'une matière-miroir (des katoptrons de bosons) et il n'est pas certain que les femtotech des Limes puissent longtemps ralentir son avancée. 

Guānshì Yīn : Les Hanumans cyborgs (descendants de primates) dirigent une fédération d'animaux provolués. On y accuse le Grand Hôpital d'avoir manipulé la population pour qu'elle y soit docile. Des femtotech parasites y court-circuite les femtotech de célérité et les femtotech de l'Ansible

Makkhali Gosala : Planète connue pour être le lieu de naissance de Toru Peiris et pour son projet Matriochka, un cerveau réticulaire ou armillaire autour de l'étoile Kanada Kashyapa qui doit devenir l'un des plus vastes cerveaux de l'univers connu. Ironiquement, Gosala fut un philosophe strictement déterministe alors que Peiris fut celle qui réfuta le déterminisme classique par la variété des Lois locales. La Matriochka est censée pouvoir déduire un jour des Lois plus générales qui justifieraient les brisures de symétries entre les zones nomiques et pourrait améliorer les Limes

Lǐ Qīngzhào : Une expérience célèbre de femtotech exotique puisque les propriétés spatiales ont été transformées dans plusieurs Dômes sur la planète : l'espace y est plus grand à l'intérieur et il y a eu aussi dilatation temporelle assez importante par rapport au reste de la zone. Un de ces Dômes, Wǎnyuē Pài , a disparu sans laisser de traces. 

Liu Xiang (ou Zhang Heng VI) : monde balkanisé entre de nombreux peuples humains et provolués. Certains des Etats ont des lois de limitations strictes des femtotechs et refusent même les Ansibles de communication. 

La Zone nomique de la Reine rouge

Zone aux lois stables mais invasives et où les femtotechs sont assez peu fiables. La matière-miroir qui s'y trouve à des propriétés nucléaires assez différentes et on y trouve donc fréquemment des matières exotiques et des exoparticules sans équivalent dans la zone "standard". La célérité électromagnétique y est aussi supérieure. L'espace et la gravité y sont en revanche assez standard. 

Azathoth : un des seuls mondes capables d'abriter la vie naturellement. Les formes de vie n'y apparaissent pas intelligentes mais certaines ont des formes de symbiose qui semblent distribuer des fonctions. 

Des Amazones et des Barbes

Paul Warnefried, dit Paul le Diacre (720-799 - c'est aussi à ce diacre des débuts de l'époque carolingienne qu'on attribue les noms de nos notes de musique), raconte les origines de son peuple, les Lombards, qui s'appelaient à l'origine les Winiliens et qui entrèrent en guerre avec les Vandales dans leurs pérégrinations entre la Scandinavie et l'Italie dans l'Empire romain en effondrement.

"Les Vandales s'adressèrent à Wodan, et le prièrent de leur accorder la victoire sur les Winiliens. Celui-ci répondit qu'il l'accorderait à ceux qu'il verrait les premiers au soleil levant. Alors Gambara [la mère de leurs deux chefs Ibor et Ayon] s'adressa à Frea femme de Wodan, et lui demanda la victoire pour les Winiliens. Frea lui conseilla d'ordonner aux femmes de défaire leurs cheveux et de les arranger sur leur visage en forme de barbe. Celles-ci le firent et se placèrent le matin avec les hommes, du côté où Wodan à coutume de regarder par la fenêtre de son Palais, lorsqu'il veut voir le soleil levant. Et Wodan les ayant vus dit qui sont ces gens à longues barbes ? Alors Frea le pria d'accorder la victoire à ceux qu’il avait ainsi nommés. Et c'est ainsi dit-on que Wodan accorda la victoire aux Winiliens. Ces choses sont risibles et ne méritent aucune attention. La victoire n'est point dans la puissance des hommes ; mais c’est un don du ciel.

Il est pourtant certain que les Langobards tirent leur nota de leurs longues barbes, que le fer ne touche jamais ; car auparavant ils étaient appelés Winiliens. Dans leur langue Lang veut dire long, et Baert, Barbe, Wodan, qu'ils ont aussi appelé Godan en ajoutant une lettre est le Mercure des Romains, et il est adoré par toutes les nations de la Germanie. (...)"

L'interprétation évhémériste habituelle est que ces femmes voulaient impressionner non pas Wotan mais les guerriers vandales eux-mêmes en faisant croire qu'elles étaient des hommes. Ce serait donc un stratagème de travestissement. Une autre théorie prétend que leur nom de longue-barbes viendrait en fait d'armes, de hallebardes et non pas littéralement de pilosité. 

Puis des années après, le roi des Lombards Agelmund fils d'Ayon trouva sept enfants noyés dans un bassin mais un seul de ces sept survécut. Sa mère avait voulu noyer ses septuplés à la naissance mais Agelmund le retira de l'eau et le nomma "Lamission" car Lama voudrait dire "bassin" dans leur langue. (Paul le Diacre peut-il confondre avec la racine latine "lama" qui veut dire "marais" ?)

"Un jour que les Langobards marchaient ayant leur Roi à leur tête, ils arrivèrent à un certain fleuve, dont le passage leur fût disputé par les Amazones. Alors Lamission combattit à la nage au milieu du fleuve la plus vaillante des Amazones, et les conditions du combat singulier étaient, que s’il était vainqueur, les Amazones leur laisseraient passer le fleuve ; et Lamission fut vainqueur; mais ce fait ne passe point pour être appuyé sur la vérité ; car ceux qui connaissent les histoires anciennes, savent bien que la nation des Amazones a été détruite longtemps avant que ces choses aient pu arriver. Mais il faut convenir aussi que les historiens qui ont décrit ces événements, n'ont pas assez connus les lieux où ils se sont passés, et il est possible aussi que cette race de femmes ait subsisté quelque part jusques à ces temps-là. Car moi même j'ai entendu rapporter à quelques-uns, que dans le fond de la Germanie, il existe encore aujourd'hui une pareille race de femmes."

Par la suite, ce fut ce Lamission qui devint le nouveau Roi des Langobards après Agelmund. 

On remarque une structure qui plairait à Georges Dumézil (je renonce à chercher s'il l'a déjà trouvé lui-même dans sa vaste bibliographie). 

Dans le premier texte, la femme appelle la déesse vane Freya (3e fonction, fertilité) contre le Roi des Dieux (1e fonction, souveraineté) et il s'agit d'abuser de Wotan en faisant passer les longs cheveux des femmes (l'attribut mythique de Freya, qui se fait voler par Loki) pour que Wotan leur accorde la victoire militaire (2e fonction). La barbe devient un attribut guerrier comme travestissement du seiðr féminin. 

Dans le second texte, le héros (2e fonction) est sacrifié avec ses frères par la femme dans les eaux (3e fonction) mais le roi (1e fonction et petit-fils de la femme du texte précédent qui donna la souveraineté aux deux frères) sauve le héros. Le héros sauvé des eaux ensuite doit affronter les femmes guerrières (les Valkyries de la 2e fonction ou un symbole de rituel d'ordalie où la rivière représente plutôt la 1e fonction ?) avant de devenir roi (1e fonction). 

Et pour sortir du contexte indo-européen vers le contexte biblique qui influence aussi ces Lombards, on remarque aussi que Lamission, l'Enfant sorti du Bassin, est un Moïse inversé : sa mère (appelée "prostituée", meretrix dans le texte) veut le noyer et un Roi l'adopte alors qu'en Exode 1-2 le Pharaon veut faire tuer les garçons et sa mère le sauve dans les eaux avant qu'il ne soit recueilli par une femme. Moïse doit faire ressortir son peuple d'Egypte en franchissant la Mer rouge et Lamission doit faire arriver son peuple environ vers la "Pannonie" en franchissant les Amazones du Danube. 

En revanche, il n'y a sans doute aucun rapport autre qu'une coïncidence entre les sept enfants du sacrifice dans le bassin et le fait que Paul le Diacre vient juste avant de raconter aussi que la Germanie a une caverne avec sept dormeurs chrétiens venus évangéliser les barbares (donc comme les sept dormants d'Ephèse).